Article publié sur Mediapart (24/06/24)
Le candidat du Nouveau Front populaire devra faire le plein de voix pour gagner face au RN, dominant dans l’Aude, et à une partie du PS qui soutient une candidature dissidente. Mais l’accueil est bon dans les quartiers populaires d’une ville où la situation politique est très polarisée.
Carcassonne (Aude).– Les bras croisés dans le dos, jean bleu, chemise blanche et lunettes de soleil, Christophe Barthès, à la haute silhouette massive, serre les lèvres. « Mediapart ? J’ai pas l’habitude de vous parler trop, non... » Et il tourne les talons. Samedi 22 juin, le député Rassemblement national (RN) sortant de la première circonscription de l’Aude, candidat à sa réélection, est avec son équipe sur le grand marché hebdomadaire de Carcassonne. Devant la Brasserie des platanes, une dizaine de militants distribuent des tracts aux passant·es entre les étals de la partie alimentaire du marché.
À une dizaine de mètres, l’équipe de Philippe Poutou en fait autant. On se toise, on reste à distance sanitaire. Seuls les plus jeunes des deux équipes s’échangent un bref et ironique « Allez, salut les gars » en se croisant. Barthès et Poutou, eux, s’ignorent.
Vendredi 14 juin, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) a appris que La France insoumise (LFI) lui lâchait une seule « circo » dans le cadre du Nouveau Front populaire (NFP) pour les législatives des 30 juin et 7 juillet. À 340 kilomètres de Bordeaux, où Philippe Poutou réside et est élu dans l’opposition municipale. « On s’est dit que la priorité était d’être dans la bataille et on a accepté. Avec quand même une vraie inquiétude sur l’accueil qu’allaient nous réserver les militants », raconte l’ancien candidat aux présidentielles. « Mais c’est une réussite, se félicite-t-il. On a une équipe dynamique, beaucoup de rencontres, de discussions, des militants qui reviennent. »
Un peu avant le départ de la manifestation contre l’extrême droite à l’appel d’organisations politiques et syndicales, l’ambiance dans ses troupes semble lui donner raison. « On salue chaleureusement la venue de Philippe Poutou sur notre circonscription », résume Olivier, 58 ans, militant LFI, qui voit une « dynamique exceptionnelle autour de cette candidature ».
Militant « chez les écolos », Yassine, lycéen de 15 ans qui tracte avec sérieux, ajoute : « Le fait que Poutou arrive, on l’a vu comme un espoir parce que c’est une personnalité importante. » En une semaine de campagne, presque 45 000 tracts ont été distribués dans la circonscription. Béatrice, militante du NPA, constate : « L’avantage, ici, c’est qu’il y a des vieux militants hyper implantés. Ça nous permet d’avoir un bon maillage, avec des gens qui font le boulot sur le terrain. »
Un candidat socialiste dissident face à Poutou
Du « boulot », il y en a si Philippe Poutou veut arracher sa place au second tour dimanche prochain. Lors des législatives de 2022, Christophe Barthès a été élu avec plus de 3 000 voix d’écart, recueillant 53,5 %, contre 46,5 % pour Sophie Courrière Calmon (PS-Nupes). Lors du scrutin européen du 9 juin, à Carcassonne, le RN est arrivé en tête avec 37 %, le PS-Place publique deuxième avec 14,4 % et LFI quatrième avec 11,5 %.
Dans ce champ dominé par l’extrême droite, une partie du PS a tout de même choisi de soutenir un candidat dissident du NFP dans la première circonscription. Aurélien Turchetto, largement battu en 2022, se présente sous l’étiquette « divers gauche » avec le soutien de la présidente socialiste du département, Hélène Sandragné, et celui de la présidente de la région Occitanie, Carole Delga. En 2022, cette dernière avait assumé ne pas soutenir la Nupes. Cette fois, elle s’est prononcée en faveur du NFP. Mais l’arrivée du « parachuté » Poutou a suffi à justifier une première entorse à ce positionnement. Que tout le monde ne valide pas dans son camp.
« On est à un moment de l’histoire de France qui peut basculer dans quelque chose d’abject, souligne Tamara Rivel, vice-présidente socialiste du département et soutien de la candidature NFP. Il n’est plus temps de faire les fines bouches. Mon grand-père était résistant et il aurait eu la même réponse que moi aujourd’hui, je le sais. L’histoire nous regarde, on doit prendre nos responsabilités. » Fustigeant « cette gauche alimentaire qui essaie de [leur] mettre des bâtons dans les roues », Olivier, présent dans la manifestation, épingle Carole Delga mais reste concentré : « Je ne veux pas taper sur les socialistes. Notre principale cible politique, c’est le RN et la Macronie. »
Une Macronie qui, comme les socialistes dissidents, est absente des rangs de la manifestation. Le camp présidentiel a investi Jean-Claude Perez, ancien député socialiste élu en 1997, réélu en 2002, 2007 et 2012. Mais le nom de cette figure locale, comme celui du dissident Aurélien Turchetto, est peu évoqué. « Il y a une grande polarisation entre nous et le RN, observe Thomas, l’une des chevilles ouvrières de la campagne du NFP. On le voit sur les marchés : il y a celles et ceux qui ne prennent pas le tract en disant que, de toute façon, ils vont voter pour nous, et puis les autres qui nous gueulent dessus et disent qu’ils préfèrent Barthès... » Poutou vs. Barthès : de fait, ces deux figures incarnent à merveille la polarisation politique à l’œuvre au sein de la société française.
Christophe Barthès est réputé pour ses propos brutaux, souvent homophobes et sexistes. En janvier, durant le mouvement des paysans, il s’est illustré en posant avec ses deux collègues RN de l’Aude, Frédéric Falcon et Julien Rancoule, devant une pancarte « Va faire la soupe, salope » destinée aux écologistes Sandrine Rousseau et Marine Tondelier. Récemment, le 17 juin, les trois députés d’extrême droite ont refait parler d’eux en tentant d’intimider un journaliste de L’Indépendant.
Capter le vote des quartiers populaires
Philippe Poutou, lui, s’est construit un autre genre de notoriété médiatique en passant François Fillon ou Marine Le Pen à la sulfateuse anticapitaliste lors de débats télévisés au moment des présidentielles. « Ça fait toujours plaisir de voir quelqu’un de populaire. Poutou, sur les interventions qu’il a faites à la télé, il n’y allait pas par quatre chemins, hein ! », s’exclame Abdelwahed, 47 ans, qui échange quelques mots avec le candidat, entouré de femmes voilées se pressant dans les étals de vêtements bon marché.
Ici, aucun militant du RN ne diffuse. « Le RN ne dit pas que des mauvaises choses, poursuit Abdelwahed, mais moi je pense à l’avenir. Mon fils, il ne s’appelle pas Jérôme, il aura les mêmes chances que tout le monde ? Et je pense aussi à mon père qui a travaillé cinquante ans ici. Maintenant, il est à la retraite, et il n’a pas le droit de passer plus de trois mois au Maroc. Mais ça, c’est pas le RN qui l’a fait, c’est Macron. »
Les mêmes défiances affleurent à Ozanam, où Philippe Poutou et une partie de son équipe se rendent dans l’après-midi. C’est dans ce petit quartier, sous la cité médiévale, qu’a grandi Radouane Lakdim, auteur de l’attentat ayant coûté la vie à quatre personnes le 23 mars 2018 à Carcassonne et à Trèbes, ville de Christophe Barthès.
Rassemblé·es autour d’un atelier de boxe éducative proposé aux enfants par une association locale, beaucoup d’habitant·es viennent saluer le candidat. Mohamed, 57 ans, fonctionnaire au ministère des finances, a le sourire aux lèvres. « Je bats le pavé ici depuis 1983, assure-t-il, j’ai fait toutes les élections, les mobilisations. Mais c’est la première fois que je vois un candidat être interpellé pour des selfies. Il va les bluffer, vous allez voir... » Pour lui, aucun doute, le NFP va faire le plein dans les quartiers populaires de la ville : « Aux européennes, on est à peine à 20 % de votants, il y a une réserve de voix importante. Il est connu et puis c’est clair qu’ici, ses positions sur la Palestine sont appréciées. »
Un positionnement contre les massacres à Gaza dont l’interprétation est radicalement différente dans le camp d’en face. « Le fait qu’il y ait Poutou, c’est un avantage pour nous, explique un militant local du RN. Le personnage qu’il représente, c’est bien... On sait ce qu’il pense et vous le savez aussi. Il est derrière le Hamas, derrière tout, vous voyez bien, quoi... »
Pour l’instant, à Ozanam, Philippe Poutou est derrière un verre d’eau servi à la buvette tenue par les parents du quartier. « L’argument de l’antisémitisme, comme celui selon lequel on veut la mort des policiers, c’est tellement outrancier, et toujours repris en boucle et sans preuve, que c’est difficile d’y répondre », note-t-il.
Selon lui, « la diabolisation de la gauche présentée comme une extrême gauche et la dédiabolisation de l’extrême droite », qui se sont opérées en parallèle ces dernières années, montrent « que les classes possédantes ont peur de la dynamique qui pourrait avoir lieu » : « Nous, on espère que cette élection va revitaliser le mouvement social. La Macronie s’effondre, on va vers un duel entre l’extrême droite et le bloc de gauche, c’est évident. Si on arrive un tout petit peu devant, on sera en meilleure position pour que les forces militantes de gauche retrouvent l’espoir. »
Pour Moncef, 60 ans, militant associatif impliqué dans la campagne du NFP, « le premier tour est abordable. Et au second tour, tout le monde doit s’y mettre ».
Emmanuel Riondé