Nous venons de vivre plusieurs mois de lutte des classes en France d’une intensité remarquable. Par millions, des prolétaires ont défilé à répétition dans les plus gros cortèges de l’histoire sociale du pays. Des secteurs économiques importants, bien que isolés, sont entrés en grève reconductible. Le gouvernement a failli chuter et la mobilisation a continué après l’adoption de la loi via l’article 49.3 de la Constitution. Jamais le pouvoir n’a été autant contesté dans la première année d’un mandat présidentiel sous la 5e République.
Nous avons pour habitude de dire que le mouvement de 1995 a ouvert un nouveau cycle de luttes après le reflux des années 80 : des mobilisations de masse contre l’extrême droite en 2002, un mouvement de grève en 2003 dans l’éducation nationale et contre la réforme des retraites dans la fonction publique, la victoire du Non de gauche au référendum de 2005 suivie du retrait de la réforme du Contrat Première embauche (CPE) en 2006 sous la pression des mobilisations de la jeunesse et du début de débordement dans le monde du travail.
Dans quel cycle de la lutte des classes sommes-nous ?
La crise économique de 2008, suivie de la défaite de la mobilisation contre la réforme des retraites de Fillon de 2010, a clos brutalement la montée des mobilisations et de la contestation de l’ordre économique capitaliste. En 2010, les manifestations étaient d’un niveau comparable à 2023 et certains secteurs avaient perturbé la marche de l’économie (SNCF, énergie, ramassage des ordures…) et la défaite a provoqué un reflux important des mobilisations. Lors de cette séquence, les conditions de la lutte des classes se sont profondément modifiées.
La mobilisation de 2010 était nettement plus massive et profonde que la mobilisation contre le CPE par exemple. Mais les enjeux pour la bourgeoisie étaient également bien supérieurs. La crise de 2008 a massivement frappé l’économie mondiale. Si des mesures ont été rapidement prises par les banques centrales et les principaux pôles économiques impérialistes, les difficultés économiques ont radicalisé la bourgeoisie. En Europe, l’austérité budgétaire, les plans de redressement, la mise à genoux de pays entiers comme la Grèce par le centre européen, montrent à quel point il a fallu frapper fort pour maintenir les profits capitalistes et faire payer aux classes populaires les centaines de milliards d’euros injectés par les banques centrales pour éviter l’effondrement.
C’est dans ce contexte que les années 2010 se sont ouvertes. Sarkozy a exprimé politiquement un durcissement de la grande bourgeoisie dans la façon dont elle domine l’ensemble des autres classes sociales, à commencer par le prolétariat. L’attaque frontale sur les régimes de retraites, contre les hôpitaux ou dans le secteur de l’éducation ne peut se comprendre que par la volonté du camp d’en face de modifier brutalement la répartition des richesses en sa faveur. Cette volonté sur le plan national a été stimulée par la réorganisation de la hiérarchie entre les puissances impérialistes.
Après Sarkozy, Hollande est arrivé au pouvoir en 2012 en faisant croire à un apaisement des relations sociales. Mais le Parti socialiste, après 30 ans d’intégration à l’appareil d’État français, a poursuivi la même politique que Sarkozy sur le plan économique et social. La bourgeoisie radicalisée ne pouvait pas attendre. Par ailleurs, les liens avec la gauche et le mouvement syndical ont même facilité le passage de certaines réformes. Dès le 1er janvier 2013, le gouvernement Ayrault met en place le CICE, un avantage fiscal de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an pour les entreprises. En 2013, la réforme Touraine passant progressivement les retraites à 43 annuités de cotisation a été adoptée sans réaction. En 2016, la loi El Khomri, dite « loi travail », attaque brutalement le droit du travail et la place des organisations syndicales dans le rapport de force quotidien entre patrons et salariéEs. Des grèves vont se déclencher mais avec un arc de force syndical restreint (la CFDT soutenant la réforme) et une répression policière a un degré qualitativement supérieur par rapport à la période précédente.
En 2017, Macron, ministre de Hollande jusqu’alors, est propulsé président de la République par les fractions dominantes de la bourgeoisie française, Bernard Arnault en tête (il est devenu depuis l’homme le plus riche du monde, tout un symbole !). Son début de mandat est marqué par « l’affaire Benalla », du nom d’un proche conseiller du président, qui a participé matraque à la main à la répression policière du 1er Mai 2018. L’affaire fait scandale et Macron, se croyant intouchable, a lancé devant la presse « Qu’ils viennent me chercher ! ». Quelques semaines plus tard, l’irruption du mouvement des Gilets jaunes semble répondre à l’arrogance du pouvoir. Mouvement d’un nouveau type (à l’exception des Bonnets rouges bretons en 2013), extérieur au mouvement ouvrier organisé, les Gilets jaunes représentent une alliance des classes populaires périphériques, celles reléguées hors des métropoles. Ce mouvement va prendre un caractère insurrectionnel contre la vie chère et pour la démocratie. Jusqu’à 300 000 personnes sont entrées dans l’action directe dont plusieurs dizaines de milliers jusqu’aux portes de l’Élysée. Chaque weekend, pendant un an, les Gilets jaunes ont occupé l’espace public, les ronds-points et les rues des grandes villes sous une répression policière sans précédent dans l’histoire récente du pays.
La radicalisation de la bourgeoisie va s’accentuer
Dès le mouvement des Gilets jaunes « calmé », Macron va tenter une première réforme du régime des retraites pour en finir avec le mode de financement que nous connaissons, vers un régime à points. Une fois de plus, une partie du mouvement syndical autour de la CFDT va soutenir la réforme. La mobilisation, menée notamment par la CGT avec des grèves reconductibles à la SNCF, dans l’Éducation ou les raffineries, ne va pas arriver à s’étendre à l’ensemble des secteurs. Le début de la pandémie et le confinement vont empêcher le gouvernement de faire passer la loi via l’article 49.3 dans un contexte où les grèves étaient défaites.
Les deux ans de pandémie ont différé les affrontements centraux. Mais la lutte des classes a continué à s’exprimer face à l’incapacité du pouvoir à apporter des réponses immédiates à la population qui tentait de vivre en présence du virus. Ceci notamment dans le secteur de la santé et pour les libertés. La gauche radicale n’a pas réussi à articuler ces deux exigences, sanitaire et démocratique. Des tentatives ont cependant eu lieu comme lors de la manifestation du 12 décembre 2020 à Toulouse, appelée par des syndicats de la santé, soutenue par 30 organisations, qui a vu défiler 10 000 manifestantEs malgré le second confinement.
La situation politique et économique s’est fortement dégradée au plan international depuis et à la suite de la pandémie : guerre en Ukraine, tensions en Asie du Sud-Est, course à l’armement, inflation record, divisions politiques des bourgeoisies européennes… le tout dans un contexte historique où le capitalisme peine à faire face aux changements climatiques accélérés par les conséquences d’un mode de production qui place les profits avant toute autre considération. Une chose est sûre, pour nous comme pour nos adversaires, nous allons au-devant d’une période de turbulences extrêmes. Dans cette situation, la bourgeoisie va aller toujours plus loin dans sa politique d’agression des couches populaires. Comment ne pas mettre en miroir les 12 milliards d’économies annuelles réalisées par la réforme des retraites et l’augmentation sans précédent du budget militaire dans des proportions similaires ?
C’est dans ce sens qu’il faut analyser la menace de l’extrême droite qui pèse de plus en plus dans la plupart des pays du globe : son rôle, en désignant des ennemis extérieurs et intérieurs – particulièrement les immigréEs, les LGBTI, les femmes, les militantEs… –, en commençant à affronter physiquement le mouvement ouvrier et les forces démocratiques, est d’être une option pour décupler l’exploitation et la répression. Le danger fasciste devient concret, une option pour la classe dominante, en même temps qu’il prend son autonomie vis-à-vis d’elle, comme on peut le voir avec les rapports de forces qui existent entre l’État et ses forces de police et le développement de partis fascistes en conflit avec d’autres fractions de la bourgeoisie.
Après deux ans de pandémie, alors que Macron a été réélu avec les suffrages de la gauche contre l’extrême droite, la réforme des retraites visant à passer l’âge de départ à 64 ans ne peut être comprise que dans le cadre d’une radicalisation accrue de la fraction dominante de la bourgeoisie. Il fallait taper vite et fort, dès le début du mandat, sans composer avec aucune organisation syndicale pour essayer d’infliger une défaite majeure aux travailleurs/ses et à leurs organisations, dans l’espoir de dégager des marges de manœuvre pour la suite. Macron et son gouvernement étaient prêts. Ils ont utilisé comme jamais toutes les procédures possibles offertes par la 5e République pour passer en force, dans un Parlement où ils étaient minoritaires. Puis, une fois la loi adoptée le 20 mars avec le 49.3, ils ont déclenché une répression massive avec une police bien préparée à attaquer des cortèges de masse. En effet, la police s’est déchaînée sur les manifestations spontanées dans les soirs qui ont suivi le 49.3 mais aussi lors de la manifestation du 23 mars où les plus gros cortèges depuis le début du mouvement se sont fait disloquer dans des nuages de lacrymogènes et sous des coups de matraques. Des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées confrontées à la violence de l’État.
Depuis Sarkozy et de façon ininterrompue, la radicalisation de la bourgeoisie se traduit pour celles et ceux qui relèvent la tête par une répression de plus en plus brutale. De Rémi Fraysse aux Gilets jaunes, des manifestations contre la réforme des retraites à Sainte-Soline…
Tirer les bonnes leçons pour intervenir dans les mobilisations futures
À partir de 2016 – loi El Khomri –, des luttes de masse ont lieu à répétition en France. Elles prennent des formes variées. Adoptent des tactiques différentes. Mobilisent des secteurs parfois différents de notre camp. Toutes échouent mais aucune de ces défaites ne renvoie la prochaine lutte à un temps long. Il n’y a pas eu pour l’instant de défaite historique de notre camp qui marquerait une modification telle du rapport de force entre les classes qu’aucune lutte ne pourrait être envisageable à court terme. C’est une donnée fondamentale de la situation. Sous les coups d’un adversaire qui se radicalise, des secteurs larges de notre camp entrent et vont continuer à entrer en lutte de façon régulière. Il y a donc une importance cruciale à tirer les bonnes leçons de chaque phase du développement de ces luttes pour pouvoir accumuler une expérience collective qui nous permette, dans les prochains affrontements, de modifier le rapport de force entre les classes en notre faveur.
La séquence de lutte dans laquelle nous nous trouvons est marquée par certaines caractéristiques fondamentales. La structure de la production capitaliste tend à individualiser les prolétaires dans leur rapport au travail : petites unités de production, hétérogénéité des contrats et des rémunérations, cascades de sous-traitance… Ces éléments structurels affaiblissent la position de chaque travailleur/se face à son propre patron et diminuent la fréquence des luttes et des grèves dans l’entreprise. La manifestation de masse est devenue le lieu privilégié par lequel s’exprime l’opposition aux projets du capital comme le décrit très bien Patrick Le Moal lors d’une récente session de formation en ligne1. La participation à la manifestation est de plus en plus individuelle. Les départs collectifs de l’entreprise sont rares, beaucoup viennent sur leur repos ou déposent des RTT, les AG préparatoires sont vides… Quand la fin du mouvement des Gilets jaunes a rencontré le début de la grève des retraites en 2019, il n’était pas rare de voir arriver en fin de manifestation des groupes de Gilets jaunes qui sortaient du travail. La séparation entre la manifestation et la grève était alors totale.
Les grandes manifestations que nous connaissons expriment donc une contradiction. Par leur massivité, elles affaiblissent le pouvoir politique mais par leur rôle de substitut à la grève et à la pratique collective de la mobilisation elles expriment la faiblesse du rapport de force exercé sur l’outil de production et l’appareil d’État.
À côté de ces manifestations se développent d’autres modes d’action, tous caractérisés par l’extériorité au rapport de force dans l’entreprise : blocage de la circulation, occupation de tiers-lieu, sabotage, émeute urbaine, cortège de tête plus ou moins agressif envers le mouvement syndical… Ces modes d’action, hérités du mouvement des Gilets jaunes ou influencés par des courants autonomes participent du rapport de force mais restent un substitut, le plus souvent théâtral, aux difficultés à ancrer le mouvement dans les entreprises ou dans les lieux de vie qui concentrent celles et ceux qui travaillent et font tourner la société.
Dans ce contexte, un certain nombre de courants, dont le NPA, se réclament de l’hypothèse stratégique de la grève générale. Nous trouvons dans ce cadre de nombreux alliés dans le mouvement syndical, notamment dans certaines unions départementales, qui défendent que c’est par la grève et la pression qu’elle exerce sur la bourgeoisie dans son ensemble que nous pourrons gagner. Il ne s’agit pas d’agiter le mot d’ordre de grève générale comme le font certains courants mais bien de comprendre que l’ensemble des tactiques que nous pouvons développer doivent être tournées vers la généralisation de la grève. D’autant que la grève générale pose la question du pouvoir car elle construit un affrontement de classe sur le plan national en même temps qu’elle fait sortir des millions de personnes de l’aliénation quotidienne pour poser la question de qui contrôle la société.
Il est illusoire de croire que l’intersyndicale aurait pu appeler à la grève générale. Mais nous avons eu un point d’appui inédit quand l’ensemble des syndicats, plusieurs semaines à l’avance, ont appelé à « bloquer le pays » le 7 mars 2023. À ce moment-là, plutôt que de les dénoncer, il fallait en faire un levier pour tenter de déborder la situation. Les directions syndicales confédérales n’ont rien fait sur le terrain. Mais même à la base, quels que soient les courants politiques, la paralysie a prédominé. Les blocages, trop peu nombreux, ont été réalisés loin des lieux de travail, extrayant ainsi les militantEs de leur milieu alors qu’ils auraient dû privilégier de s’organiser en proximité des entreprises plutôt qu’aux entrées de périphériques. Par ailleurs, il y avait une opportunité de reconduire la grève le 8 mars dans de nombreux endroits si le lien avec le mouvement autonome des femmes avait été réalisé partout. Dans des villes comme Toulouse, la manifestation du 8 mars, unitaire entre l’intersyndicale et l’inter-organisations féministe, a permis de poursuivre le mouvement deux jours d’affilée à un niveau bien supérieur aux villes équivalentes. Mais globalement, nous avons raté le coche car nous n’avons pas cherché à saisir des opportunités, à prendre des initiatives, à faire bifurquer la situation.
Cet exemple peut illustrer le fait que trop souvent les militantEs convaincuEs de la grève générale ont tendance à croire que la reconductible se joue en permanence, à chaque journée d’action. Que si la prochaine date est trois jours après, il s’agit d’une trahison. À l’inverse, des militantEs estiment que nous avons peu de poids dans le déroulé des choses et qu’il faut se concentrer uniquement sur des aspects idéologiques. Ces visions sont erronées et empêchent de gérer les flux et les reflux rapides qui ont lieu dans une mobilisation. Elles empêchent également de saisir des opportunités et d’appuyer au bon endroit au moment opportun. Le moment du 7 mars a ainsi été globalement un échec pour l’ensemble du mouvement mais aussi pour la gauche radicale, au sens large du terme, qui n’a pas réussi à appuyer sur l’accélérateur au moment opportun. En ce sens, la reconstruction d’un parti stratège, « une sorte de boîte de vitesses et d’aiguilleur de la lutte des classes » comme l’exprime Daniel Bensaïd2, est une tâche centrale dans la situation si l’on veut espérer franchir des pas dans l’affrontement avec la bourgeoisie.
Affronter le problème de la faiblesse de l’auto-organisation
Une autre tendance lourde de la situation est le recul des formes d’auto-organisation. Il est illusoire de penser que l’on pourra en finir avec le capitalisme sans que les premierEs concernéEs prennent leurs affaires en main. Cycliquement dans l’histoire des luttes sociales apparaissent des structures d’auto-organisation qui peuvent prendre des noms divers (conseils, comités de grève, cordons ouvriers, comités de milice, soviets…). Il est tout à fait inquiétant que dans le cycle de lutte des classes que nous connaissons, ces formes d’auto-
organisation peinent à apparaître. Mouvement après mouvement, les AG sont de plus en plus petites, y compris dans des secteurs où ces pratiques sont historiquement ancrées (SNCF, éducation, services publics…). En 2016, de façon concomitante à la grève contre la loi El Khomri, le mouvement Nuit Debout avait tenté de contourner ce problème en créant des espaces d’auto-organisation sur les places, notamment dans les grandes villes. Mais le pouvoir en a tiré toutes les leçons et, en 2023, tout rassemblement non déclaré est immédiatement dispersé par la police, empêchant la mise en place d’expériences similaires.
Face à cela, certains courants s’impatientent et prennent le problème à l’envers. Il n’est pas rare de voir, notamment dans l’Éducation nationale ou parfois à la SNCF en région parisienne, la mise en place d’AG départementales ou inter-sites qui réunissent moins de 1 à 5 % du milieu et qui prétendent diriger le mouvement contre l’intersyndicale. Il ne s’agit pas dans ce cas-là d’auto-
organisation. Les courants qui impulsent ces cadres ne perçoivent l’auto-organisation que comme la construction d’une direction alternative aux courants réformistes. Ils ne comprennent pas que l’auto-organisation germe des nécessités de la mobilisation : faire des tournées de service à une échelle plus large que ce que peuvent faire seulEs les déléguéEs syndicaux, mettre en place une garde collective des enfants pour participer à la manifestation, se coordonner avec les entreprises de la zone économique, organiser l’auto-défense vis-à-vis de la répression ou de l’extrême droite…
Pour résoudre le problème de l’auto-organisation, c’est à dire la structuration d’un milieu à la base, en symbiose avec les organisations syndicales de l’entreprise ou du service et pas contre elles, il faudra arriver à prendre le problème par le biais des nécessités du mouvement et pas uniquement par celui de la contestation d’une intersyndicale… qui n’est pas massivement contestée. Il en va de même pour les AG interpros qui sont trop souvent le regroupement de militantEs isoléEs plutôt que la coordination de collectifs grévistes à l’échelle d’un territoire. Par leur sectarisme et leur tendance à découper le mouvement, à extraire les militantEs les plus radicaux du contact avec la masse de leurs collègues, ces cadres en viennent à jouer un rôle contre-productif.
À l’inverse, la redynamisation de certaines unions locales CGT, qui coordonnent des équipes syndicales à l’échelle d’un territoire, décident d’actions de soutien mutuels pour l’extension de la grève et redeviennent des espaces d’échanges et d’élaboration pour des travailleurs/ses plus ou moins isoléEs sont des expériences encourageantes.
Et la jeunesse dans tout ça ? Difficultés et potentialités…
Alors que le mouvement de la jeunesse scolarisée avait joué un rôle important de 95 à 2007, force est de constater que la mobilisation dans les facs et les lycées rencontre des difficultés considérables. Les réformes de structure du lycée et de l’université pèsent lourdement sur la capacité de la jeunesse à se mobiliser : individualisation des parcours et fin de la structure en classes ou promotions, sélection accrue, obligation de présence, contrôle continu, précarité étudiante… font que les obstacles à des mobilisations de masse dans la jeunesse se multiplient.
Ces évolutions ont entraîné depuis une décennie la disparition progressive des syndicats étudiants sur une majorité de campus, laissant la place aux corpos. Bien souvent, les noyaux militants sur une université se réduisent à quelques individus qui peinent à trouver la capacité à mobiliser leurs camarades. Dans quelques campus gardant une tradition militante d’extrême gauche, les courants dominants sont très sectaires et ne comprennent pas les dynamiques d’un mouvement de masse étudiant. En sur-politisant trop vite les premiers embryons d’assemblée générale, en survalorisant la question de la répression et en prétendant combattre les directions syndicales, ces courants découpent une minorité radicalisée de la masse de la jeunesse qui leur tourne le dos.
Face à ces difficultés et sous la pression de certains courants, les lycéenNEs et les étudiantEs les plus conscientEs ont recours de façon minoritaire au blocage de leur établissement. Ces actions ont lieu sans travail préparatoire et bien souvent sans assemblées générales de masse. S’ensuivent des fermetures administratives qui vident les campus et empêchent les militantEs de se lier aux jeunes qui ne sont pas encore mobiliséEs.
Dans plusieurs villes les lieux d’études les plus mobilisés ont été les grandes écoles (IEP, EHESS, Beaux-arts, INSA…). Ces établissements concentrent une jeunesse moins soumise à la pression de la sélection (qui a déjà eu lieu), au travail en parallèle des études et à la destruction des collectifs.
Malgré ces difficultés, le 23 mars, la jeunesse a envahi les manifestations. Plus que les retraites, c’est la question démocratique, suite au 49.3, qui a déclenché une vague d’engagement. Nous avons pu revoir des départs collectifs de lycées, des cortèges étudiants et lycéens très fournis. Mais ils étaient peu ou pas structurés par des organisations de jeunesse, avec peu de banderoles et ont été directement confrontés à la répression. Néanmoins, la preuve est faite qu’un mouvement de masse de la jeunesse peut renaître. La reconstruction d’organisations à vocation de masse, qui priorisent la mobilisation unitaire avant la délimitation identitaire, est à l’ordre du jour.
Construire un front social et politique pour contester la direction de la société à la bourgeoisie
C’est une des caractéristiques de la mobilisation que nous venons de vivre, l’intersyndicale a réuni l’ensemble des syndicats pendant trois mois sur le mot d’ordre de retrait. Personne ne peut contester que cette unité par en haut a été un facteur déterminant pour la mobilisation de millions de personnes. Après deux ans de Covid, la réélection de Macron et l’entrée massive de l’extrême droite au Parlement, il était dur d’imaginer une telle réaction dans la rue en si peu de temps. L’unité syndicale a fait écho à l’unité politique avec des dizaines de meetings de la NUPES élargie, au NPA notamment. Il était juste de participer à cette unité par en haut même si elle ne résout pas tout. Comme le disait un certain Trotsky, « le prolétariat accède à la prise de conscience révolutionnaire non par une démarche scolaire, mais à travers la lutte de classe, qui ne souffre pas d’interruptions. Pour lutter, le prolétariat a besoin de l’unité de ses rangs. Cela est vrai aussi bien pour les conflits économiques partiels, dans les murs d’une entreprise, que pour les combats politiques “nationaux”, tels que la lutte contre le fascisme3. »
Mais unifier notre camp dans un combat global contre le système capitaliste ne se résume pas à l’unité de ses organisations sur un mot d’ordre restreint, aussi juste soit-il. Actuellement, une majorité de notre camp social est préoccupée par l’inflation et les salaires. La jeunesse et des millions de travailleurs/ses ont intégré la contradiction entre le capitalisme et l’écologie. Les revendications féministes, antiracistes
ne peuvent être laissées au second plan. L’aspiration démocratique ou la défense des services publics deviennent des questions cruciales. Bref, unifier notre camp passe également par la prise en compte des multiples niveaux d’exploitation et d’oppression. Comme l’explique Léon Crémieux4, le fait que l’intersyndicale s’en tienne à la seule revendication de retrait de la réforme des retraites est devenu un obstacle dans l’unification de notre classe dans le combat « contre Macron et son monde », en réalité contre la bourgeoisie et le système capitaliste.
Il fallait donc essayer de « féconder le front unique » d’un programme global, d’un programme d’urgence contre les ravages de ce système. Pour cela, il était juste de tenter de constituer un front social et politique qui regroupe à la fois les organisations syndicales, politiques et associatives, toutes celles et ceux qui participent du combat contre le gouvernement et ceci de la base au sommet. L’exemple récent le plus abouti est certainement celui du LKP (Liyannaj Kont Pwofitasyon5) lors de la grève générale en Guadeloupe début 2009. Partis, syndicats et associations s’étaient regroupés autour d’une plateforme de revendications, d’un programme d’urgence, qui a servi de colonne vertébrale à une grève générale qui a paralysé l’île durant 44 jours.
En 2023, cette tentative de constituer un front politique et social, qui pose un ensemble de mesures de rupture avec la gestion pro-capitaliste du système, a rencontré de nombreux obstacles. Tout d’abord, la concurrence entre La France insoumise et l’intersyndicale entre octobre et janvier a contribué à ce que chacun reste dans son couloir : pour les uns les journées de grève espacées, pour les autres le travail au parlement. Pourtant, il aurait été possible d’aller plus loin. Dans certaines villes, des meetings unitaires partis-syndicats ont eu lieu avec la NUPES, le NPA, la CGT, la FSU et Solidaires. Dans l’un de ces meetings, Olivier Besancenot a été acclamé par une salle comble lorsqu’il a en même temps défendu l’unité la plus large pour agir contre Macron tout en tirant les bilans désastreux de la gauche plurielle de Jospin comme des années Hollande.
Ces meetings allaient dans le bon sens mais ils ont été combattus par la direction Martinez de la CGT contre la politique de certaines unions départementales. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui a rendu possible la mise en minorité de Martinez au moment du congrès confédéral qui, avec le collectif « Plus jamais ça », incarnait, à tort ou à raison, une orientation de séparation stricte entre le mouvement social et le champ politique alors qu’une partie du mouvement ouvrier comprenait l’enjeu de passer de la contestation de la réforme à une remise en cause plus globale du système capitaliste.
Le NPA a eu raison de proposer une politique qui fasse tomber les barrières entre politique et social. Pour remettre en cause le système capitaliste et face à la radicalisation de la bourgeoisie deux tâches sont indissociables : unifier notre camp, de la base au sommet pour faire entrer dans l’action et le combat des millions de prolétaires et dans le même temps, construire un programme pour un gouvernement des travailleurs/ses, un programme de rupture avec le capitalisme et ses institutions antidémocratiques, vouées à la défense de ses intérêts.
- 1. https://nouveaupartianti…
- 2. « Les sauts, les sauts, les sauts », Daniel Bensaïd, 2002.
- 3. 1932, « La révolution allemande et la bureaucratie stalinienne ».
- 4. « Faire du mouvement une force politique », Revue L’Anticapitaliste n°145 (avril 2023)
- 5. « Collectif contre l’exploitation outrancière » en français.