L’année 1973, qui a vu l’attaque du meeting d’Ordre nouveau par, principalement, la Ligue communiste, n’est pas une année comme les autres : c’est celle des grandes « ratonnades » organisées par l’extrême droite néo-fasciste issue de la Collaboration et qui redresse le groin, mais aussi d’anciens militaires partisans de l’Algérie française et un nombre non négligeable de militaires actifs dans ces années-là. Les agressions contre les immigrés, et principalement des Algériens, se multiplient dans le sud de la France (Marseille, Grasse, La Ciotat, Toulon...) et aussi Paris. En 1973, il y aura 50 immigrés tués et environs 300 blessés
Le climat raciste qui s’empare d’une partie de la société, frappe tellement les consciences qu’Yves Boisset, par exemple, réalisera le film Dupont Lajoie.
La manifestation du 21 juin 1973 a marqué des générations de militants politiques et de militants antiracistes et antifascistes. Elle est l’exemple de la détermination d’une partie de la gauche révolutionnaire à barrer la route, violemment s’il faut, au fascisme et racisme… même au prix de sa propre existence organisationnelle. Nous avons interrogé Alain Cyroulnik, alors membre de la Ligue communiste.
Dans l’après-Mai 68, des luttes se développent en solidarité avec des luttes internationales. Et c’est autour de toutes ces thématiques qu’on se retrouve avec un affrontement avec l’extrême droite qui s’est refait « une cerise » durant la guerre d’Algérie, aux côtés de l’OAS, pour essayer de se dégager de l’opprobre liée à la Collaboration et au soutien à Pétain et au régime de Vichy, autour de thèmes comme la grandeur de la France et la défense de l’empire colonial. Donc que ce soit sur le Vietnam et l’Algérie, on a toujours été confronté à l’extrême droite.
Dès Mai 68, l’extrême droite, très très marginalisée, intervient pourtant dans certains lycées par des agressions et des interventions musclées. Le groupe le plus visible est la Fédération des étudiants nationalistes, qui va devenir Occident. Ce dernier sera dissout en 68 et deviendra Ordre nouveau. Ce groupe fasciste va être l’instigateur des deux grands meetings de 1971 et de 1973. Après 1973, les débris d’Ordre nouveau seront avalés par le Front national de Le Pen.
Un service d’ordre pour faire face à l’extrême droite
Dans l’après Mai 68, les camarades de la Ligue communiste se lancent dans un militantisme débridé et notamment tourné vers la lutte contre l’extrême droite.
On a constitué le service d’ordre de la Ligue communiste dont une partie de l’héritage venait des traditions du Front universitaire antifasciste pendant la guerre d’Algérie et constitué des militants de l’Union des étudiants communistes, du Parti socialiste unifié et de l’Union nationale des étudiants de France sur le Quartier latin.
La fonction de notre service d’ordre était l’encadrement et la protection des militants lors des actions et des manifestations qu’organisait la Ligue communiste, mais aussi l’exigence d’assurer l’intervention de nos camarades dans les entreprises où étaient présentes les organisations patronales comme la Confédération française des travailleurs (CFT). Je pense surtout à Citroën à Rennes et à Ballard (Paris 15e) où on allait à 90, pour protéger nos distributions de tracts.
Dans le même temps, on organisait sur un terrain qui nous était favorable – car les militants de l’orga étaient très nombreux dans le milieu lycéen et étudiant – l’interdiction de l’expression de haine et de fiel des mouvements d’extrême droite, fascistes et racistes. Nous avions également décidé d’interdire aux royalistes de l’Action française comme aux autres fascistes de venir distribuer leurs tracts sur les marchés. Le vieux mot d’ordre « écraser la peste brune » est devenu un élément structurant à l’époque d’une partie des actions que nous menions à Paris comme dans les villes de province où nous avions une implantation.
On suivait évidemment de près les activités de l’extrême droite. On regardait attentivement où ils s’implantaient, où ils se développaient.
Face à Ordre nouveau
C’est pour ça qu’en 1971, on a décidé durant la campagne des municipales d’interdire le meeting d’Ordre nouveau qui avait lieu au Palais des sports. La manifestation a rassemblé 5 000 personnes. La confrontation a été assez violente, mais la Ligue n’avait pas été dissoute. Deux ans plus tard, est arrivé le début de la crise économique de 1973 et le groupe fasciste Ordre nouveau a commencé une campagne xénophobe pour désigner des boucs-émissaires, les immigrés, les travailleurs étrangers sous le slogan « Halte à l’immigration sauvage ».
Au fur et à mesure de l’augmentation des apparitions d’Ordre nouveau, on a vu réapparaître au grand jour, à la tribune des meetings, les anciens collaborateurs de Pétain et du régime de Vichy, comme François Lehideux, des anciens Waffen SS comme Léon Gaultier ou des anciens miliciens comme Roland Gaucher. Ça donnait le sentiment que petit à petit, derrière Ordre nouveau, la parole de toutes les vieilles ordures du fascisme français et de la collaboration était relégitimée. En plus, au meeting du 21 juin était invité un néo-nazi allemand…
Et tout ça détermine notre envie d’interdire ce meeting.
À cette époque, je suis à la direction parisienne de la Ligue communiste. Des camarades nous font un rapport concernant la tenue de ce meeting. Mais quand on commence à débattre de la forme de notre intervention, le meeting a lieu seulement un mois et demi plus tard. Alors tout de suite se pose la question : est-ce qu’on fait une campagne dans ce délai très court qui rend difficiles les démarches unitaires et donc risque fort de réduire l’action à un face-à-face de l’extrême gauche contre l’extrême droite. Mais la thématique du meeting ouvertement xénophobe permet à une large majorité de voter en faveur de la manifestation tout en lançant un appel unitaire. Finalement l’arc des forces qui a participé au « 21 juin » n’était pas très large : il y avait le groupe « Révolution ! », une partie du courant maoïste, quelques associations et la Ligue communiste. Ni Lutte ouvrière ni le courant lambertiste n’ont répondu à l’appel.
La nature de l’intervention de la LC
Ensuite, vient la discussion sur le contenu et sur la forme que doit prendre notre action. C’est conjointement à la direction nationale, à la direction parisienne et à la direction du service d’ordre de trancher la question. La direction du service d’ordre propose un rassemblement pas très loin de la Mutualité, au métro Cardinal-
Lemoine. Quant à moi, je suis plutôt pour un trajet plus long en direction du meeting, qui laisse le temps de montrer que les flics nous empêchent d’y aller. Ça aurait prouvé la complicité du gouvernement et des fascistes.
Alors évidemment aucun de ces deux points de vue n’évacuait l’histoire de l’affrontement. Bizarrement, dans la discussion, personne n’a évoqué la manifestation au Palais des sports que nous avions faite en 1971, contre les mêmes, et qui avait été extrêmement violente : toute la première ligne avait des cocktails Molotov et nous avions chargé sur les flics qui avaient été obligés de reculer.
Les grosses oppositions en interne à cette action, pour le dire clairement, ne se sont exprimées qu’après la manif… quand on a vu les conséquences de la dissolution pour l’organisation. Leur argumentation était de pointer le fait que la Ligue était rentrée dans une logique substitutiste à l’action des masses.
Malgré le laps de temps réduit, nous avons mené une campagne intensive et donc tous ceux qui sont venus à cette manif savaient très bien pourquoi ils venaient… Tout le monde savait qu’il y aurait des affrontements et qu’on voulait absolument interdire ce meeting. Concrètement l’idée était d’entrer dans la salle pour empêcher qu’il se tienne.
Le déroulement de la manifestation
Je l’ai souvent dit dans les débats sur le sujet : quand on lance une manif dont on sait qu’elle sera violente, il n’y a rien de tel que le cadre naturel du parcours : les chantiers, les portes-cochères dont on sait qu’elles s’ouvrent et où l’on cache tout au long du parcours le matériel nécessaire. Ce qui fait qu’on ne va pas à la manif avec les moyens de notre violence, mais aux alentours du point de constitution du cortège, on récupère le matériel nécessaire à assumer notre protection et l’affrontement avec les fascistes et les flics.
Donc conformément à la décision votée, on s’est retrouvé à Cardinal-Lemoine et, à mon grand étonnement, on a réussi à constituer le cortège très facilement. Je me souviens de manifs « Vietnam » interdites où on s’est fait arrêter directement à la sortie du métro.
Le « 21 juin » on était nombreux ! Le cortège comptait 5 000 personnes. 5 000 manifestantEs qui savaient pourquoi ils étaient là avec à la clé un affrontement certainement violent. Et dans les affrontements, la peur est présente… les surhommes, il n’y a que l’extrême droite qui croit que ça existe ! Les militants révolutionnaires, eux, croient que c’est la force collective qui peut rendre les gens courageux.
Dans ces conditions, un cortège de 5 000 montre que cette manifestation avait un certain écho. Ce chiffre montre aussi le degré de confiance qu’avaient les manifestantEs en la Ligue : les risques existaient mais ils étaient calculés et l’orga assumait la protection des manifestantEs comme elle l’avait toujours fait lors des multiples actions risquées qu’elle avait organisées depuis Mai 68.
Dans tout débat à propos d’une manif violente, l’enjeu est de savoir ce qui est privilégié : est-ce que l’objectif politique est plus important que le risque de dissolution qui peut arriver. Mais dans le cas du 21 juin, personne n’avait envisagé la possibilité d’une dissolution.
La manif a été assez violente… très violente. Il y avait une première ligne avec des barres de fer et des manches de pioche et sur les côtés, il y avait des groupes avec des cocktails Molotov. ToutEs les camarades étaient casquéEs. Iels étaient sensées charger si on nous empêchait de passer. Sur les images d’archives, on voit parfaitement ce dispositif. Il faut aussi ajouter qu’au début on ne voit pas les flics. On ne les voit qu’arrivé aux abords de la Mutualité.
Si la violence était élevée, elle est toujours restée dans le cadre d’un comportement humain. Par exemple, quand on a chargé et que les flics ont reculé, quelques-uns se sont retrouvés oubliés au milieu des manifestants. Le SO les a sortis pour empêcher qu’ils soient frappés par la foule. C’est un comportement que le service d’ordre a toujours eu lors de toutes les manifestations que nous avons organisées.
La manif a été très violente mais il y avait des prises de parole par mégaphone tout au long du parcours pour expliquer aux gens aux fenêtres et dans la rue notre but et le pourquoi de ces violences. Il y avait la volonté d’une activité politique même pendant les affrontements.
Depuis le départ de la manif, le cortège a beaucoup augmenté. Des 5 000 du début, nous sommes peut-être 10 000…
À la suite de ces affrontements, le cortège éclate en deux bouts. Je dirigeais le groupe qui étais sur la gauche avec des cocktails Molotov et je me retrouve donc à remonter vers le Luxembourg avant de descendre, par le boulevard de l’Hôpital, vers la Gare d’Austerlitz. À Austerlitz, on a dégagé un car de flics parce qu’on ne souhaitait pas qu’il y ait des morts dans la manif.
Puis on a décidé d’aller du côté des Halles au local d’Ordre nouveau, rue des Lombards. En nous voyant arriver, une partie des fascistes ont fui et les autres se sont barricadés dans leur local. Le cortège a alors décidé de partir sur Châtelet où la manifestation s’est dissoute.
Avec certainEs camarades, on est retourné au local de la Ligue, impasse Guéménée. En tant que responsable parisien, j’étais censé assurer la protection du local. Au fur et à mesure que la soirée avançait, on a commencé à entendre parler de « dissolution » à la radio. Alors on a décidé de vérifier qui était présent dans le local. Deux camarades basques s’y trouvaient. Il ne fallait pas qu’elles soient interpellées puis expulsées vers l’Espagne de Franco. Je les ai accompagnées et en sortant les flics nous ont contrôléEs et nous ont demandé nos papiers. J’ai refusé et j’ai provoqué une bousculade pour cristalliser l’attention. Je me suis fait embarquer dans une camionnette dans laquelle j’ai passé un sale quart d’heure. Pendant ce temps, les copines ont pu partir. Mais elle se sont hélas fait rechoper…
La dissolution
L’intervention des flics contre le local de la Ligue s’est faite vers 6 heures du matin. Ils sont arrivés armés et casqués, munis d’échelles. L’impasse Guéménée ressemblait à une zone de guerre. Les militants qui étaient dans le local de la Ligue ont été arrêtés et on a tous été emmenés au commissariat du 4e arrondissement.
Dans le commissariat, j’ai rappelé les consignes : on ne signe rien et on ne fait que décliner notre identité. Les flics, qui étaient plutôt courtois, sont devenus glaciaux à partir de ce moment-là. Ils nous ont remis dans des cars et durant ce nouveau transport, certains nous déclaraient : « On ne vous a pas eu en 1940, on ne vous a pas eu en octobre 1961 alors maintenant on va vous balancer dans la Seine comme en 61. »
Les cars dans lesquels nous étions, servaient habituellement à transporter les prisonniers au tribunal. Il y avait des petites cellules individuelles. Quand ils nous ont fait descendre au dépôt de la prison du Palais de justice, ils nous ont matraqués vigoureusement. En cellule, ils nous ont mis à poil et fouillé avec touché rectal pour voir si on n’avait pas caché une arme… Bref après les coups, la tentative d’humiliation.
Enfin on a vu le juge d’instruction qui nous a dit qu’on était inculpé pour manifestation mais surtout pour trafic d’armes parce que pendant la perquisition au local, les flics avaient découvert un vieux fusil de chasse qu’unE militantE avait déposé là et dont nous ignorions tous l’existence. Il y avait aussi des fusils de chasse sous-marine, armes bien connues pour leur extrême dangerosité ! Aucun de nous n’avait connaissance de cet « arsenal »… sinon nous l’aurions évidemment balancé avant la perquisition.
Le matin, on a tous été libéré sauf Pierre Rousset qui lui a été gardé car il avait été condamné avec un sursis et il a été mis en détention provisoire.
Durant un mois et demi, je n’ai pas dormi chez moi, comme plein d’autres camarades, car plusieurs perquisitions à nos domiciles ont encore eu lieu. C’est assez bizarre car les flics ont perquisitionné chez mes parents alors qu’ils ne sont jamais venus dans l’appartement dans lequel j’habitais réellement depuis longtemps.
Leçons et suites
Il y a eu un effet contradictoire du « 21 juin ». En fait, la dissolution de la Ligue a créé un mouvement d’indignation, de sympathie et de solidarité assez énorme autour de nous. Il y a même eu un meeting de soutien à la LC, au Cirque d’hiver, et tous les partis de la gauche sont venus : le PS, le PC, le PSU… et les gradins étaient pleins. Alors le paradoxe, c’est que toutes les organisations ont parlé à ce meeting mais aucun représentant de la Ligue n’a eu le droit d’expliquer le sens de notre action et pourquoi nous étions les victimes de la répression. À l’époque, pour le PC, faire un meeting pour défendre des « gauchistes » c’était déjà très difficile à avaler, mais en plus laisser parler des trotskistes à la tribune c’était au-delà de leurs forces.
Et en plus à la sortie du meeting, on est parti en manif. Malgré la dissolution, notre capacité de mobilisation était intacte. Cet évènement, qui aurait pu nous marginaliser aux yeux des masses et des organisations politiques, a créé, au contraire, un courant de sympathie, des liens politiques et des possibilités de discussions. Après cette dissolution, nous étions beaucoup plus écoutéEs et entenduEs, acceptéEs dans des relations unitaires qu’avant.
Dans les débats en interne après la dissolution, certainEs camarades ont expliqué qu’il y avait une logique substitutiste, une logique militariste et que cette manifestation n’avait pas préparé, politiquement, les militantEs de la Ligue à la dissolution qui a suivi. Iels expliquaient aussi qu’il y avait eu un déplacement du centre d’activité des militantEs de la Ligue de l’action dans les entreprises et les syndicats vers une logique marginalisante d’affrontement avec l’extrême droite.
Dans les faits, ces craintes n’ont jamais eu de fondement. Le gain politique, la marge de manœuvre que ça a créée, la modification des conditions d’existence de la Ligue dans le mouvement ouvrier ont été bouleversés.
Ce qui est sûr, c’est que la Ligue a été connue par beaucoup plus de monde qu’avant le 21 juin 1973. Notre audience dans tous les milieux a été bien plus importante. La relation avec les militantEs du PC a même changé. Iels n’expliquaient plus que nous étions des ennemis de la classe ouvrière, les amis du grand capital et un groupe de provocateur. Iels ne doutaient pas de notre intégrité et nos engagements, mais n’étaient pas d’accord avec les formes qu’ils pouvaient prendre. Et ça change tout ! Nous sommes devenus une force du mouvement ouvrier et on a arrêté d’être un groupement de gauchistes. Ça a changé l’image de la Ligue aux yeux de tous les milieux dans lesquels on intervenait et surtout dans les milieux salariés.