Publié le Mardi 18 mars 2025 à 12h00.

LFI, le parti de l’opposition ?

Face à Macron et au RN, La France insoumise occupe la scène médiatique et représente un  outil de résistance pour des centaines de milliers de personnes. Pour soutenir nos objectifs, ceux de mobiliser réellement notre classe sur ses intérêts économiques et politiques tout autant qu’antiracistes et antifascistes, il faut continuer à souligner que LFI reste, malgré sa centralité, prisonnière du système représentatif et des institutions républicaines.

À chaque étape de la vie de LFI, celle-ci s’est tournée vers les  enjeux électoraux. D’abord constituée en rupture avec la gauche de gouvernement, le Front de gauche puis LFI ont centré leur politique sur la présidentielle et la figure de Jean-Luc Mélenchon. À partir de 2017, LFI a obtenu des député·es. La première séquence, avec un groupe parlementaire restreint, a visé à mettre en évidence les insuffisances démocratiques de la Ve République et la légitimité des Insoumis. Des figures radicales, comme celles de Mathilde Panot ou Danièle Obono, sont contrebalancées par les positionnements d’Adrien Quatennens ou d’Ugo Bernalicis, qui reprennent des discours plus institutionnels et/ou nationalistes.

Cette tactique de légitimation de LFI se heurte au rejet complet des partis les plus intégrés aux institutions, y compris au sein de la gauche, et aux accusations diverses, notamment d’antisémitisme, proférées par les classes dominantes. La tactique d’opposition de LFI participe à rompre avec le consensus libéral, à regrouper des franges combatives des classes populaires et à rendre possible l’expression d’autres convictions plus sociales. Mais le parlementarisme restreint tendanciellement les capacités d’action de LFI au giron limité des institutions. En conséquence, il est difficile d’identifier de véritables « victoires » et cela participe à démoraliser celles et ceux qui sont les plus convaincu·es de leur stratégie politique.

 

Une politique « postmoderne » : l’agôn 

Le débat sur le « populisme », particulièrement vif lors de la dernière décennie, constitue indéniablement une particularité du positionnement politique initié par Jean-Luc Mélenchon. Ainsi, Mouffe et Laclau, dont Mélenchon s’inspire, sont des post-marxistes, et ils entendent opposer le modèle de l’agôn à la lutte des classes, qui constituerait une représentation trop rigide et essentialiste du monde social, en le réduisant à l’économie  

Si on la présente brièvement, on peut dire que l’agonistique défendue par Chantal Mouffe vise à penser la démocratie comme le lieu d’un affrontement (c’est ce que signifie le terme d’agôn, tiré du grec ancien en référence aux représentations antiques du politique, matricielles de la modernité européenne). Cet affrontement est un effet positif de la diversité et de la pluralité humaine, essentiel à la démocratie. Les protagonistes de l’espace public tentent d’exercer le pouvoir pour défendre leur représentation : c’est là la recherche de l’« hégémonie », sans rapport avec le concept gramscien. De plus, dans Hégémonie et stratégie socialiste, Laclau et Mouffe le précisent : il ne s’agit ni de faire reposer sur une base matérielle les divergences, les « intérêts de classe »,  ni de supposer possible ou souhaitable un « dépassement des contradictions » dans une société sans classes unifiée.

Concrètement, en se présentant comme les « adversaires » politiques d’une « caste » que représenteraient dans les mots de Mélenchon les « tout-puissants financiers et leurs marionnettes politiques, médiatiques », LFI rompt avec une opposition de classes pour distinguer « le peuple » des élites. La recherche de « signifiants flottants » (termes qui n’ont pas une définition claire mais qui font sens) pour s’agréger le plus grand nombre, en vue de constituer une hégémonie, correspond de fait à une construction purement rhétorique de l’unité politique, et aucunement matérielle. Cette rhétorique a pour objectif de pouvoir mobiliser des connotations contradictoires, agrégées par un mot d’ordre commun. Elle n’a aucun rapport avec une politique de classe, le « peuple » et les « gens » ne sont pas les prolétaires d’hier.  L’espace public libéral, fondé sur la défense d’une discussion rationnelle supposée neutre, est ainsi agité de reconfigurations qui appellent aux « prises de position » et permettent ainsi de sur-représenter, par rapport au cadre institutionnel, les positionnements les plus outrés, ceux qui sont capables de constituer deux camps — un « eux » et un « nous ». C’est ainsi qu’on peut identifier l’assignation « révolutionnaire » de LFI malgré sa faible combativité réelle.

Cette tactique n’est pas seulement celle de LFI, elle correspond également à une évolution du champ médiatique, et des adversaires politiques de la gauche  depuis l’affirmation « décomplexée » des mots d’ordre à droite, portée par Nicolas Sarkozy, qui a été un vecteur essentiel de la progression du vote RN.

 

Les limites de la participation au système

L’agitation à l’Assemblée nationale, notamment sur les retraites ou la Palestine, donnent de la visibilité à des thématiques de gauche. Mais l’absence d’alternative à l’extérieur des institutions limite les effets de cette politique, comme on a pu le constater dans la dernière séquence, où la classe dominante a eu beau jeu de moquer la radicalité de LFI. Cette tactique parlementariste a été particulièrement visible lors des législatives autour du mot d’ordre « Mélenchon Premier ministre », lors de la campagne pour obtenir le poste de Premier ministre à nouveau l’été dernier, puis du lancement de la procédure de destitution de Macron, ou lorsque Mélenchon avait appelé à un référendum au plus fort de la grève pour les retraites en 2019.
Non seulement ce mot d’ordre était clairement irréaliste dans le cadre des institutions, mais en plus il participait à mettre en évidence le caractère instrumental des logiques parlementaires en vue de la conquête de l’exécutif. LFI entretient ainsi des illusions terribles sur la nature des institutions et la possibilité de les réformer. L’intégration d’une revendication comme le RIC, issue du mouvement des Gilets jaunes, met bien en évidence la volonté d’articuler les revendications du mouvement social à des représentations institutionnelles et délégatives du pouvoir. Le parlementarisme remplit dès lors une fonction idéologique pour notre classe : l’opposition que représente LFI reste formelle, verbale et de l’ordre du spectacle politique, elle ne se retranscrit dans la réalité de la lutte des classes que si les masses détournent cette fonction et s’en emparent elles-mêmes. 

 

Les relations tourmentées avec la gauche

LFI s’est construite en rupture avec la gestion du capitalisme par les gouvernements Hollande. C’est ce qui lui a donné son audience et a, au passage, marginalisé la gauche révolutionnaire, à qui elle a repris son discours de délimitation vis-à-vis du PS. Forte de ses résultats de 2017 et 2022, LFI a opéré un virage pour tenter d’unifier la gauche autour d’elle, sur une base « de rupture ». Cependant, la succession du Front de gauche, de la NUPES et du Nouveau Front populaire n’ont pas construit une base programmatique commune suffisamment solide pour développer une solidarité stratégique. De fait, il semble que LFI ne souhaite pas véritablement convaincre : son refus des « compromis » vise à tenter d’acquérir une hégémonie sur le reste de la gauche : les élections locales la laissent très loin derrière les partis les plus intégrés au système, des mairies aux régions en passant par les départements.

Et si ces partis (PCF, PS, écologistes) sont fragilisés et régulièrement marginalisés (comme le PS qui a été seul à ne pas voter la censure de Bayrou), ils conservent une force et une crédibilité au-delà d’un électorat radical – celui qui reste attaché à l’alternance libérale et au compromis avec le système –, ce qui bloque la progression d’une LFI qui joue tous les rapports de forces sur le terrain institutionnel. Par exemple, la place du PS est en partie déterminée par les rapports de forces politiques : c’est ce qui a expliqué son son ralliement au NFP et aujourd’hui son abstention sur la censure. Une mobilisation contre le budget de Bayrou aurait pu rendre cela plus difficile, mais les tentatives en ce sens ont été globalement un échec.

Plus positivement, on a pu constater ces derniers mois un réchauffement des relations entre les syndicats conséquents (CGT, FSU, Solidaires) et la gauche politique : s’il était encore difficile lors du mouvement pour les retraites de voir converger la CGT avec LFI, la place des syndicats dans les campagnes du Nouveau Front populaire a en revanche été motrice et remarquée. Elle n’a néanmoins pas participé à produire un engouement de masse autour des comités du Nouveau Front populaire, que nous avons œuvré à construire mais dont la réalité militante est très limitée. 

Les nouveaux visages de la social-démocratie : les classes moyennes et supérieures aux commandes de la “rupture”.

La présentation la plus optimiste du programme de LFI ne pourrait dès lors – si on voulait traduire en langage marxiste un programme républicain et une tactique postmoderne – serait celle de « socialisme monopoliste d’État limité », vague reformulation des plus tièdes espoirs eurocommunistes des années 1970-80. La conséquence de la vision interclassiste – qui remplace les classes par le peuple – de LFI est que, si elle s’adresse à toutes les classes mécontentes du système capitaliste avec un discours radical mais néanmoins social-démocrate, de fait, ce sont les professions intermédiaires  qui constituent en majorité ses cadres politiques, les plus prolétarisé·es étant confinées à la passivité. Une partie de ces militant·es nous est favorable, apprécie beaucoup le NPAA et Philippe Poutou, et, aux débuts du projet de parti large que nous avions constitué, correspondait à une partie de notre base élargie mais n’envisage pas de nous rejoindre.

La base militante de LFI correspond quant à elle à un ensemble duel : une partie d’aspirant·es au statut de cadre du parti, attirée par l’espace dégagé dans les institutions et dans LFI, et une partie plus volatile, qui participe ponctuellement aux actions proposées dans les Groupes d’action et sur les plateformes numériques. LFI « sélectionne » des talents et des cadres... Globalement, les primo-militant·es peuvent être satisfait·es de mener une action ponctuelle, mais les plus expérimenté·es se lassent vite de l’absence de discussion politique — sauf s’il s’agit d’entreprendre une carrière politique. La formation proposée à une partie des militants de LFI reste globalement descendante, verticale, et ne vise pas à l’encapacitation des militant·es — si ce n’est sur des actions immédiates très concrètes, qui sont peu accompagnées de discours.

… sur une assise de masse peu combative et très volatile

Le vote populaire, qui dépasse donc la seule fraction des classes moyennes acquises à des revendications sociales-démocrates radicales, est un deuxième enjeu. Cette assise de masse est réelle – on a pu le constater par la puissance du vote pour Mélenchon dans les quartiers populaires, avec des votes dépassant très souvent 50 ou 60 % au premier tour dans les bureaux de vote populaires – mais elle est en même temps extrêmement fragile : d’un part parce qu’elle ne se retranscrit pas en force militante, d’autre part parce qu’elle utilise un vote sans conviction profonde.
Ainsi, LFI constitue bien un réflexe électoral parmi les urbain·es, en particulier racisé·es, sur la base de la reconnaissance d’un intérêt à voter pour LFI, notamment face à la crainte d’une menace majeure en face. Elle n’implique pas l’adhésion au projet global de LFI – elle ne constitue pas les bases d’une « mobilisation » populaire, que LFI ne peut pas produire  : l’histoire des partis communistes au début du 20e siècle ne se répète pas car LFI ne peut pas s’appuyer sur des mobilisations de masse, constantes, du prolétariat et est directement impactée par son intégration aux institutions. Son intégration aux institutions et sa volonté de renforcer la délégation parlementaire sont des obstacles à l’auto-organisation, notamment dans des cadres antiracistes et antifascistes autonomes. Trop faible en bas, trop intégrée en haut, LFI est condamnée à une grande fragilité.

De plus, l’argumentaire antiraciste développé récemment par LFI, notamment sur l’islamophobie et la lutte palestinienne demeure une proposition minimale. De même, le thème de la « créolisation » est une proposition universaliste, qui, en prétendant refonder un ensemble culturel unifié, masque les rapports coloniaux encore prégnants en France. La défense des transferts culturels ou la lutte contre l’islamophobie restent superficiels, traitées de manière morale comme la lutte contre des « préjugés » ou une déraison raciste.
La reprise récente du terme de « grand remplacement » par Jean-Luc Mélenchon, affirmant qu’il aurait « déjà eu lieu, et tant mieux » est un symbole de la superficialité et des cécités de la politique antiraciste de LFI. Il est pour le moins étrange, pour combattre le racisme, de reprendre une partie de ses termes. Cela constitue une défaite et un danger. 

A court terme cependant, LFI contribue à construire une digue bienvenue à la progression de l’extrême droite lors des législatives et représente une respiration, notamment dans les médias, pour l’ensemble des personnes qui sont quotidiennement visées par des politiques toujours plus violentes et discriminatoires. Cependant, nous ne partageons pas son discours, bien différent de l’antiracisme radical dont nous avons besoin dans la période.

LFI constitue une formation incontournable dans la période, qui représente une alliée importante dans de nombreux combats sociaux et politiques, notamment car elle refuse les compromis avec les forces réactionnaires toujours plus étendues. Cependant, nous nous en démarquons car sa stratégie demeure éloignée de notre perspective révolutionnaire et de nos objectifs politiques. C’est à nous de faire la démonstration, dans l’action unitaire et par notre engagement concret, sur nos lieux de travail et dans le mouvement social, de la nécessité d’une reprise du pouvoir par nous-mêmes.