Publié le Jeudi 9 janvier 2014 à 18h35.

Turquie : guerre dans l’État

Décidément, l’année 2013 n’aura pas profité à l’AKP, le Parti de la justice et du développement actuellement au pouvoir. Après la formidable révolte du mois de juin, il est depuis plus de trois semaines confronté à une opération anti-corruption...

La mobilisation de juin dernier avait remis en cause à la fois les politiques néolibérales (notamment au niveau de l’aménagement urbain) et l’autoritarisme du gouvernement (concrétisé par des reculs sur la laïcisation de la société) pour réclamer le « droit à la ville » et les libertés individuelles. Ayant réprimé avec violence la résistance de Gezi, l’AKP est aujourd’hui confronté à une opération anti­corruption d’envergure guidée par son ancien allié, la confrérie islamique de Fethullah Gülen.

De la coalition…Cette vaste confrérie musulmane modérée liée à l’Imam Fethullah Gülen (vivant aux États-Unis depuis plus de dix ans) met en avant le « dialogue » et la « tolérance », et diffuse la culture turco-islamique grâce a un puissant réseau mondial d’écoles. Mais elle est aussi renommée pour avoir infiltré la bureaucratie et notamment la justice et la police depuis plus de vingt ans. Avec ses cadres dans l’appareil d’État, la confrérie fut le principal allié de l’AKP dans son combat contre les militaires et les républicains-laïcistes.Cette coalition commença à se fragiliser par le refus de Gülen de condamner Israël au lendemain de l’attaque de la flottille envoyée à Gaza. De plus, Erdogan sentait que la confrérie commençait à détenir une puissance démesurée dans la bureaucratie, au point de ne plus pouvoir la contrôler. Les négociations d’un « processus de paix » avec le leader kurde Öcalan rencontra aussi l’opposition des partisans de Gülen. La convocation du chef des services de renseignements pour être interrogé à propos de ces négociations (qu’il menait sous la directive d’Erdogan) et suspecté de « soutien à l’organisation terroriste » fut comprise (à juste titre) comme un défi. Face à la dérive autoritaire du Premier ministre et à la violence policière durant la révolte de juin, la confrérie tenta de se réapproprier le champ « musulman démocrate » déserté par Erdogan, en critiquant le gouvernement. La rupture s’est définitivement consommée quand l’AKP annonça son intention de fermer les « dershane » (cours privés de soutien scolaire), étant donné que de nombreux dershane appartiennent à la confrérie et que c’est une source de revenu en même temps qu’un moyen d’embrigadement.

... à la « guerre des institutions »C’est donc en représailles à cette décision que les opérations anti-corruption (préparées depuis un an) furent lancées. Si la première vague où furent arrêtés deux fils de ministres et le PDG d’une banque publique obligea Erdogan à un vaste remaniement ministériel, la deuxième vague allant jusqu’au fils du Premier ministre a été contenue par le refus de la police d’appliquer les mandats d’arrêt lancés par le procureur. Ce dernier fut ensuite dessaisi, ainsi que celui de la première vague… Le Conseil suprême des juges et des procureurs (où la confrérie est dominante) fit une déclaration pour protester contre ces mesures jugées inacceptables et dénonça la pression du gouvernement sur la justice. L’AKP quant à lui, estime qu’il s’agit d’un coup d’État orchestré par « l’État parallèle » (les institutions et postes occupés par la confrérie Gülen) soutenu par les puissances étrangères et visant à renverser le gouvernement. Depuis, les mesures pour limiter l’autonomie du corps judiciaire se succèdent.À quelques mois des élections municipales (mars 2014), présidentielles (août 2014) et législatives (2015), cette crise profonde ne résulte bien évidemment pas seulement d’un combat pour le pouvoir entre deux fractions islamiques, elle est liée au mode d’intégration au capitalisme mondial. En effet l’AKP, et plus précisément Erdogan, ne semble plus être un allié crédible, un acteur « rationnel » pour les puissances impérialistes occidentales : soutien aux djihadistes en Syrie, aux Frères musulmans en Égypte, arrestations en masse de ses opposantEs, violence policière meurtrière, rapports problématiques avec l’UE… Le rapprochement entre le parti républicain de centre gauche (CHP), la confrérie Gülen et les États-Unis peut constituer un élément important dans la reconfiguration du champ politique.Mais quel que soit le dénouement de la situation, cela ne profitera pas à ceux d’en bas. Cette déstabilisation du régime doit être vue par la gauche sociale et politique comme une opportunité dont elle doit s’emparer pour ébranler l’État bourgeois et le consensus néolibéral.

D’Istanbul, Uraz Aydin