La crise multiforme du capitalisme exacerbe les contradictions au sein de la classe dominante confrontée à une crise d’hégémonie. Dans ce contexte la bourgeoisie tend à choisir des options à la fois ultralibérales et autoritaires qui confinent à une tentation croissante pour le fascisme.
L’extrême droite et avec elle le spectre du fascisme hantent de nouveau l’Europe. Dans un nombre croissant d’États européens l’extrême droite redevient une « solution politique » pour la bourgeoisie. En Hongrie, en Italie, en Slovaquie, aux Pays-bas, en Finlande, en Espagne, en Allemagne... Soit l’extrême droite dirige, soit elle participe à des gouvernements ou exerce son influence dans l’opposition. Les dernières élections en Allemagne sont une confirmation de cette percée historique. Mais cette extrême droitisation des sociétés va bien au delà de l’Europe et même de l’Amérique. L’extrême droite a le vent en poupe aux quatre coins de la planète. En Inde, par exemple, le RSS, vieille organisation ultranationaliste hindoue, revendique près de 6 millions de membres. Le BJP de Modi, l’actuel premier ministre indien, est lui-même lié à cette formation paramilitaire d’extrême droite. Cette extrême droite protéiforme n’en est pas moins de plus en plus unifiée à l’échelle internationale. Les extrêmes droites s’organisent et leurs idées et leurs stratégies circulent d’un pays à un autre. Les nombreux partis et mouvements d’extrême droite du continent européen présentent des différences, mais partagent tous des traits communs, comme le rejet de l’immigration, le nationalisme, le patriarcat, conjugués à une critique radicale de la démocratie. Ainsi, le groupe des « Patriotes pour l’Europe », troisième groupe au parlement européen, a tenu son premier sommet le 9 février dernier à Madrid, en arborant le slogan « Make Europe great again » tout droit inspiré du Trumpisme. Ce groupe exerce une influence grandissante au sein de l’UE et ses propositions notamment en matière de politiques migratoires sont reprises de Kheir Starmer à Olaf Scholz par la social-démocratie européenne elle-même. En France, le RN est aujourd’hui le parti qui pèse le plus sur les orientations politiques de la Macronie. Cette ascension de l’extrême droite s’appuie sur une offensive ultra-réactionnaire plus globale de la classe dominante, dans un contexte d’approfondissement de la crise politique. Mais est aussi particulièrement due à la faiblesse du mouvement ouvrier et son incapacité à incarner une alternative crédible.
Crise de l’hégémonie et radicalisation de la bourgeoisie
La crise du capitalisme intensifie la violence de la contre-révolution néolibérale et dégrade de façon continue, les conditions matérielles de la population, sapant toujours plus la légitimité des possédants. Dans ce contexte les gouvernants perdent de plus en plus le consentement des populations. Ce désaveu du projet néolibéral s’est largement exprimé, en France, à travers le résultat des dernières élections législatives qui a vu la déroute du camp macroniste. Plus le consentement des populations est faible, plus la classe dominante opte pour des options coercitives, et une fraction toujours plus importante de la bourgeoisie fait le choix d’abandonner la démocratie au profit de l’autoritarisme, voire du fascisme. Cela ne constitue pas une simple fuite en avant car l’autoritarisme est aujourd’hui l’expression d’une crise d’hégémonie des classes dominantes à l’échelle internationale, qui se déploie sous des formes diverses dans la plupart des « démocraties bourgeoises » et qui conduit à une hybridation croissante entre la droite conservatrice traditionnelle et l’extrême droite comme on l’a vu en Italie. Elon Musk et Javier Milei en soutenant respectivement l’AFD en Allemagne et Vox en Espagne constituent aussi une illustration de cette synthèse en cours dont le racisme constitue un des ciments majeurs. Le rejet grandissant que suscite le néo- libéralisme ouvre donc la voie à cette contre-offensive de l’extrême droite voire à la possibilité du fascisme. Cette situation est alors possible quand la crise politique est telle que la bourgeoisie ne peut plus assurer la stabilité par le biais de la démocratie libérale. Il lui faut donc s’accommoder d’une force politique qui à la fois maintient cette stabilité et qui lui permet aussi de continuer l’exploitation des travailleuses et travailleurs. L’extrême droite doit ainsi conquérir le patronat et se rendre crédible dans la perspective de la prise du pouvoir. Quand le RN décide de ne plus abandonner l’Euro par exemple et assumer un programme libéral il devient une formation crédible pour le patronat et la bourgeoise. Aux États-Unis le patronat californien sous la houlette d’Elon Musk bascule lui-même vers ce qu’on appelle le techno-fascisme. Le néofascisme conserve la même matrice politique que son aîné des années 1920 mais évolue dans un contexte différent. Les organisations de la classe ouvrière ont tellement reflué avec la crise du mouvement ouvrier qu’il n’est pas nécessaire aujourd’hui de construire des organisations militantes de masse, à dynamique paramilitaires. Les néofascistes, en France et aux États-Unis, privilégient plutôt la voie institutionnelle et électorales et investissent les corps étatiques à savoir la police, l’armée et la justice.
Le libertarianisme : nouvelle option d’un néolibéralisme en crise ?
Depuis quelques années on assiste à une renaissance de la critique libertarienne du néolibéralisme incarnée notamment par Milei, Musk ou encore Trump. Le courant libertarien n’est cependant pas né de ce côté de l’Atlantique et n’a en réalité rien de nouveau. Il a émergé au milieu du 19e siècle en Europe, en réaction à la poussée socialiste et étatiste incarné notamment par l’économiste belge Gustave de Molinari présenté comme le théoricien de « l’anarcho-capitalisme » et qui a radicalisé les principes du libéralisme classique, défendus par Adam Smith ou John Locke. Friedrich Hayek et Milton Friedman, deux des principaux théoriciens de la pensée néolibérale, incarnent cette évolution anti-étatique et anti interventionniste. Dans les années 70 les Chicago boys, dont Friedman, ont su s’imposer face aux keynésiens en expérimentant leur théorie néolibérale dans le Chili de Pinochet qu’ils soutenaient publiquement et qui leur a servi de laboratoire. Mais c’est Murray Rothbard autre chantre du libertarianisme qui a théorisé, à la fin des années 1980, l’alliance de la « Old right », la droite traditionaliste américaine, et l’anarcho-capitalisme. Un courant alors marginal mais qui est désormais est à la tête de l’Argentine. Aujourd’hui les courants libertariens tentent également de s’imposer dans le cadre d’un néolibéralisme en crise et de convaincre au sein même des capitalistes. De ce fait la crise du néolibéralisme ne signifie pas l’arrêt de la contre-révolution néolibérale mais plutôt sa radicalisation par l’ascension en son sein de courants encore plus radicaux. Car si la frontière est poreuse les libertariens vont plus loin que les néolibéraux en matière de réduction de l’État voire promeuvent un régime de la propriété intégrale. Dans ce contexte, le virage à droite des milliardaires et dirigeants des GAFAM de la Silicon Vallley dont une partie se revendique de ce courant à l’instar de Musk, — Thiels ou encore David Sacks, tous liés à l’Afrique du sud et à son régime d’apartheid — marque une nouvelle étape. Le techno-autoritarisme, voire le techno-fascisme, s’inscrit comme l’alliance des nouvelles technologies et de l’autoritarisme défendant des utopies technicistes, visant au contrôle de la démocratie voire à la suppression de toutes les médiations, et de la démocratie elle-même. Le contrôle des médias, la gestion monopolistique des plateformes numériques capitalistiques sont utilisées pour la construction de l’hégémonie. Elle participe grandement au contrôle des populations via des systèmes d’extraction et traitement des données mais aussi à la diffusion de propos réactionnaires, climato-sceptique et complotistes.
Suprémacisme blanc, masculinisme et écologie civilisationnelle : au cœur de la bataille pour l’hégémonie.
À la recherche d’une nouvelle hégémonie, d’une nouvelle légitimité, une fraction de plus en plus importante de la bourgeoisie mène une croisade contre les mouvements d’émancipation Le mythe de la tyrannie des minorités est aujourd’hui devenu une aubaine électorale qui permet de détourner les populations des vrais défis sociaux et de renforcer la dérégulation du capitalisme. L’anti-wokisme qui conjugue racisme, masculinisme et climato-scepticisme voire climato-dénialisme est en passe de gagner sa guerre culturelle à l’échelle mondiale. Il a joué un rôle important dans l’élection de Trump car aux États-Unis il a aujourd’hui dépassé le stade idéologique par sa pénétration dans des mouvement populaires. Il séduit les branches très conservatrices de la société mais également la petite bourgeoisie déclassée ou le prolétariat paupérisé. Le racisme est un impératif existentiel pour la bourgeoisie, qu’elle exploite et nourrit pour diviser les classes populaires. La régénérescence de la communauté via l’ethno-racialisme constitue l’un des piliers majeurs du corpus fasciste. Partout où l’extrême droite exerce une influence, elle mène une offensive majeure à la fois liberticide, raciste et islamophobe. On le voit aux États-Unis, en Europe où les gouvernements exploitent les peurs de l’altérité raciale, par la stigmatisation des migrant·es, des étrangèr·es mais également en Inde où le racisme anti-musulman se développe au non du traditionalisme Hindou rendant partout permises les exactions racistes.
États-Unis, Hongrie, Italie... partout la progression de l’extrême droite s’accompagne d’atteintes aux droits fondamentaux des femmes et des personnes LGBTIA+ via la réaffirmation du patriarcat. Les féminismes sont désignés comme ennemi politique et constituent une part centrale de la guerre culturelle. Il ne s’agit cependant pas seulement de guerre idéologique mais aussi de remise en question des éléments matériels que ces luttes féministes mettent en discussion. Ce n’est pas par hasard si les premiers décrets de Trump ont visé les personnes transgenres et que celui-ci a réaffirmé lors de son investiture la binarité des sexes ainsi que sa volonté de restaurer la « vérité biologique au sein du gouvernement fédéral ». On assiste dans ce contexte de montée des conservatismes à une recrudescence des violences envers les minorités sexuelles et de genre qui se manifeste sous la forme d’un backlash et qui entre en résonance avec le déploiement de la sphère masculiniste.
Mais aussi la droite et l’extrême droite ont entrepris une offensive anti-écologique de grande ampleur. Faible programmatiquement dans ce champ elle ne le délaisse pas pour autant. Ces courants réactionnaires font notamment leur miel de l’écologie mainstream et lui oppose une pseudo écologie populaire. Mais le logiciel de « l’écologie réactionnaire » n’est en rien en lien avec la question sociale, ni écologique par ailleurs mais avec la question identitaire et la notion « d’enracinement » et d’ethno-différentialisme alliant protection de la nature et processus civilisationnel. Derrière ce combat pseudo écologique il y a la défense d’un ordre naturel qui implique la hiérarchisation d’où le rejet du féminisme, des mouvement LGBTIA+... L’immigration de masse et le fantasme du « grand remplacement » sont directement liés à la destruction de l’environnement. Même si ces thèses ne sont pas nouvelles à l’extrême droites car elles existaient déjà dans les années 30, elles infusent de plus en plus. Les climato-sceptiques, les pollueurs, les extractivistes ne sont dans ce cadre nullement inquiétés.
Une accentuation de la violence de classe
Cette radicalisation de la bourgeoisie, quelles que soient ses options, constitue une menace grandissante pour les acquis sociaux et politiques conquis par la classe ouvrière. Le personnel politique bourgeois traditionnel n’a plus rien d’autre à proposer qu’une régression sociale sans fin car impuissant à résoudre la crise du système capitaliste. Là où les néofascistes parviennent à remplacer les néolibéraux, ils reprennent et amplifient l’offensive contre l’ensemble du monde du travail via la surexploitation du prolétariat, sa fragmentation, la réorganisation de l’organisation du travail. Le tout conjugué à la perspective de la constitution d’États réduits à leur fonction coercitive. L’aggravation de la crise socio-économique risque encore d’exacerber les rivalités économiques et politiques entre les différents pôles d’accumulation capitaliste mondiale. Le retour de la guerre, la déstabilisation d’États voire de régions entières, l’approfondissement de la crise écologique, produisant des migrations de masse et exacerbant la lutte concurrentielle pour l’appropriation des ressources vont encore accentuer la montée des périls et participer de l’accentuation de l’autoritarisme. Mais au-delà c’est bien dans le reflux de la conscience de classe, l’absence d’un projet politique alternatif au capitalisme qu’il faut aussi analyser la progression continue de l’extrême droite et la dynamique fasciste en cours. La reconstruction du mouvement ouvrier, la construction de l’unité de notre classe et la nécessité d’un front unique antifasciste restent des enjeux majeurs de la période.