La grève générale des employés de Tunisie Telecom – le sit-in en Tunisie – qui a débuté le 10 mai, était en gestation avant la révolution qui a renversé Ben Ali. La lutte mobilise suivant les régions de 60 à 90 % des 8 000 salariés, des « lignards » (monteurs de lignes téléphoniques) jusqu’aux techniciens et personnels administratifs. Les femmes sont massivement présentes aux assemblées. L’une d’elles, Hajer Gattoussi, fait partie des animatrices du mouvement à Tunis, mobilisant son entourage, répercutant les emails, composant des chants de lutte, rencontrant la presse, etc. Elle est d’ailleurs critiquée pour cette audace, selon Raouf Rebaaoui, militant qui se réclame du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), « partisan des syndicats » (mais critique), leader local reconnu : « Vous êtes chez vous, c’est nous qui décidons ici, c’est l’entreprise du peuple ».
Sur les murs du siège à Tunis, des photocopies agrandies de feuilles de paie de 63 cadres honnis des grévistes, montrent au public l’objet de l’action. Ces managers touchent des primes faramineuses, pour la logique de privatisation qu’ils sont chargés d’accélérer. Il s’agit donc ici, par une prise de contrôle de l’entreprise en éliminant les 63 cadres, de mettre fin aux magouilles détournant l’argent public pour des marchés publicitaires avantageux consentis à une agence de communication appartenant au clan Trabelsi (famille de la femme Ben Ali). Les menaces de licenciements massifs sont aussi dans toutes les têtes.
Les signes avant-coureurs de cette grève avaient commencé depuis décembre 2010. Il s’agit d’une lutte prolongée contre le processus de privatisation, semblable à ce que nous avons connu en France. Mais la radicalité post-14 janvier a mis le gouvernement au défi d’annuler les décisions déjà appliquées (la transformation statutaire de l’entreprise), et la vente de 35 % du capital à une firme de Dubai (TeCom-DIG) qui ne s’intéresse qu’à la cotation en Bourse, et pas du tout à « l’intelligence technique », comme le font remarquer des techniciens grévistes. Lors des grèves partielles, la direction avait fait semblant d’accepter les exigences syndicales de reprise de contrôle public sur l’entreprise, avant d’annoncer qu’en fait tout cela était « impossible ». En réalité, la boîte du Dubai, forte de ses liens avec l’ancien pouvoir, avait fait pression. Les grévistes ont cependant déjà réussi à bloquer le rachat de 16 % supplémentaires qui aurait permis à TeCom-DIG de passer à 51 % du capital. Mais, toujours selon des grévistes, il est tout à fait possible que les 63 cadres détestés ne soient que de la menue monnaie sacrifiée en échange d’une mise en Bourse de Tunisie Telecom. Les grévistes ne sont pas dupes et s’attendent à un marchandage de ce type. Un point fort du conflit s’est joué mardi 24 mai, avec la décision prise par l’UGTT d’appeler à une journée de manifestation à Tunis, « une journée de colère » selon Nizar Amami, membre de la direction syndicale UGTT télécommunications et militant de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO). Plus de 2 000 salariés ont manifesté à Tunis. Le lendemain, un nouveau sit-in a eu lieu devant le siège de Tunisie Telecom. Le « partenaire » TeCom-DIG cherche une porte de sortie demande au PDG d’indemniser les 63 cadres. La grève continue.
De Tunis, Dominique Mezzi