Entretien. La mobilisation autour de la Marche du 12 avril prend de l’ampleur. La riposte à Valls et son gouvernement de combat se construit. Mais les débats, tout aussi indispensables, se poursuivent. Cette semaine nous donnons la parole à Malika Zediri de l’APEIS (Association pour l’emploi, l’information et la solidarité des chômeurs et des précaires) et à Laurent Esquerre d’Alternative libertaire.La marche du 12 avril est soutenue par des partis, des syndicats, des associations et des « personnalités ». Un tel rassemblement n’est pas si fréquent. Comment l’expliquer ?Laurent Esquerre : La montée de l’extrême droite et plus largement de la réaction a été un élément déterminant dans la construction de cette marche. L’annonce au même moment par le gouvernement du renforcement d’une politique d’écrasement social des travailleurEs et des chômeurEs (Pacte de responsabilité) a joué un rôle de cristallisation quant à l’urgence qu’il y avait à agir.Malika Zediri : Cette initiative correspond à un absolu besoin du moment. Il est urgent de remettre en cause une société qui exclut à tout va. Une société dans laquelle le chômage, la précarité de l’emploi deviennent la norme, et où Pascal Lamy demande qu’on mette en place des emplois avec des salaires inférieurs au Smic, où des millions de gens en sont réduits à une vie à minima à perpétuité et où 30 % de la population ne fait que survivre au quotidien, avec des gens, des jeunes, des femmes, des retraités qui ont faim.Il faut rompre avec des pratiques par lesquelles un fossé s’est creusé entre les organisations, leurs représentants et la population. À gauche, on a perdu de la colère par rapport à la situation des gens. La misère, la détresse, il faut en parler. Il faut revenir au réel, au singulier des hommes et des femmes pour construire des résistances immédiates face aux factures EdF, aux loyers qu’on ne peut pas payer. Mais aussi dire qu’il est possible de faire d’autre choix.Dans ce contexte, c’est une évidence de se réunir entre syndicalistes, responsables politiques et d’associations, pour construire une riposte et envisager ce qu’on peut faire ensemble, donner la possibilité à chacun de ré-intervenir sur sa vie. Il n’y a pas de petits problèmes. Il faut des comportements plus sociaux, plus solidaires et arrêter de penser par le haut, de vivre entre soi.La situation est grave, et le gouvernement est dans la logique de prendre, de gratter toujours « en bas », comme on l’a vu avec les dernières négociations sur l’assurance chômage. Il faut redonner à voir une vraie gauche qui impose un autre partage des richesses.La rédaction de l’appel a suscité des débats entre les participants. Quel est l’enjeu essentiel ?Malika Zediri : Nous sommes une petite association et nous avons été sensibles au fait que les débats montrent une capacité à partager, confronter les différences d’appréciation. Nous ne sommes pas tous identiques, mais il est important de réapprendre à faire ensemble, à égalité. Parce que quand on fait ensemble, cela donne du sens et permet de se faire entendre. Le texte d’appel, de nombreux camarades l’ont trouvé bon, car vivant, coléreux exprimant un ras-le-bol, un « maintenant ça suffit ! » qui n’est pas qu’une formule. Ça doit venir de partout même si on sait bien que la CGT, les syndicats, seront les plus nombreux.Laurent Esquerre : Ce n’est pas seulement le contenu de l’appel qui a fait débat mais la façon dont cette initiative a été lancée. Pour ce qui est de l’appel, il était important pour nous que la responsabilité du gouvernement dans la mise en œuvre de la politique du capital soit clairement pointée, de même que son rôle dans la stigmatisation des immigréEs (Roms, sans-papiers...). L’appel est très clair là-dessus. Il était également important qu’il ne soit pas seulement l’expression d’un ras-le-bol, au demeurant nécessaire, mais qu’il pose aussi la question de la construction d’une alternative et cette exigence est reprise de même. Dans un contexte marqué par les élections et les difficultés que traversent les mouvements sociaux, il aurait mieux valu éviter les effets d’annonce mettant en avant au début les seules organisations politiques, car cela n’a pas facilité l’implication des syndicats mais aussi des associations et collectifs de lutte. Ces organisations ont d’abord craint de se faire instrumentaliser même si nombre d’entre elles ont ensuite contribué à mobiliser pour cette marche.Cela dit, l’enjeu est non seulement de se réapproprier massivement et durablement la rue, mais aussi d’ouvrir un espace tant social et politique pour une révolte que la gauche au pouvoir s’emploie à tuer depuis plusieurs décennies. Cette révolte doit pouvoir se conjuguer avec le désir d’action directe, de grève générale, d’autogestion et d’alternative au capitalisme. Et il s’agit donc de renouer avec une parole trop souvent niée et étouffée au profit de fausses solutions dans le cadre du système capitaliste et par en-haut, style VIe République, qui ont pour effet de déposséder les exploitéEs et oppriméEs du pouvoir de décision. De ce point de vue la visibilité des forces anticapitalistes sera essentielle. Le fait qu’elles soient désunies à l’échelle nationale, malgré nos efforts, n’aide pas.Une idée traverse l’appel et les discussions : s’inscrire dans la durée. Quelles pistes concrètes ?Laurent Esquerre : Effectivement, faire de la marche du 12 avril un coup politique serait aberrant. Une course de vitesse est engagée avec l’extrême droite qui instrumentalise le mécontentement social afin de rendre populaire la réaction. Il est également important que la marche du 12 avril soit la plus massive possible, car un tel succès aidera les mobilisations à venir comme le 1er Mai et celle contre l’accord transatlantique en mai. Nous avons besoin de ce souffle pour aborder en position plus favorable l’affrontement social avec le Medef et le gouvernement et faire échec aux plans d’austérité.Le 15 avril se tiendra une réunion de bilan, afin de décider des suites à donner à la marche. On pourrait se dire qu’une construction de type LKP qui a débouché sur la grève générale en Guadeloupe est souhaitable, mais cela n’est possible que si les syndicats, les associations et collectifs de lutte, y pèsent d’un poids plus important.Malika Zediri : Il faut poser à l’ensemble de la société française la grande question des inégalités et s’exprimer là-dessus. 150 appartements possédés par une seule personne, des riches toujours plus riches, Bettencourt, 16 familles qui possèdent autant que 3 millions d’autres, qu’est-ce que ça veut dire ?Quant on touche le Smic, on ne peut pas vivre correctement, c’est la vie tout court qui est mise en cause. Sur le Smic, il faut que tout le monde s’y mette, surtout quand Lamy veut encore descendre en-dessous... Alors que beaucoup de gens sont déjà au-dessous. On doit rediscuter à gauche du logement social, d’une indispensable baisse des loyers, notamment en Île-de-France.Il faut créer des rencontres avec les populations, au-delà de l’esprit partisan. La confiance, ça se redonne avec ce qu’on est capable de faire ensemble, et elle fait reculer l’extrême droite. C’est pour cela que ça doit continuer après le 12, pour des États généraux sur la situation sociale, sur la protection sociale.Les gens qui n’ont pas de quoi vivre, où dormir, n’entendent plus la politique. L’abstention ne date pas d’aujourd’hui, car les gens n’en peuvent plus de la vie politique. Il faut redonner des repères en même temps que des moyens d’agir sur sa vie, et proposer un monde qui fonctionnerait autrement.Propos recueillis par Robert Pelletier
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