Lors des dernières élections législatives suédoises, les « Démocrates de Suède » (extrême droite), ont obtenu 17,6% des voix. Une percée importante qui a engendré une crise politique de plusieurs mois, au cours de laquelle les deux principaux blocs de la vie politique suédoise (centre-gauche et conservateurs) ont tenté de construire des coalitions, sans intégrer l’extrême droite mais sous sa pression. Ce sont finalement les sociaux-démocrates qui ont réussi à composer un gouvernement (minoritaire), mais la place centrale de l’extrême droite est désormais un fait politique majeur en Suède.
Nous publions une version raccourcie d’un article de Petter Nilsson, membre du Centre d’études sociales marxistes à Stockholm, initialement publié sur le site Jacobin et traduit par nos camarades du site À l’Encontre. Si nous ne partageons pas nécessairement l’ensemble des vues exposées par Petter Nilsson, ce texte nous a semblé fournir une grille d’analyse utile pour comprendre le développement de l’extrême droite en Suède.
Le sociologue Walter Korpi a dit un jour en riant que « la révolution ne viendra pas en Suède par la lutte armée, mais en consultant toutes les parties concernées ». Il voulait suggérer qu’en Suède, rien n’est fait à la hâte ou unilatéralement, mais seulement par le biais d’une procédure régulière et d’un consensus. Pendant longtemps, cela est resté vrai. La Suède a connu de longues périodes de stabilité, principalement sous l’égide du Parti social-démocrate suédois des travailleurs (SAP), qui a mis en œuvre des réformes progressistes.
Longtemps l’un des pays les plus « égalitaires » au monde, la Suède est aujourd’hui l’un des pays industrialisés où la division des classes sociales croît le plus rapidement. Elle n’a guère été la plus grande victime de la crise ; dans l’ensemble, la croissance est encore bonne et la Suède jouit encore d’un meilleur système social que la plupart des autres pays.
Pourtant, les transformations récentes signifient que certaines couches de la classe ouvrière, en particulier dans les zones non urbaines, ont le sentiment d’être laissées pour compte. Elles se sont de plus en plus tournées vers le populisme d’extrême droite, dirigeant leur colère non pas contre la politique de classe du gouvernement, mais contre les immigréEs et « l’establishment ».
Les percées d’extrême droite
Le changement le plus décisif est la montée en puissance des Démocrates de Suède. Ces fascistes relookés ont renoncé à leurs défilés en uniforme, à leurs skinheads et à tout discours (explicite) sur les races inférieures. Lorsque l’actuel chef du parti, Jimmie Åkesson, a rejoint le parti en 1995, celui-ci faisait toujours partie d’un assez large mouvement néonazi. Mais sous sa direction, il s’est « réformé » en un mouvement populiste anti-immigration et anti-establishment.
Lors des précédentes élections, les Démocrates de Suède n’avaient remporté que 5% des électeurs qui avaient voté pour des formations populistes antérieures ; principalement des personnes âgées du sud rural où existe une tradition de xénophobie et de collaboration avec les nazis. Cependant, à mesure que le parti a atténué sa rhétorique agressive centrée sur la race, il s’est concentré sur un imaginaire nostalgique du passé où le système du bien-être était plus fort et où la population était (prétendument) homogène sur les plans ethnique et culturel.
Bien que selon des versions différentes, tous les partis partagent une version de cette narration historique. L’extrême droite a fait des percées parce que des couches importantes de la population, en particulier les ouvriers, ont vu leur situation se détériorer. C’est le cas de la Confédération des syndicats suédois (LO). Elle est toujours politiquement liée au SAP, mais moins de 40% de ses membres soutiennent aujourd’hui ce parti. Entre-temps, le vote des Démocrates de Suède au sein des membres de la LO a grimpé à 25%. Le syndicat envisage de rompre ses liens avec le SAP.
L’emprise affaiblie du Parti social-démocrate des travailleurs (SAP) sur sa base ouvrière est due à la régression sociale qu’il a menée au pouvoir. Si, en 1980, les principaux PDG suédois disposaient d’un revenu moyen de 4,9 fois supérieur à celui d’un travailleur industriel moyen, en 2016, il était 54 fois supérieur. Depuis les années 1990, les services sociaux et les dépenses publiques représentent un pourcentage de plus en plus faible du PIB (Produit intérieur brut). Les secteurs déjà vulnérables de la population ont été les plus durement touchés ; le niveau de pauvreté relative des chômeurEs a triplé, passant de 10% en 2004 à 30% en 2012.
Cette redistribution inverse de la richesse est particulièrement remarquable dans les zones rurales. Depuis 1980, la moitié des 290 municipalités suédoises ont vu leur population diminuer, les gens étant contraints de s’installer dans les villes pour y chercher du travail. Les services sociaux ont suivi la même trajectoire. Alors qu’en 2000, 40 000 SuédoisEs se trouvaient à un peu plus de dix kilomètres de la maternité la plus proche, en 2017, leur nombre avait quasiment doublé pour se situer à 75 000. Après la concentration marchande, certaines petites villes sont maintenant à soixante kilomètres de la pharmacie la plus proche.
Si les Démocrates de Suède ont fait des percées à tous les niveaux de la population, leur électeur type est un individu de milieu rural, sans éducation secondaire ou supérieure. Mais si ce parti offre à ses électeurs la possibilité de protester de manière « identitaire », son succès tient surtout au fait qu’il a remodelé son agenda xénophobe sous la forme d’une défense de l’État-providence créé par le SAP au cours des décennies passées. Les Démocrates de Suède sont aujourd’hui la principale force qui exploite la faiblesse du centre-gauche qui domine depuis longtemps.
Les alternatives de gauche au SAP sont dans une position moins favorable. Le Parti Vert a été affaibli après avoir fait partie d’un gouvernement « rouge-vert » qui n’a pas réussi à fermer des centrales au charbon, à fermer des aéroports ou même à arrêter la construction de nouvelles autoroutes. Le moral de ce parti pro-immigrant a été particulièrement touché en 2015 lorsque le gouvernement qu’il soutient a introduit un plafond concernant le nombre d’immigrés. Certains députés ont démissionné et le parti a de la peine à dépasser, dans les sondages, le seuil de 4% pour entrer au Parlement. La situation du Parti de gauche [issu de l’ancien parti communiste], qui ne fait pas partie du gouvernement rouge-vert mais a voté en faveur de son budget, est plutôt meilleure.
L’instabilité est due à l’absence d’un « bloc historique » stable, c’est-à-dire une combinaison de forces sociales, d’institutions et d’organisations capables de jeter les bases d’une hégémonie politique durable, à la manière de la domination du SAP qui remonte au début du XXe siècle. Cela s’enracinait dans une alliance de longue date entre paysans et travailleurs qui, à son tour, incluait les « classes moyennes » dans un large compromis autour d’une politique de bien-être universel.
Le consensus a caractérisé la Suède pendant la majeure partie du siècle dernier. Même les opposants à l’hégémonie du SAP ont prétendu vouloir incarner une « social-démocratie plus vraie et meilleure ». Les Modérés de centre-droit se sont qualifiés comme le « nouveau parti des travailleurs », tout comme les Démocrates de Suède prétendent aujourd’hui poursuivre l’héritage des dirigeants historiques du SAP. Aujourd’hui encore, aucun parti ou coalition n’a été en mesure de remplacer la position hégémonique stable dont le SAP jouissait autrefois.
Un faux dilemme
Cette crise d’hégémonie de la social-démocratie est étroitement liée au rôle joué par le prétendu « dilemme progressiste », qui demande de choisir entre l’accueil des immigréEs et la protection sociale universelle. Alors que les Démocrates de Suède disent que toute immigration est un fardeau impossible pour l’État-providence, le centre néolibéral prône l’ouverture des frontières tant que les salaires et l’aide sociale peuvent être réduits à un niveau qui puisse s’y adapter. Ces apparents contraires alimentent en fait la perception que l’immigration et l’aide sociale constituent inévitablement un jeu à somme nulle. Tous les autres partis s’alignent à un moment donné sur ce spectre.
On ne peut nier que l’arrivée massive de réfugiéEs relativement peu qualifiés et peu scolarisés, avec un pic important en 2014 et 2015 (avec respectivement 80 000 et 160 000 arrivées) représente un défi pour le type de marché du travail à forte productivité qui caractérise la Suède. En effet, c’est cette productivité élevée qui a permis à la Suède de maintenir des niveaux décents de salaires réels et de bien-être, même avec une augmentation du chômage au cours des dernières décennies.
Pendant un certain temps, l’afflux d’un grand nombre de migrantEs pourrait en effet mettre à rude épreuve les institutions organisant le marché du travail, qu’il s’agisse des cours de suédois gratuits, des agences municipales pour l’emploi ou de la formation professionnelle des migrantEs. Mais des investissements dans ces secteurs pourraient raccourcir cette période de transition et, éventuellement, résoudre le problème démographique posé par le nombre toujours plus important de retraitéEs en Suède.
La Suède doit restructurer son économie afin d’éliminer progressivement sa dépendance à l’égard des combustibles fossiles et elle aura également besoin de travailleurEs du secteur public pour s’occuper d’une population vieillissante. Ces objectifs nécessitent des investissements importants et pourraient constituer la base d’un programme actif visant à maintenir des niveaux élevés de migration tout en compensant ses coûts à court terme. En termes strictement économiques, la migration entraîne des coûts à court terme et des avantages à long terme; l’investissement doit donc viser à minimiser la période des « coûts ».
Malheureusement, le SAP n’a pas abordé la récente flambée de la migration en ces termes. Seul le Parti de gauche a fait valoir que des investissements massifs dans des réformes de l’éducation et de la protection sociale peuvent contribuer à rendre durables des niveaux élevés d’immigration, tout en évitant toute pression à la baisse sur les salaires due à l’afflux de personnes en « situation de faiblesse sur le marché du travail ».
Néanmoins, le fait que le Parti de gauche ait déjà adhéré aux restrictions budgétaires nationales – qui fixent des limites tant pour le déficit public que pour les dépenses publiques à chaque exercice budgétaire – rend plus difficile pour lui d’affirmer de manière crédible qu’il pourrait faire libérer les fonds nécessaires à la réalisation des investissements nécessaires pour gérer cette situation.
En plus de se soumettre à des restrictions budgétaires, le gouvernement a également refusé d’accepter que nous nous trouvions dans les premières étapes d’une phase historique caractérisée par des processus nouveaux de migrations d’ampleur. Sa seule possibilité restante a donc été de faire valoir que rien ne peut être fait, si ce n’est fermer les frontières et accorder des permis de séjour temporaire aux réfugiéEs qui sont déjà arrivés.
Ainsi, même après que le Premier ministre a déclaré que la hausse du nombre de réfugiéEs était une « crise nationale », son gouvernement n’a fait aucune tentative pour y faire face avec les fonds qui auraient été nécessaires pour une réponse progressive à cette « crise ». Le fait que la plupart des pays européens aient fait encore moins n’est pas d’un grand réconfort.
Ressentiment contre « l’establishment »
Le président du Centre d’études sociales marxistes a bien décrit le Parti de gauche comme une force qui, depuis trop longtemps, se veut une sorte d’étudiant modèle – diligent, honnête et poli dans le discours public – tout en abandonnant son rôle d’étudiant rebelle qui résiste au pouvoir. Aujourd’hui, il est perçu comme faisant partie de l’establish- ment, à une époque où les sentiments anti-establishment sont largement répandus. Désireuse de prouver ses capacités gouvernementales, la gauche s’est vantée que son budget est « financièrement sain », que ses députés sont « respectables » et que ses politiques sont en accord avec le consensus libéral.
Le respectable centre-droit ne critique jamais les Démocrates de Suède sans s’en prendre aussi au Parti de gauche, les qualifiant d’extrêmes tout aussi mauvais. Le Parti de gauche a réagi de manière défensive, par exemple en se taisant sur ses critiques à l’égard de l’Union européenne, une question aujourd’hui associée à l’extrême droite. Il en va de même pour la discussion sur l’immigration. Le parti a fait valoir à juste titre que le débat public a été trop biaisé en faveur des sentiments anti-immigration, mais il a été lent à mettre en lumière les questions stratégiques associées au maintien d’un soutien public à des niveaux élevés de migration.
Dans une période où les différences croissantes entre les classes sociales et les réductions de l’aide sociale ont alimenté le ressentiment contre l’establishment politique, la gauche a été moins capable ou moins disposée que l’extrême droite populiste à tirer parti de ce mécontentement. La division croissante des classes sociales a entraîné une baisse des salaires réels dans les couches subalternes de la population active et a frappé encore plus durement les chômeurEs. Plus marqué en milieu rural, ce phénomène crée une base matérielle forte de ressentiment contre « l’establishment », c’est-à-dire les politiciens et les classes moyennes supérieures, riches en capital culturel, qui vivent principalement dans les grandes villes et ont le plus bénéficié financièrement ces dernières décennies.
Cela a permis aux Démocrates de Suède de progresser rapidement parmi ces couches, en particulier parmi les travailleurs peu qualifiés. Des médias sociaux de l’extrême droite se développent également : certains des sites Web les plus populaires font maintenant concurrence aux plus grands journaux nationaux. De nombreux électeurs ruraux tirent une partie ou la majeure partie de leur « information médiatiques » de la propagande anti-immigréEs.
Les Suédois et Suédoises se soucient encore plus de l’égalité et du secteur public que de l’immigration, mais s’ils sentent que le centre-gauche et le centre-droit sont alignés sur les mêmes grandes questions, ils voteront à partir de ladite « question migratoire » et pour le parti qui semble représenter une autre voie : les Démocrates de Suède.
Petter Nilsson