Le mouvement des Gilets jaunes, par ses aspirations égalitaires, sa combativité, se dresse face au bloc de la grande bourgeoisie. Pour gagner, éviter récupérations et dérives, il faudra que les salariéEs se mettent en mouvement, que se constitue un front social de lutte contre Macron.
Les Gilets jaunes nous confrontent à toute une série de questions. Au-delà des précédents historiques discutables et des aspects condamnables (manifestations de racisme et d’antisémitisme) souvent mis en avant mais plus ou moins anecdotiques, comprendre le mouvement suppose de revenir à la racine : les Gilets jaunes sont le produit de l’évolution de la formation sociale française, elle-même surdéterminée par les transformations récentes du capitalisme. Comme l’écrivait Marx dans le Manifeste du parti communiste : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. » C’est exactement ce processus qui continue. Cette « révolutionnarisation » de la formation sociale transforme tant la bourgeoisie que le prolétariat, sans oublier les couches intermédiaires.
Les classes sociales percutées par le capitalisme
Le prolétariat a connu des modifications différenciées : élargissement et homogénéisation d’un côté, éclatement et dispersion de l’autre. Les conditions de rémunération et de travail, le rapport au patronat des ouvrierEs, des employéEs, d’une large fraction des technicienEs et travailleurEs qualifiés de l’industrie et des services, voire d’une partie de l’encadrement, se sont rapprochées. Les avantages concédés dans le passé à certaines de ces catégories ont tendu à s’éroder. Mais, dans le même temps, les statuts se sont diversifiés : intérim, CDD, externalisation, sous-traitance externe ou sur site, diminution de la taille des établissements au profit de « réseaux », horaires variables ou « à trous ». Dans les services publics, les contrats de droit privé et la précarité se sont développés. Les grandes concentrations ouvrières ont été disloquées et ont quitté les villes tandis que l’aménagement capitaliste de l’espace contraint beaucoup de salariéEs à vivre loin des centres urbains mais pas forcément près de leur travail : d’où des déplacements incessants.
La grande bourgeoisie française s’est internationalisée et renouvelée par l’intégration des couches supérieures du salariat, public et privé. Les clivages idéologiques qui la traversaient traditionnellement se sont estompés sous la pression des marchés et de la « modernité », réduisant la place des patrons sociaux, des catholiques rigoristes, etc. On a assisté à une homogénéisation idéologique et sociale de la bourgeoisie française autour d’un point essentiel : faire les réformes nécessaires pour le capital, et pour cela jouer à fond le cadre de l’Union européenne capitaliste. Comme le politologue Jérôme Sainte-Marie le soulignait dans une interview à l’Humanité après l’élection de Macron : « La réunification de la bourgeoisie est éclatante. […] Le bloc élitaire domine sans partage l’appareil de l’État et la direction des grandes entreprises ». Dans les fractions de la moyenne et petite bourgeoisie, tournées avant tout vers le marché national, subsiste un état d’esprit plus traditionaliste et moins pro-européen, mais ce n’est pas l’orientation des cercles dominants du patronat.
Les couches sociales dites intermédiaires sont très sensibles aux évolutions du capitalisme, surtout quand elles s’accélèrent. Elles ont été profondément renouvelées : recul de la paysannerie, et dans une moindre mesure des artisans et petits commerçants, montée et essor continu des « couches moyennes salariées ». Si de nouvelles catégories de non-salariéEs se développent aujourd’hui, elles se sentent privées d’un des attributs traditionnels de cette situation : les « indépendantEs » sont devenus largement dépendants, et souvent ce n’est pas seulement un sentiment mais une situation objective. Quant aux « couches moyennes salariées », elles sont écartelées : si une partie fait bloc idéologiquement avec la grande bourgeoisie, ses éléments « inférieurs » subissent eux aussi la logique capitaliste.
Le « bloc bourgeois » sait ce qu’il veut
Il faut à ces évolutions ajouter un élément supplémentaire : la conjoncture politique. Les alternances gouvernementales entre la droite et la « gauche » de gouvernement permettaient de masquer la parenté des politiques menées. L’alternance sans véritable alternative est une méthode pour maintenir l’ordre social. Ce n’est plus le cas avec Macron qui incarne parfaitement la réunification de la grande bourgeoisie française des entreprises et de l’État (en laissant de côté les anciens clivages entre partis ou sur les questions de société) pour faire les réformes le plus vite et le plus complètement possible. Le « bloc bourgeois » est socialement minoritaire mais bien plus résolu que ceux qui sont censés s’y opposer. Cela a permis à Macron de remporter plusieurs succès (ordonnances, réforme de la SNCF) et d’étaler son mépris de la situation du plus grand nombre par des déclarations dédaigneuses mais aussi par une addition de mesures unilatéralement et visiblement antisociales : hausse de la CSG des retraitéEs, rabotage de l’APL, quasi-suppression de l’ISF. Mais comme le soulignait le politologue précité, « une domination s’affaiblit quand elle avance sans masque ». D’ailleurs, la politique macronienne sape la légitimité du système fiscal : pourquoi payer des impôts (au surplus des taxes inégalitaires) quand les riches en payent de moins en moins, les hôpitaux sont engorgés ou fermés, les bureaux de poste et les voies ferrées hors TGV sacrifiés… ?
Un mouvement à base d’abord prolétaire
Dans ce contexte, et alors que le mouvement ouvrier a subi une série de défaites, vont se dresser les Gilets jaunes, regroupement de couches sociales hétéroclites mais qui se sentent toutes victimes de la brutalité néolibérale, du mépris de l’« élite ». Le gros du mouvement est formé par des prolétaires en activité (ouvrierEs et employéEs) ou retraitéEs, auxquels s’ajoutent des membres de la petite-bourgeoisie (artisanEs, auto-entrepreneurEs, infirmières libérales), des paysanEs et des petits patronEs. Une partie de la clientèle électorale populaire de la droite (voire du FN) se retrouve aujourd’hui autour des Gilets jaunes et influence leurs formes d’apparition (drapeaux tricolores, Marseillaise) mais il ne faut confondre cette présence avec les menées de l’extrême droite organisée.
Les revendications mises en avant restent hétérogènes : leur cœur n’est pas la mise en cause de l’exploitation capitaliste mais plutôt de ses conséquences. Les salaires sont loin d’en constituer le volet prioritaire mais, malgré le poids des non-salariéEs, les exigences ne se résument pas du tout à la « baisse des charges ». L’aspiration égalitaire est forte. Du lien social et des débats se sont développés entre des gens souvent éloignés de la sphère syndicale ou politique. Les Gilets jaunes ont par ailleurs remis la radicalité à l’ordre du jour. Manifester là où sont les puissants plutôt que dans les quartiers de Paris qui restent un peu populaires n’est pas un gadget médiatique.
Un front social contre Macron
Les salariéEs, souvent syndiquéEs ou ex-syndiquéEs, présentEs dans le mouvement, ne le sont pas en tant que tels. Socialement largement prolétaire dans sa base, le mouvement des Gilets jaunes, par ses revendications, se pose avant tout en mouvement des « petits contre les gros », mais le MEDEF ne figure pas parmi les cibles dénoncées. Cette subordination des intérêts propres des salariéEs dans le mouvement renvoie sans doute à une situation où (en simplifiant beaucoup), bien que l’exigence de revalorisation du pouvoir d’achat et de défense de l’emploi soit urgente, de nombreux salariéEs croient de moins en moins à la possibilité d’obtenir ce qui serait nécessaire par des luttes dans l’entreprise.
Malgré la sympathie dont il continue de bénéficier dans l’opinion, sa capacité à durer, on voit mal comment le mouvement pourrait réellement casser la dynamique inégalitaire s’il ne s’élargit pas et si les salariéEs ne se mettent pas en mouvement, et pas seulement dans la rue, mais dans les entreprises, les services, les réseaux de distribution. Les semaines qui viennent seront décisives et les conséquences de l’attitude du mouvement ouvrier immenses.
Il faut que se construise un front social contre Macron. Ce devrait être l’horizon de celles et ceux qui veulent réellement battre le pouvoir. En appeler à la révolte populaire, affirmer sa fascination pour tel ou tel leader sans se fixer cet objectif mène à un épuisement progressif (ce qui n’excuse en rien ceux qui n’ont d’autre politique que la suspicion systématique à l’égard des Gilets jaunes). Et l’échec ne serait pas celui des seuls Gilets jaunes mais de l’ensemble des salariéEs, des retraitéEs, des chômeurEs, des petits paysanEs et artisanEs destinés à être broyés par le projet macronien.
Henri Wilno