Extrait d’une interview par Ashley Smith (spectrejournal.com/) de Yuliya Yurchenko, universitaire et auteure de « Ukraine and the Empire of Capital : From Marketization to Armed Conflict » (Pluto Press, 2018).
En réduisant cette guerre à un conflit entre l’Occident et la Russie, on oublie l’Ukraine et on la traite comme un simple pion entre les puissances. Cette analyse nie la subjectivité des UkrainienEs et leur rôle dans le conflit. Elle supprime également la discussion sur notre droit à l’autodétermination et notre lutte pour la libération nationale.
« Mettre vos lunettes de lecture décoloniale »
Bien sûr, il y a une dimension inter-impérialiste dans tout cela. C’est évident. Mais il y a aussi une dimension nationale qui doit être reconnue. Et pour la reconnaître, vous devez mettre vos lunettes de lecture décoloniale.
Vous devez tirer toutes les leçons des luttes de libération nationale en Afrique et ailleurs. Même dans les cas où des puissances concurrentes étaient impliquées, il y avait aussi la lutte pour la libération nationale des peuples opprimés. Et les penseurs et les dirigeants anticolonialistes nous ont appris à donner une voix à ces personnes et à leur lutte.
L’Ukraine mène un combat similaire. On oublie souvent que nous avons subi des siècles d’impérialisme russe, notamment sous Staline pendant la période soviétique. Cela s’est un peu calmé sous Khrouchtchev.
Oui, l’ukrainien était enseigné dans les écoles, mais principalement en tant que deuxième langue. Oui, la culture ukrainienne était autorisée, mais elle était souvent réduite à des stéréotypes exotiques. Au-delà de cette reconnaissance superficielle de l’Ukraine, la Russie – sa langue et sa culture – régnait toujours en maître. Si vous vouliez vraiment réussir, vous deviez écrire en russe, adopter la culture russe et suivre les normes artistiques russes.
Ce chauvinisme culturel n’a fait que s’intensifier dans la Russie de Poutine. Alors que sur le plan international elle était rétrogradée par les États-Unis, l’élite russe rêvait de rétablir sa domination sur ses anciennes colonies comme l’Ukraine pour restaurer sa sphère d’influence. Bien entendu, cela a mis la Russie en conflit avec les États-Unis, qui restent l’hégémon mondial.
« La Russie est un État capitaliste néolibéral »
Dans ce conflit, la Russie ne peut en aucun cas être considérée comme avoir un projet différent de celui des États-Unis et du reste des puissances capitalistes. Tout comme eux, la Russie est un État capitaliste néolibéral qui se bat pour obtenir plus de terres, de ressources et de profits. Ses dirigeants ne se soucient pas d’améliorer la vie des Russes ordinaires qui sont exploitéEs et oppriméEs.
Le régime russe, la bureaucratie d’État et les oligarques ont dépouillé leur propre pays et gouvernent désormais par la répression. Ils détournent l’attention de la population en invoquant des menaces extérieures impliquant un changement de régime et en cultivant des fantasmes impériaux de reconstruction de leur empire perdu. Cela les a conduits à défier les États-Unis et à obtenir le soutien, au moins tacite, de la Chine.
Cette dimension inter-impériale ne doit pas nous empêcher de reconnaître la centralité de la lutte de l’Ukraine pour son indépendance vis-à-vis de la domination impériale russe et occidentale. Et la concurrence impériale ne doit pas nous empêcher de voir les intérêts de classe internationaux communs qui traversent le conflit.
Il y a des oligarques russes qui exploitent la force de travail en Russie. Il y a des oligarques étatsuniens qui exploitent la force de travail aux États-Unis. Il y a des oligarques ukrainiens qui exploitent la force de travail en Ukraine. Et il y a des oligarques chinois qui exploitent la force de travail en Chine. Et les oligarques transnationaux nous exploitent tous. Cette analyse de classe met en évidence nos intérêts communs face à cette fratrie capitaliste en guerre.
Traduction rédaction À l’Encontre.