Publié le Dimanche 19 novembre 2017 à 09h31.

Turquie : Pragmatisme « anti-impérialiste » et fractures dans le camp Erdogan

« En fait la Turquie pourrait être un pays assez amusant... si l’on n’était pas obligé d’y vivre » : une des nombreuses blagues reflétant à la fois la consternation et l’amusement face au niveau d’absurdité que peuvent atteindre les propos des dirigeants.

La nécessité d’argumenter les brusques tournants d’un régime démuni de toute boussole, et qui ne vise qu’à perpétuer son existence à n’importe quel prix, offre parfois des joyaux de pragmatisme. Ainsi les propos émis par Erdogan la semaine dernière, visant à une récupération du fondateur de la République turque : « Nous n’accepterons pas qu’un parti amorphe comme le CHP [Parti républicain du peuple, libéral] dérobe Ataturk à notre nation. Allons-nous l’abandonner au monopole des putschistes, des entourages marginaux à l’esprit fasciste et au discours marxiste ? »

Tensions diplomatiques

Principale référence historique de l’opposition laïciste-républicaine face à l’islam politique, Mustafa Kemal Ataturk ressurgit comme symbole « anti-impérialiste » dans le contexte d’un effondrement de la politique étrangère et des relations internationales cristallisé dernièrement par les tensions avec les États-Unis. Si la suspension des services de visa initiée par Washington a été un contrecoup à l’inculpation pour espionnage d’un membre du consulat américain accusé d’être lié à la confrérie Gülen, le malaise diplomatique entre les deux pays contient bien d’autres volets : livraison US d’armes aux milices kurdes de Syrie – considérées comme « terroristes » par Ankara ; refus de l’extradition de Gülen, accusé d’avoir orchestré la tentative de coup d’État de 2016 ; affaire Reza Zarrab (homme d’affaires incarcéré aux États-Unis pour violation des sanctions contre l’Iran), qui est à deux doigts d’éclabousser le clan Erdogan en faisant ressurgir les accusations de corruption étouffées par ce dernier. À tout cela s’ajoute l’achat du système de défense aérienne S-400 à la Russie, démonstration de la part d’Ankara de sa capacité à agir indépendamment de l’Otan.

Erdogan fragilisé

L’agenda politique d’Erdogan est en outre focalisé sur 2019, année où auront lieu les élections régionales, législatives et présidentielle. Des échéances électorales d’autant plus critiques que les résultats du bloc pro-Erdogan, composé de l’AKP et du MHP d’extrême droite, lors du référendum d’avril 2017, ont clairement dévoilé l’affaiblissement de celui-ci avec une chute de 10 % des voix. La victoire du Non (au système présidentiel désiré par Erdogan) dans des grandes villes comme Ankara et Istanbul (à mairie AKP) et dans des circonscriptions d’Istanbul à tendance conservatrice n’a fait qu’attiser le malaise. Erdogan a prôné ainsi une réorganisation du parti avec un changement significatif de l’appareil. Pour le moment ce sont les maires, à commencer par ceux d’Ankara et d’Istanbul, qui en ont fait les frais. Ces derniers, de même que quatre autres maires, ont démissionné de leur poste sous la pression d’Erdogan et… ont été remplacés, sans élections.

Mais le « Bon Parti », une nouvelle formation politique de centre-droit, à fort accent nationaliste et conservateur, entré récemment en jeu, risque bien de changer la donne. Meral Aksener, ministre de l’Intérieur au cours des années 1990, dans une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’État turc, qui avait par la suite rejoint le MHP d’extrême droite, semble désormais en mesure de briser le pouvoir d’Erdogan. 

Aksener était la dirigeante d’une opposition conséquente au sein du MHP, mais la tentative de coup d’État a été utilisée par le leader du parti, Devlet Bahceli, pour s’inféoder à Erdogan et dénoncer l’opposition en l’accusant d’être téléguidée par Gülen, excluant Aksener et d’autres rivaux. La scission a brisé le parti, et une majorité (nationaliste mais anti-Erdogan) semble s’être ralliée à Aksener. De plus, ce parti de centre-droit possède l’avantage de pouvoir réunir tout autant les mécontents de l’AKP ne se reconnaissant plus dans le projet autocratique d’Erdogan que les franges les plus nationalistes du CHP. 

Il est toutefois évident que, malgré le ras-le-bol massif de l’orientation prise par le régime Erdogan, le Bon Parti ne saurait être une alternative pour la classe ouvrière, les Kurdes, les femmes, les Alévis et tous autres secteurs opprimés, qui ne pourront compter que sur eux-mêmes et sur la convergence de leurs combats.

Uraz Aydin