Publié le Samedi 8 juillet 2023 à 20h00.

Soudan : construire un contre-pouvoir

Depuis décembre 2018, la révolution soudanaise défie le pouvoir en place. La revue l’Anticapitaliste a choisi de présenter ici les tâches que s’assignent et proposent les noyaux de révolutionnaires Qiddam et Al Darb pour faire face à cette guerre et sauver la population et la révolution.

Si la révolution a été dirigée dans les premiers mois par l’Association des Professionnels Soudanais (APS), un syndicat créé dans la clandestinité quelques années auparavant, elle l’a été par la suite par les Comités de Résistance. Ces derniers avaient été mis en place par l’APS pour amplifier l’écho de leurs directives au niveau local. Mais ces Comités ont pris peu à peu leur autonomie pour devenir la direction effective du processus révolutionnaire, parvenant à organiser les manifestations contre le pouvoir au niveau national, notamment par la création de coordinations de comités. Ces derniers ont organisé la lutte contre le pouvoir et ont élaboré une Charte sur leur conception de l’avènement d’un pouvoir par en bas au Soudan. Ils organisent la vie au niveau local et ont joué un rôle non négligeable lors de la pandémie. Ni vaincue – la révolution a résisté à la répression sanglante et a rejeté toutes les propositions internationales ou nationales visant à lui faire accepter des solutions n’impliquant pas le départ de l’armée – ni victorieuse – les rangs des révolutionnaires ont été touchés de plein fouet, comme la population soudanaise, par le conflit armé inter-généraux qui ne faiblit pas depuis deux mois et laisse le pays exsangue. Des Comités d’urgence ont vu le jour dans la foulée pour faire face à cette nouvelle donne.

Les besoins

Dans le contexte de la guerre et face à la paralysie des institutions de service public, dont la police, ont émergé des collectifs dirigées par les gens eux-mêmes et leur permettant de subvenir à leurs besoins, à savoir les Comités d’urgence, qui sont désormais le seul outil possible pour protéger les quartiers, enterrer les cadavres et faciliter l’accès à des services médicaux. La disparition du ministère de la Santé a rendu impératif de faire fonctionner les hôpitaux. Il ne s’agit pas d’une initiative visant à répondre aux besoins des personnes afin d’améliorer la qualité de la vie, mais d’une nécessité vitale, sans laquelle la vie tout court n’existerait plus. D’autres nécessités sont apparues et d’autres vont apparaître encore. C’est pourquoi nous devons la soutenir et la développer pour qu’elle soit plus efficace, d’autant plus que son concept n’est pas étranger aux sociétés soudanaises.

Il faut démultiplier l’action des Comités d’urgence et mobiliser toutes les potentialités de la société et de l’État pour répondre aux besoins de la population par le biais des Comités d’urgence, mettre les potentialités locales à la disposition des Comités d’urgence et établir une coordination avec les Comités d’urgence des autres quartiers pour gagner en efficacité et offrir de meilleurs services.

Tout cela a été imposé par les circonstances de la guerre, qui rendent le mode de vie d’avant-guerre impossible et contraire à l’intérêt collectif. Celui qui manque de vivres se retrouve affamé ou devient voleur. Celui qui dispose de stocks de vivres se retrouve la cible des pillages au vu du chaos ambiant. Donc l’intérêt général réside dans la coopération, le travail collectif et le partage des efforts et des biens matériels pour assurer la sécurité, les vivres et les services.

Même si la guerre s’arrêtait maintenant, elle laisserait des millions de personnes sans possibilité d’être approvisionnées en électricité en eau ou en gaz et en nourriture contre de l’argent. Les besoins seront supérieurs à la capacité du mode de vie d’avant-guerre à maintenir la vie et à convaincre les gens de la nécessité d’accepter ce mode de vie. La société se décomposera et se tournera vers le pillage de masse sous la pression des besoins, mais en aucun cas cela ne résoudra quoi que ce soit car bientôt il n’y aura plus rien à piller.

Le modèle des Comités d’urgence, basé sur la coopération et le partage, est donc le seul moyen de maintenir la société en vie et de la protéger de la décomposition et de sa transformation en une société de pillage et de banditisme. Cette méthode protège celui qui dispose d’un surplus du pillage et de la perte de ses biens, et celui qui n’a rien, de devenir voleur et criminel. La coopération rend la sécurité à la portée de tous. Le médecin fournit des services gratuitement. Le technicien fournit gratuitement ses services. Les services techniques fournissent gratuitement de l’eau. Celui qui possède une voiture la met au service des personnes gratuitement. Celui qui peut, participe gratuitement aux rondes de sécurité, tout le monde peut contribuer, fournir gratuitement et recevoir les contributions des autres en retour en cas de besoin.

Il faut obtenir la neutralité des individus armés des forces régulières, soit en adressant à ces corps un message mettant en exergue la nécessité de ne pas attaquer les Comités d’urgence lorsqu’ils se déplacent sur le terrain pour concrétiser leurs projets, ou encore en affirmant qu’ils font partie de la société, car eux-mêmes et leurs familles vivent dans les quartiers et leurs familles auront besoin des services des services d’urgence. L’action des Comités d’urgence n’est en aucun cas dirigée contre eux en tant qu’individus. Ils doivent donc faciliter les déplacements des Comités et coopérer avec ces derniers pour le bénéfice de l’ensemble de la société, pour leur propre bénéfice et dans l’intérêt de leurs familles.

La pratique du terrain

Toute autorité se met en place et tire sa légitimité de l’acceptation ou du soutien du peuple. Toute personne faisant un retour sur l’histoire est bien consciente qu’aucun système socio-politique ne pourra perdurer et survivre s’il perd de vue l’objectif le plus important et qui conditionne sa survie, à savoir la satisfaction des gens.

Deux jours seulement après le déclenchement des hostilités, une initiative a été prise par l’un des Comités de Kalakla (le Comité Kalakla Sanqat). Les membres de ce Comité se sont réunis et ont décidé de créer une structure d’urgence pour atténuer les effets des dommages de guerre. Immédiatement, une réunion a été convoquée à laquelle assistaient des membres du Comité et des personnes qui lui étaient extérieures qui ont décidé de participer à ce projet. La réunion a abouti à la création de la structure d’urgence Kalakla Sanqat, dont la structure est la suivante :

• Un cabinet de consultation médicale.

• Un espace social destiné à quantifier les besoins en eau, gaz, fours et alimentation.

• Un espace médias dont la mission sera de partager des informations avec les gens et de s’assurer qu’ils en soient dépositaires.

• Un espace de sécurité dont la mission est de repérer les mouvements anormaux autour des zones d’habitation.

• Un secteur financier pour les dons.

Le Comité a mené son activité en utilisant la page Facebook du Comité de Résistance et il a également créé un groupe WhatsApp spécialement pour la structure d’urgence. Les jeunes du Comité d’urgence ont pu aider l’Hôpital Turc, l’un des plus grands hôpitaux de la région, à faire face à ses besoins et répercuter ses appels. Le Comité a contacté la direction de la police de la région qui a promis d’aider le Comité en lui fournissant de l’essence en cas de besoin. Le service de police s’est également engagé à communiquer directement avec le Comité en cas de menace sécuritaire dans la zone. Le Comité a pris contact aussi avec le directeur exécutif de la localité de Jabal Awlia dans le but d’obtenir une citerne pour faire face à la pénurie d’eau dans la région. Les autorités locales ont proposé une solution alternative : un camion avec chauffeur autorisé à transporter l’eau d’un puits de la zone et à la distribuer au reste des zones.

Ce Comité a été actif pendant deux semaines avant de s’arrêter quasi totalement. Les plus grands obstacles qui ont mené à cet arrêt peuvent être résumés comme suit :

• Il est difficile d’agir compte tenu de la situation sécuritaire dangereuse et des tirs constants à proximité et à l’intérieur des zones résidentielles.

• Il y a des besoins auxquels on peut répondre par l’engagement personnel, et c’est facile car à la disposition de tout un chacun. Quant aux besoins qui nécessitaient d’importants moyens financiers, soit vivres, médicaments et équipements de l’Hôpital Turc, c’est à ce niveau que se sont situées les difficultés du Comité.

• L’absence d’une source fixe de financement autre que les dons, très peu nombreux par rapport à l’ampleur du besoin.

Les leçons à tirer de cette expérience

Il y a des difficultés voire l’impossibilité de répondre à tous ces besoins uniquement par l’effort et l’entraide car avant cette guerre, les gens souffraient déjà de la pauvreté et du manque de ressources.

Où sont ces ressources ? Ces ressources se trouvent dans les localités. Dans toutes les localités de Khartoum, il y a un bureau de santé, un bureau de protection sociale, des bureaux de la zakât et d’autres secteurs au sein de cette localité.

Comment pouvons-nous accéder à ces ressources ? De deux manières : l’action politique et l’action organisationnelle.

L’action organisationnelle

La nécessité de l’action organisationnelle implique de se mettre en réseau avec toutes les organisations syndicales, professionnelles et ouvrières de la région, telles que les Comités de pharmaciens, de médecins, d’enseignants et autres, – et de créer d’autres mouvements de revendication s’ils n’existent pas –, et de se coordonner avec les structures fournissant le soutien d’organisations et celles qui distribuent l’aide aux nécessiteux d’une manière sûre et efficace.

Retirer les médicaments des entrepôts exposés au danger et les acheminer vers des centres plus sûrs, qu’il s’agisse de bureaux locaux ou d’autres centres médicaux.

Utiliser les différents sièges, locaux gouvernementaux, maisons ou écoles pour abriter la population dans les zones d’affrontements, dans la capitale ou dans les différents États.

L’action politique

Les comités doivent essayer d’appeler et d’impliquer un plus large éventail de personnes dans les Comités d’urgence, par le biais d’un discours politique à travers les discussions dans les marchés et les quartiers, des cercles de discussion quotidiens et de s’impliquer davantage avec les gens. Tout cela va certainement créer un véritable élan vers la transformation révolutionnaire de la société

L’expérience que nous avons citée et les points que nous avons mentionnés ne l’ont été que pour rapprocher le concept de la réalité. Nous sommes conscients des conditions différentes dans chaque région et nous faisons confiance à la capacité créative du peuple soudanais pour proposer ce qui convient à chaque région.

 

14 mai 2023

 

Présentation et traduction de l’arabe par Luiza Toscane, Source : https://www.facebook.com…