À trois semaines des élections présidentielles, l’opération annoncée et attendue depuis plusieurs mois contre la communauté islamique dirigée par l’Imam Fethullah Gülen a commencé. Dans le cadre de cette opération, plus de cent policiers ont été placés en garde à vue et 12 d’entre eux ont été arrêtés jusqu’à ce jour.
Les policiers sont accusés d’avoir espionné le Premier Ministre Erdoğan, le chef des services de renseignements Hakan Fidan et plusieurs ministres, en pratiquant des écoutes téléphoniques illégales.Cependant il faut rappeler que la confrérie Gülen, qui avait commencé à infiltrer différents secteurs de la bureaucratie (principalement les appareils judiciaire et policier) depuis les années 80 fut le grand allié du gouvernement AKP dans son combat contre les militaires et l’hégémonie laïque-républicaine dans l’appareil d’État. Toutefois cette coalition a fini par se fragiliser en raison de la puissance démesurée de la communauté dans la bureaucratie, en particulier après la tentative d’arrestation de Fidan, suspecté de « soutien au PKK » en raison de son rôle dans les négociations avec le leader kurde Öcalan, par des juges et policiers membres de la confrérie opposés aux pourparlers. Les vastes opérations anti-corruption lancées en décembre 2013 et qui avaient touché quatre ministres et des hommes d’affaires proches de Erdoğan étaient aussi guidées par cette confrérie. C’est donc en représailles à ces opérations et à la révélation de conversations téléphoniques d’Erdoğan et de sa clique qu’une opération d’envergure contre cet « État parallèle visant à renverser le gouvernement » avait été annoncée et que des milliers de policiers et des centaines de juges avaient déjà été mutés.
Vers un durcissementL’opération, qui va probablement s’étendre à l’appareil judiciaire et à la presse liée à Gülen, doit aussi être vue comme un moyen de consolidation de la base religieuse-conservatrice de l’AKP, cela à quelques semaines des premières élections présidentielles au suffrage universel. Car Erdoğan a le mérite d’avoir réussi à présenter pêle-mêle la révolte de Gezi, les opérations anti-corruption, les réactions contre la violence policière et le prétendu accident de la mine de Soma comme un grand complot, une tentative de « coup d’État civil » contre son gouvernement et contre lui-même, unique représentant de la « volonté nationale »... Les prochaines élections sont cruciales car elles vont être l’occasion pour Erdoğan (qui a de grandes chances d’être élu dès le premier tour) de changer le modèle de présidence, en appliquant pour la première fois touts les pouvoirs que lui accorde la constitution rédigée après le coup d’État de 1980, constitution que l’AKP prétend combattre ! Un Erdogan comme président « fort » et actif dans le jeu politique représentera à coup sûr un durcissement du régime. Pour tenter de briser l’hégémonie de l’AKP fondée en partie sur le clivage religieux-laïques, les kémalistes/républicains et l’extrême droite (les deux principaux partis d’opposition) présentent, avec aussi le soutien de la confrérie Gülen, un candidat commun : un intellectuel conservateur et moderne, de renommée internationale mais peu connu en Turquie et sans expérience politique. Le Parti démocratique des peuples (HDP), réunissant le mouvement kurde et certaines organisations de gauche, présente un jeune candidat sincère et militant, Selahattin Demirtas, jouissant d’une crédibilité dépassant la sphère du mouvement kurde et de l’extrême gauche. Le soutien à la candidature de Demirtas, autour de revendications sociales et démocratiques concrètes, est une occasion pour accumuler des forces et se préparer à la sombre période qui s’annonce.
D’Istanbul, Uraz Aydin