Publié par Les Inrocks, par Mathieu Dejean. L'ancien candidat à la présidentielle du NPA, ouvrier à l'usine Ford de Blanquefort (Gironde), dont le constructeur automobile a annoncé la fermeture, revient pour nous sur l'année sociale et politique.
Quand Philippe Poutou nous répond au téléphone, il vient tout juste de finir de rédiger un tract qui partira à l'imprimeur dans quelques jours. Il s'agit du bulletin syndical de la CGT (dont il est adhérent), Bonnes nouvelles, qu'il diffuse à l'usine Ford de Blanquefort. Celle-ci vient de refuser un plan de rachat, condamnant les 860 ouvriers qui y travaillent, au grand dam du gouvernement. Au volant de sa voiture (en mode bluetooth, on vous rassure), l'ancien candidat à la présidentielle du NPA prend le temps de revenir pour nous sur l'année 2018, qui a célébré à grand renfort de pavés le cinquantenaire de Mai 68.L’année se termine par une mauvaise nouvelle pour vous : Ford a refusé le plan de reprise de son usine de Blanquefort, qui aurait pu sauver 400 emplois (sur 860). Comment interprétez-vous cette décision prise sans complexes, et face à laquelle l’Etat semble impuissant ?
Philippe Poutou – Nous ne sommes pas surpris. Depuis dix ans Ford veut fermer l’usine. Cette année ils sont repassés à l’attaque. Ils ont bien préparé le terrain pour faire comme si la fermeture était inévitable. On s’est battus dans des conditions difficiles et malheureusement, malgré l’intervention de l’Etat, de Bruno Le Maire et d'Alain Juppé, ça n’a pas suffi. Ford va au bout de sa logique. On aurait pu négocier des primes, mais on est restés sur l’idée qu’il fallait sauver l’usine. Ce dont on a besoin, c’est d’un boulot, d’un salaire, pas d’une prime. Cette lutte a révélé que la multinationale n’a rien à faire des salariés. Mais elle a aussi, une fois de plus, révélé l’impuissance de l’Etat.
Bruno Le Maire s’est dit “écœuré”, Emmanuel Macron a jugé le geste de Ford “hostile et inacceptable”. Cette indignation est-elle sincère ?
Ils sont visiblement déterminés à contrer la démarche de Ford. La lutte va se poursuivre en janvier. Les services de l’Etat sont là, et nous aussi, on espère que Ford va accepter de vendre son usine. Mais pour cela il faut que l'Etat passe aux actes et prenne des mesures autoritaires contre Ford. On pousse pour.
Qu’est-ce que cela dit du pouvoir politique ?
Jospin l'a dit il y a déjà longtemps [en 2000, à propos des licenciements chez Michelin, ndlr] : “L’Etat ne peut pas tout”. Cette impuissance est réelle, mais l’Etat se l'est fabriquée lui-même. Le Maire et Macron sont des représentants de l’ultra-libéralisme, du laisser-faire, de la liberté d’entreprendre, et ils se retrouvent eux-mêmes piégés dans leur propre idéologie, en but à une multinationale qui considère qu’elle peut faire ce qu’elle veut. Et ce n’est pas faux. Depuis vingt ans les lois qui sont votées sont en leur faveur. Une multinationale sait qu’elle a désormais quasiment les pleins-pouvoirs. Elle peut licencier facilement, ou fermer une usine. Le Maire se prend en pleine face le résultat de cette politique. Cet exemple va-t-il obliger l'Etat à se redonner de pouvoir ? C'est la question.
La colère sociale de ces derniers mois est-elle une colère contre le libéralisme et ses conséquences sur l’emploi selon vous ?
Je pense que oui, le lien est direct, mais le mouvement des “gilets jaunes” ne formule pas clairement qu’il réagit à l’ultralibéralisme. C’est plutôt une réaction aux conséquences de l’ultralibéralisme : la pauvreté, la précarité, les souffrances de la vie quotidienne, la disparition des services publics... Et aussi au mépris et à l’arrogance de Macron et des possédants. Ce décalage était explosif. Mais cela ne fait pas pour autant des “gilets jaunes” un mouvement révolutionnaire, comme on aurait pu s’y attendre. Les petits artisans, les petits commerçants souffrent socialement, même s’ils ne le formulent pas sous le registre de l’anticapitalisme. Ils le formulent en critiquant l’arrogance de Macron.
En tant que militant révolutionnaire, considérez-vous ce mouvement, et les journées auxquelles on a assisté le 1er décembre à Paris ou le 8 décembre à Bordeaux, comme autant de signes que la situation est vraiment explosive ?
Il y a quelque chose de nouveau. La violence dans les manifestations est encore plus forte que pendant le mouvement contre la loi Travail. La violence répressive est omniprésente, mais il y a aussi des batailles rangées. Il y a une envie de se battre physiquement. Il n’y a presque plus de peur parmi les manifestants, tellement le niveau de colère est élevé. Et l’opinion publique ne s’en démarque pas tant que cela, elle reste collée, en soutien. Pourtant, la télé montre en permanence la violence des “casseurs”, sans montrer les violences policières qui bien souvent provoquent ces situations. Nous, militants de gauche, révolutionnaires, nous sommes conscients que c’est notre camp qui se bat. Dans l’usine Ford, certains “gilets jaunes” n’avaient jamais fait grève. Les militants doivent s’intégrer à cela, et aider ce mouvement pour qu’il ne se trompe pas de cible.
C’est-à-dire ? Vous pensez que ses cibles sont encore mouvantes ? Que certaines (comme les politiques) font écran à d’autres (comme les grands capitalistes) ?
Oui, tout à fait. Le slogan “Macron démission” ne nous dérange pas, mais changer le gouvernement ne suffit pas. Et les députés non plus. De plus, il y a des régions où l’idéologie d’extrême droite est très présente parmi les “gilets jaunes”, il ne faut pas se le cacher. J’étais à Menton samedi, à une manifestation de soutien aux migrants à la frontière franco-italienne, et il y avait un groupe de “gilets jaunes” clairement racistes, anti-migrants, qui s’opposaient à la manif. C’est le reflet de la société.
Le NPA a regardé avec méfiance ce mouvement au début, considérant qu’il s’agissait de “rassemblements prétendument ‘citoyens’ aux allures de foire poujadiste, dans lesquels nous nous retrouverions au côté des ennemis les plus farouches du mouvement ouvrier”. Êtes-vous revenus de cette méfiance ?
Oui. Ce qui est arrivé au NPA est aussi arrivé aux syndicats. Certains camarades étaient réticents, d’autres non. Maintenant, l’ensemble de l’organisation est convaincue que cette colère est la nôtre - même si elle a des côtés déplaisants. C’est comme les “bonnets rouges”, mais à une échelle plus grande. Ce mouvement n’était pas clairement défini comme de gauche. Socialement, il était un peu disparate, il n’avait pas des revendications portées par le NPA ou le mouvement syndical. Mais nous y sommes allés. Avec les “gilets jaunes, c'est pareil : nous sommes pour que la lutte se radicalise dans sa forme, mais cela doit se traduire dans les revendications. Il ne faut pas oublier que l’extrême droite cherche à jouer un rôle dans ce mouvement. Il faut l'en écarter, et donc que le mouvement précise ses revendications.
Vous dites être favorable à la radicalisation de la violence. On a beaucoup reproché aux "gilets jaunes" les dégradations sur l’Arc-de-Triomphe, ou sur la Bourse. Qu’avez-vous pensé de ce moment-là, et des réactions à cela dans les médias ?
Le NPA n’est pas violent. Mais la casse des vitrines, et le tag sur l’Arc-de-triomphe ne me choquent pas au regard du monde dans lequel on vit. Une voiture qui brûle, ou l’Apple Store de Bordeaux qui est vandalisé, qu’est-ce par rapport à des millions de chômeurs, à des gens qui n’arrivent pas à bouffer, à se soigner ? La colère est le produit d’un système profondément injuste. Le philosophe Frédéric Gros le dit très bien : on voudrait une colère, mais polie, bien élevée. La politesse de la colère n’a pas de sens. Entre un jeune qui perd sa main ou son œil et une voiture brûlée, on sait ce qui nous choque. La violence de la répression est injustifiable.
Ces dernières années on a beaucoup parlé de la disparition du monde ouvrier, structuré par des espaces collectifs de travail que sont les usines. Mais un autre monde ouvrier existe, plus disparate, isolé et ubérisé. Le mouvement des “gilets jaunes” en est-il la démonstration ?
Oui, mais plus qu’un mouvement de la classe ouvrière, c’est un mouvement des classes populaires en général. On limite souvent la classe ouvrière au salariat. Les "gilets jaunes" regroupent aussi des commerçants, des artisans, des paysans. C’est une partie de la population qui est touchée par la pauvreté, alors que les organisations ouvrières sont rendues inefficaces. Quelque part le mouvement des "gilets jaunes" est le résultat de cette absence.
Ce mouvement s’est fait sans les partis et sans les syndicats : a-t-on encore besoin d’eux ?
Force est de constater que les syndicats eux-mêmes ne sont pas capables de comprendre que c’est en partie le résultat de leur nullité. Les syndicats sont incapables de représenter la colère. Nous, militants, on en a ras le bol depuis longtemps. Les "gilets jaunes" ont réussi à produire une ambiance inhabituelle. Maintenant dans les médias et sur les réseaux sociaux, on discute partout de la pauvreté, de l’absence de démocratie. Le mouvement syndical avait échoué à cela.
Si la présidentielle avait lieu aujourd’hui, Macron améliorerait son score, selon une enquête de l'Ifop pour le JDD. Comment expliquez-vous cela ?
C’est assez éblouissant. On n’est pas obligés de tout comprendre dans la vie ! (rires) Ceci dit, on peut l’expliquer par le vide qui fait face à Macron. L’absence de crédibilité à gauche, c’est ça le problème.
Jean-Luc Mélenchon, lui, n’obtiendrait que 14% des voix, en chute de 5 points. Pourquoi la France insoumise (LFI) recule-t-elle ainsi ?
Je pense qu’il y a un facteur humain lié à Mélenchon lui-même. On se rappelle les scènes de la perquisition des sièges de LFI. C'est difficilement oubliable. Je le dis car dans l’usine, tout le milieu de gauche plutôt sympathisant de Mélenchon a été écœuré par son attitude à ce moment-là. Il a perdu beaucoup de crédit dans cette histoire. “La République, c'est moi”, “ma personne est sacrée”, c’était un peu inquiétant. On n’a pas envie d’une gauche comme ça. Et il se rabiboche avec un bout du PS. Chez les sympathisants, ça fait douter. Le côté "bleu blanc rouge", la question des migrants, a aussi fait douter de cette gauche qui se reconstruisait autour de lui.
Qu’avez-vous pensé de l’attitude de l’Europe dans la crise des migrants en 2018 ?
Elle a été ultra cynique, et violente. En fermant ses frontières, l'Europe condamne des gens à mourir. On sait que ça correspond à un monde de dictatures et de famines. On croirait que l’Europe veut se cacher de ça, ou veut nous le cacher pour qu’on ne voit que des gens qui arrivent. Macron semblait humain pendant sa campagne sur cette question. Mais une fois au pouvoir il a été d’une violence terrible. C’est loin d’être fini. A Menton on était 200. Le drame n’est pourtant pas moins important qu’il y a deux ans.
Vous critiquez beaucoup les médias sur Twitter. Est-ce que vous faites la différence entre les journalistes de terrain qui font remonter les faits dans des conditions souvent précaires, et les éditorialistes qui monopolisent la parole et défendent leurs idées sur les plateaux télé ?
Oui, évidemment, la différence est énorme. Mais je vais sur les plateaux, je vois aussi les petites stars du journalisme, et je suis donc très critique envers les médias. C’est leur rôle qui est problématique, pas les journalistes en eux-mêmes. Le sens de leur boulot, en télé et en radio surtout, est très critiquable. Les chaines d’info en continu vont globalement dans le même sens, c'est étouffant, et ça ne colle pas du tout avec ce qui se passe en réalité. Elles auraient pourtant intérêt à accepter la critique, et à admettre que les médias ont un rôle politique.Prenons un exemple concret : la lutte Ford. Une usine doit-elle forcément fermer ? Les médias ne posent même pas cette question, ils ne filment les ouvriers que quand ils pleurent. Maintenant que tout le monde se rend compte qu’on est au bord de la fermeture, les médias s'intéressent à nous. On vient nous voir mourir. Toute la résistance, le fait que Ford a réalisé des milliards de profits, reçu des aides publiques, que 2000 emplois induits sont menacés, ce n’est quasiment pas discuté. La notion d'événement déforme la réalité sociale des choses. Quand on regarde la télé, c’est incroyable, il n’y a que des vitrines cassées. On passe à côté de la compréhension des phénomènes. Dans la presse écrite c’est différent, il faut reconnaître qu'il y a des points de vue différents qui s'expriment et qui font réfléchir, notamment par le biais des tribunes. Les médias doivent permettre ça.
Vous avez eu un échange musclé avec Mathieu Kassovitz sur Twitter au moment de “l’adresse à la nation” de Macron. Il a semblé vouloir se contenter des annonces du président. Vous avez été déçu ?
Mathieu Kassovitz est quelqu’un qu’on adore avec ma compagne. C’est Amélie Poulain, La Haine évidemment... En tant qu'acteur on l'aime bien, en tant que réalisateur aussi. Et même ses coups de gueule on aime bien. Mais là, on a été déçus, on s’est dit : “Mais merde, il est con ou quoi ? Qu’est-ce qui lui arrive ?” (rires) Il a le droit de défendre Macron, mais on ne l’a pas trouvé très malin. Et ça a été une surprise pour beaucoup de gens. On a eu un échange en message privé, je lui avais proposé qu’on discute. Mais visiblement, ça ne l’intéresse pas. Mais ça ne me vexe pas, ce n’est pas grave du tout ! (rires)
Propos recueillis par Mathieu Dejean