Entretien avec Mohamed O., membre de l’Association des travailleurs maghrébins en France (ATMF) de l’Hérault (34). Avez-vous été surpris de la rapidité avec laquelle le dictateur est tombé ? Oui, la rapidité de la chute du dictateur Ben Ali nous a surpris mais, dans ses dernières déclarations, on voyait déjà l’angoisse dans ses yeux et ses paroles. Le peuple tunisien démontre que le pouvoir dictatorial est parfois très fragile lorsque la pression et la détermination de la rue sont fortes. Quels sont les secteurs les plus en pointe dans la mobilisation ? La jeunesse est le premier secteur à la pointe de la mobilisation. Il ne faut pas oublier que la flamme de cette « Intifada populaire tunisienne » a été déclenchée par Mohamed Bouazizi, jeune diplômé chômeur devenu vendeur de fruits et légumes, qui s’est immolé dans la région de Sidi Bouzid parce que des agents lui ont confisqué sa marchandise. Ce cas n’est pas isolé ni en Tunisie, ni dans la région maghrébine, ni même dans l’ensemble des pays arabes. Plusieurs jeunes se sont déjà immolés devant le Parlement marocain, d’autres l’ont fait en Algérie et un jeune en Égypte. Dans nos pays, plusieurs jeunes issus des classes populaires suivent des études supérieures et se voient à la fin de leur cursus sans travail. Cette situation n’est plus tolérée et plusieurs d’entre eux essaient de s’organiser pour revendiquer le droit au travail. Un autre secteur à la pointe de la contestation est celui des travailleurs et de leur syndicat. La position prise par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) d’aller jusqu’au bout et de demander la fin du régime de Ben Ali s’explique par la pression de sa base militante qui en a marre des compromis avec le pouvoir en place. Il ne faut pas oublier que dans le bassin minier de Gafsa, ce sont surtout des militants syndicaux de l’UGTT locale qui ont organisé la lutte et qui se sont retrouvés en prison à la suite des manifestations. Les démocrates, les avocats, les militants des droits humains et tous les progressistes ont bien sûr suivi le mouvement et ont essayé de l’appuyer avec des manifestations organisées partout en Tunisie. [...]Quelles sont les principales revendications aujourd’hui ? Aujourd’hui les revendications sont différentes selon que l’on est réformiste ou radical. Plusieurs partis de l’ancienne opposition ont accepté de rentrer au gouvernement au côté de l’ancien parti au pouvoir RCD. Leurs dirigeants veulent attendre les élections pour prendre la tête de la Tunisie. On pourrait se demander s’ils veulent vraiment rompre avec tous les anciens proches du régime et du RCD. La gauche radicale en Tunisie, que l’on pourrait représenter aujourd’hui autour du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), de l’aile radicale de l’UGTT et d’autres mouvements comme le Raid-Attac / CADTM Tunisie, demandent un gouvernement provisoire sans RCD, des élections libres et démocratiques, une assemblée constituante élue qui posera les bases de la constitution d’une vraie république démocratique. Ainsi que le jugement des responsables de l’ancien régime pour leurs meurtres, pillages et corruption. Quel est l’état de l’opposition ? Peut-elle représenter une alternative au régime ? En plus des partis d’opposition, il faut également citer le mouvement Annahda (islamistes modérés) qui veut participer au gouvernement au côté du RCD mais qui n’a pas été accepté au sein du gouvernement actuel. Toutes les forces de l’opposition : libéraux, gauche réformiste, gauche radicale, islamistes modérés ont souffert de la répression du régime et recommencent à s’organiser en Tunisie.Dire aujourd’hui que l’opposition est une alternative au régime de Ben Ali n’est pas possible puisque cette opposition ne constitue pas de bloc homogène. L’espoir réside dans les forces de la gauche radicale, des progressistes, des démocrates et dans toutes les consciences citoyennes du peuple tunisien qui revendiquent une vraie constitution démocratique et un réel changement pour une alternative démocratique et sociale. [...]Que pensez-vous de l’attitude du gouvernement français ?Nous dénonçons la position du gouvernement français qui a soutenu le régime de Ben Ali pendant des années. Ce gouvernement applique la loi des deux poids, deux mesures puisqu’il soutient des révoltes « vertes » en Iran et au Tibet et se tait devant les arrestations de militants de droits humains, de journalistes, de syndicalistes et de citoyens tunisiens. Nous ne demandons pas à ce que la France fasse de l’ingérence dans les affaires publiques tunisienne mais qu’elle ne soutienne pas les régimes qui violent les droits humains comme en Tunisie depuis des années. Les peuples opprimés, en Tunisie, et partout ailleurs en ont marre que les gouvernements français, européens et américains utilisent le spectre du danger islamiste (ou communiste comme au Venezuela et en Uruguay) pour soutenir des régimes non démocratiques en Tunisie, en Égypte, en Jordanie, au Maroc et j’en passe. Ce sont les peuples et leurs forces progressistes qui peuvent réaliser les changements démocratiques et non pas les interventions étrangères. L’exemple irakien doit être médité. Comment pouvons-nous soutenir, ici en France, le peuple tunisien ?Le combat n’est pas fini avec la chute de Ben Ali. Plusieurs organisations militantes revendiquent un gouvernement provisoire sans RCD. Des manifestations ont lieu en Tunisie avec comme mot d’ordre : « RCD dégage ». Ils demandent également le jugement des responsables de violations des droits humains. Il faut continuer de mettre la pression sur le gouvernement français pour qu’il arrête de soutenir les élites corrompues du RCD. Qu’il continue de geler les avoirs des proches et de la famille de Ben Ali. Et qu’il ne les accueille pas sur le territoire français.
Propos recueillis par Bernard Canal.