Publié le Dimanche 28 novembre 2021 à 10h56.

De l’« islamo-gauchisme » à l’« anti-woke » : Blanquer « l’américain »

« I look at this and say, ‘Hey, this is how we are going to win.’ » Steve Bannon, ancien conseiller de Donald Trump

Après la séquence « islamo-gauchiste » universitaire (qui « gangrène toute la société française »), prend forme depuis juin dernier celle du « wokisme » et de sa « cancel culture ». Selon le ministre Jean-Michel Blanquer et les experts qui l’inspirent, ces termes recouvriraient désormais l’ensemble des manifestations de l’intolérance extrémiste maintenant présumées inhérentes à toute discussion critique et contestation des formes de discrimination et d’exclusion couramment à l’œuvre dans la reproduction sociale. « Néoféministe », « décolonial », « antiraciste », « intersectionnel », le « wokisme » annulateur est donc un affront à la liberté d’expression, à l’unité républicaine et à la laïcité dans leur dernière version ministérielle.

Blanquer et son modèle suprémaciste nord-américain

Avec ses épisodes, se profilent en France un affrontement et une agression déjà bien familiers outre-Manche et outre-Atlantique. Ils ont pour cible toute forme de pensée critique, qu’on la nomme « political correctness », « cultural marxism », « the democrats », « corbynism », « cancel culture », ou plus génériquement « wokism ». Les diverses nuances de droite françaises ont d’ailleurs pu s’en faire une idée grâce à la récente traduction du livre de Douglas Murray (intellectuel d’extrême droite islamophobe et grand-remplaciste à succès), La grande déraison : race, genre, identité (L’Artilleur, oct. 2020).

Dans le contexte nord-américain, un exemple récent est devenu emblématique d’une tendance plus générale. Fin juin 2021 (dans une étonnante coïncidence de calendrier avec l’échange à l’assemblée entre Blanquer et Aubert), le gouverneur républicain de Floride, Ron de Santis, annonçait une série de dispositions contre l’enseignement de la théorie critique de la race (critical race theory) dans les écoles de son État. Ce champ d’études des interactions entre « race » et statut social, du racisme systémique dans la société américaine, « apprend aux gosses à haïr notre pays ».

Mais de Santis est allé bien plus loin : désormais, dans l’État de Floride, les convictions politiques des étudiants et des personnels des universités publiques feront l’objet d’un contrôle ; dans le primaire et le secondaire, tous les enfants devront se voir proposer des modèles de patriotisme (portraits in patriotism) afin de leur permettre de comprendre la différence entre l’Amérique et les régimes communistes et totalitaires. « On ne veut pas d’une histoire falsifiée », a déclaré de Santis1.

Les établissements qui ne se conformeraient pas à ces injonctions censées garantir « la diversité intellectuelle » et empêcher « l’endoctrinement » de la jeunesse, verront leurs financements remis en cause.

L’initiative du gouverneur de Floride a contribué à expliciter et rendre plus visible une contre-offensive législative plus vaste. Selon une enquête de NBC parue à la mi-juin2, des élus républicains avaient proposé ce type de législation dans vingt-deux États et cinq l’avaient déjà adoptée. Toutes ne font pas explicitement référence à la critical race theory, mais, observent les journalistes, toutes utilisent le même langage et argumentaire : aborder les questions du racisme à l’école, de son ancienneté historique et de son caractère systémique dans la société américaine, serait par nature « raciste », facteur de division, viserait à « mettre les enfants mal à l’aise ». À Rhode Island, un projet de loi entend interdire que l’on puisse enseigner que « les États-Unis d’Amérique sont fondamentalement racistes et sexistes ».

Sans surprise, cette bataille (dont les protagonistes ont été galvanisés par la présidence de D. Trump) concerne aussi l’utilisation dans les salles de classe du « 1619 Project » lancé par le New York Times et récompensé d’un prix Pulitzer. Ce « projet » visait à faire comprendre, à l’école, la centralité historique du fait esclavagiste dans la construction de la nation américaine dès son origine, ce, bien sûr, dans le souci de promouvoir la compréhension du présent à la lumière du passé.

Nos ministres font entendre note pour note, nuance pour nuance, la musique du conservatisme identitaire et raciste de facture suprémaciste nord-américaine ; Christopher Rufo, du Manhattan Institute, et figure de proue de toute cette mouvance, s’est dit déterminé à « rendre “toxique” la théorie critique de la race dans l’imaginaire public » ; « nous avons vidé le terme de son sens [decodified] et allons le recoder pour lui annexer l’ensemble des constructions culturelles rejetées par les Américains ».

En d’autres termes, l’activisme suprémaciste nord-américain pour le reblanchissage de la nation montre la voie à nos propres réactionnaires. L’étape politique supérieure est enfin en vue après des années de ressentiment néo-conservateur contre la « repentance » et ses corrosions « décoloniales » du glorieux roman national.

Cette bataille néo-conservatrice nord-américaine est inséparable et dans une certaine mesure se confond désormais à une autre : l’accusation d’antisémitisme qui accable toute critique d’Israël. Le sujet est bien trop vaste pour recevoir ici l’attention qu’il mérite3. Un développement particulièrement significatif doit cependant être signalé à titre d’exemple. En réponse à la rupture de consensus de plus en plus profonde, notamment dans la jeunesse juive américaine, sur la question israélo-palestinienne, depuis 2015 nombre d’administrations d’États ont adopté lois, résolutions et executive orders visant à décourager le boycott d’Israël, qu’il soit à l’initiative d’entreprises ou d’individus. Le Congrès américain envisage lui aussi une législation anti-boycott, après le Sénat qui a adopté des dispositions dans ce sens en 2019.

Fin avril 2021, 35 États s’étaient d’ores et déjà engagés dans cette voie4. Le cas de Bahia Amawi a acquis une certaine notoriété lorsque que, en décembre 2018, cette spécialiste des troubles du langage chez l’enfant, intervenante en milieu scolaire au Texas, a refusé de signer une proposition de renouvellement de contrat maintenant assortie d’un serment de ne pas participer à des actions de boycott de l’État d’Israël. Bahia Amawi a perdu son emploi en conséquence.

On assiste à une seule et même réaction à la convergence des dernières années entre antiracisme et solidarité palestinienne, entre BLM et BDS et l’audience globale acquise par ces deux campagnes. BLM (Black lives matter) a désormais américanisé la question palestinienne, miroir de l’oppression et de la discrimination systémique : le meurtre policier de George Floyd, le 25 mai 2020, et celui d’Eyad Al-Hallaq, abattu par la police israélienne cinq jours plus tard, le 30 mai (un autiste âgé de 32 ans alors en chemin vers son école accueillant des étudiants aux besoins spécifiques) auront scellé cette solidarité de la manière la plus tragique. « If you are black, this is your fight5 ! »

« Cancelling » et guerre d’usure en version britannique.

On observe des tendances largement comparables dans le contexte britannique où l’ensemble du secteur éducatif et culturel est placé dans le viseur.

En septembre 2020, le ministère de l’Éducation adressait de nouvelles directives concernant les ressources pédagogiques utilisées à l’école. Les « positions extrêmes » ne devraient en aucun cas être promues, et parmi elles en particulier « tout souhait publiquement affiché d’abolir la démocratie, le capitalisme, et les élections libres et équitables ». La critique du « capitalisme », sobrement glissée entre le rejet de la « la démocratie » et des « élections libres » était dès lors jugée du même ordre que l’atteinte à la liberté d’expression ou de l’antisémitisme. L’incrédulité fut grande à la perspective de la purge demandée – bibliothèques, manuels, cours d’histoire, de sciences politiques…, après bientôt deux siècles de critique incessante du capitalisme.

Pour l’université, en février 2021, le ministre de l’éducation, Gavin Williamson, a estimé que la liberté d’expression était menacée du fait de l’intolérance et de la « cancel culture » de milieux étudiants militants et d’universitaires politisés. Là encore, le parallèle et la coïncidence sont remarquables avec les dénonciations et projets d’enquête de F. Vidal sur les obstructions « islamo-gauchistes » faites à la liberté de la recherche. Le ministère britannique créa un poste de « défenseur de la liberté d’expression » chargé d’enquêter sur de possibles entraves à cette liberté dans le cadre universitaire. Le respect des nouvelles protections de la liberté d’expression conditionnait maintenant l’obtention d’argent public et en outre, le « défenseur » pouvait désormais infliger des sanctions financières en cas de leur non-respect.

En attendant, dans l’ensemble du secteur éducatif, c’est le programme de lutte antiterroriste « Prevent », lancé en 2011, qui continue ses ravages. Le site preventwatch.org en tient la chronique patiente et minutieuse. À Leicester ou à Wolverhampton, en 2020, des dissertations d’étudiants ont fait l’objet de signalements avant d’être soumises à l’appréciation de la police, ou d’aboutir à l’interrogatoire de leur auteur6. L’université de Reading a montré son zèle en signalant au programme Prevent un écrit d’un de ses enseignants, universitaire de gauche réputé. Le texte en question traitait de la dimension éthique du concept de révolution socialiste7.

On note encore qu’en Grande-Bretagne aussi, la critique d’Israël transformée en manifestation d’antisémitisme est une arme favorite dans l’arsenal de la « cancel culture » du pouvoir dans le contexte universitaire. À la falsification grossière sur la liberté d’expression en danger, Williamson a cru bon d’ajouter, en janvier-février 2021, une tentative d’imposer aux universités la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste (IHRA). Un grand nombre d’universitaires britanniques et israéliens8 se sont dresséEs contre cette « définition » si insatisfaisante et, en vérité, si dangereuse (pour la liberté d’expression, précisément) que son rédacteur initial, Kenneth Stern, l’avait lui-même depuis longtemps répudiée.

Réduire les libertés publiques et immuniser la police et l’armée

On ne rapporte là que quelques exemples permettant de situer un peu mieux dans la période l’action et le propos du ministre de l’Éducation nationale en France, et qui mériteraient encore le rapprochement avec les attaques du Premier ministre hongrois, V. Orban, contre les universités de son pays et en particulier contre les études de genre9. Mais plus généralement, il ne fait guère de doute qu’au nom de la menace d’une « cancel culture » vérifiée nulle part, et en aucun « aux manettes » où que ce soit dans l’université, l’entretien de ce fantasme promet à celles et ceux qui l’agitent de disposer de toute la latitude nécessaire pour pratiquer précisément ce qu’ils et elles prétendent dénoncer. 

Ces gesticulations et larmoiements victimaires face aux brimades imaginaires de la « cancel culture » accompagnent la destruction ininterrompue des libertés académiques, des conditions matérielles les plus élémentaires de la recherche, l’insécurité professionnelle programmée et l’injonction au conformisme la plus stricte pour des milliers de jeunes chercheuses et chercheurs. Elles interviennent dans un écrin de réformes toujours plus policières. Au moment où, en France, le projet de loi dit de « sécurité globale » suscitait une importante contestation sociale, les Britanniques descendaient en masse dans les rues contre les gigantesques attaques sur les libertés publiques contenues dans le « Police, Crime, Sentencing and Courts Bill », dirigé contre le droit de manifester, accroissant les pouvoirs d’arrestation et de fouille, et visant un peu plus Roms et gens du voyage. Sans oublier le « Spycop Bill » (loi des « flics-espions ») adopté en troisième lecture à la mi-octobre 2020, qui garantissait l’immunité des agents du renseignement intérieur contre les organisations subversives (écologistes, antiracistes..), même en cas de viols ou de meurtres pour les besoins du service ; sans oublier l’« Overseas Operations Bill », adopté trois semaines plus tôt en septembre, et qui soustrait les militaires britanniques aux éventuelles poursuites pour crimes de guerre au cours des expéditions dans d’autres pays. Bref, serrage de vis pour le secteur éducatif où penser est présumé dangereux, et carte blanche pour la police et l’armée.

BDS, BLM, Metoo, XR, … et la grande peur de droite après 2008

La panique morale anti « woke » a ses vertus de diversion, bien entendu : Blanquer a tant à faire oublier, entre le saccage du lycée, de la formation des maîtres et des disciplines, et la manipulation et la corruption de fausses organisations lycéennes, par exemple. Mais comme on le voit, un tour d’horizon même rapide rappelle à quel point le ministre n’est en vérité que le franchisé provincial d’une entreprise conjoncturelle plus vaste de réaction contre-offensive. Les attaques contre le « décolonial », le « néo-féminisme » et l’« islamo-gauchisme », les accusations d’antisémitisme, et maintenant la panique organisée face au « wokisme » et à la « cancel culture », forment autant de réponses, quasiment point par point, à une série de mouvements sociaux et de campagnes surgis au cours des dernières années avec une vigueur particulière : l’audience globale de la campagne BDS et la visibilité inédite d’une Ahed Tamimi ou des jumeaux Muna et Mohammed El-Kurd, du mouvement Black Lives Matter (jusque dans les stades de foot de l’Euro 2021) après l’assassinat de George Floyd, de MeToo après les révélations sur le producteur H. Weinstein, l’écho rencontré dans la jeunesse par Extinction Rebellion, forment un vaste creuset de politisation à échelle de masse, de la jeunesse notamment.

Cet arc militant apparaît en outre dans le moment d’une déroute générale du triomphalisme capitaliste de la fin du 20e siècle et du renouveau impérialiste et militariste, les uns et les autres atteints en profondeur par la crise de 2008, la succession de révélations sur l’évasion fiscale, les échecs sanglants et humiliations des guerres d’Irak et d’Afghanistan, les signaux de plus en plus alarmants de la crise climatique et de l’exacerbation des injustices et de l’inégalité en temps de Covid-19. En guise de réponse et en l’absence de toute perspective crédible d’une quelconque forme de progrès social-environnemental, restent donc aux inconditionnels de l’ordre existant les divers registres de la fuite en avant au gré d’une série de mesures d’urgence et d’endurcissements rhétoriques, politiques, législatifs et policiers.

Le monde des de Santis, Blanquer, et des tories post-Brexit au pouvoir (baignés qu’ils sont de nostalgie impériale), ses « valeurs », son « universalisme » défiguré, est donc menacé de toute part ; un monde dans lequel même la très respectable organisation caritative Oxfam, dès les premières pages de son rapport de 2021 (« The inequality virus »), se trouve d’emblée à dénoncer « ces inégalités et ces injustices [qui] ne sont bien sûr pas nouvelles et se fondent sur le racisme patriarcal qui est au fondement du capitalisme mondial et qui depuis des décennies, exploite, exproprie et détruit des vies ».

Au regard de l’avance prise par les législateurs républicains dans un certain nombre d’États des États-Unis, on se fait une idée des ambitions que le ministre de l’Éducation nationale peut s’estimer en droit de nourrir, et des possibilités ouvertes à lui en matière de menace, de contrôle et de censure, ou disons, de « cancel culture » effective, officielle ; celle qui marche.