La publication fin mai d’un « Plan de sortie de crise »1 à l’initiative du collectif d’organisations syndicales et associatives baptisé « Plus jamais ça » rouvre une discussion au sein du mouvement ouvrier : qu’est-il possible de défendre ensemble en matière de mesures programmatiques et comment les mettre en application ? De façon plus globale, c’est bien la question de la construction de fronts, de l’incarnation d’une unité d’action, qui est posée.
«Un parti n’est pas un but en soi. C’est un outil pour se rassembler, pour gagner en efficacité dans le combat collectif. Deux tâches complémentaires se combinent : développer les luttes sociales, par la construction coordonnée d’un syndicalisme de classe et de masse, s’opposant ainsi à la collaboration des directions syndicales actuelles qui engendrent la désertion, par la participation aux formes d’organisation du mouvement social ; construire un parti politique pour défendre un programme global d’émancipation. (…) Nous voulons que le NPA soit efficace, utile tout de suite, présent sur tout le territoire dans les quartiers populaires, utile pour résister et lutter dans les entreprises, à la pointe du combat auprès de la jeunesse dont le dynamisme des luttes s’avère souvent précieux pour entraîner celle des travailleurs. Nous participons aux luttes pour des réformes immédiates et nos réponses politiques partent des réalités du terrain, de tout ce que chacunE vit au quotidien. Elles tracent en même temps les contours de la société que nous voulons, basée sur la satisfaction des besoins sociaux. » Ces mots tirés des principes fondateurs du NPA2 sont les marqueurs d’une orientation fondamentale articulant construction des mobilisations et perspectives d’émancipation. Cela nécessite la mise en œuvre d’une stratégie de front unique qui permette de dépasser l’éparpillement, voire la division, de notre camp social afin de le mettre en mouvement.
Des rassemblements sans contenu, plus jamais ça !
C’est dans ce cadre qu’il faut donc apprécier positivement la constitution du cadre unitaire « Plus jamais ça », composé de syndicats (CGT, Solidaires, FSU…) et d’associations (Attac, Fondation Copernic, Greenpeace…) que nous côtoyons souvent dans les mobilisations. Cet arc de force – à l’initiative de deux réunions où étaient invités différents représentantEs politiques en mai et juillet – propose de mettre sur pied un cadre d’action commun avec les forces politiques. Y ont été abordés différents terrains possibles pour une intervention commune : des mesures pour la santé et la protection de touTEs (autour de la question des masques), la lutte pour l’emploi et contre les licenciements pour que les travailleurs ne payent pas cette crise, la défense d’une écologie qui passe par la critique d’un système capitaliste et productiviste... C’est aussi dans ces réunions que « Plus jamais ça » a mis en discussion auprès des partis son « Plan de sortie de crise », 34 mesures d’urgence sociale, écologique et démocratique proposées comme une contribution à la discussion.
Cette démarche, qui rouvre le débat autour des questions programmatiques et stratégiques (quelles mesures et comment les imposer), reste un point d’appui à l’heure où les grandes manœuvres en vue de 2022 sont très largement lancées. Cela a en premier lieu pour mérite de recentrer la discussion au sein de la gauche sociale et politique sur la question du scénario à écrire, alors que touTEs les prétendantEs au casting sont déjà en salle de maquillage… Ainsi, dans le cadre des deux réunions qui ont eu lieu, beaucoup d’interventions de représentantEs des forces politiques institutionnelles (en particulier autour du PS, de Place publique et d’EELV) étaient en dehors des réalités sociales et des mobilisations à construire, trahissant d’autres préoccupations : reconstruire une perspective programmatique à minima puis électorale pour « la gauche » (comme l’illustre parfaitement la tribune « Construisons l’avenir » portée par Olivier Faure et Yannick Jadot et publiée par différents médias).
Pour nous, bien évidemment, l’enjeu est tout autre : vérifier d’abord la possibilité de constitution d’un front de résistance, puis œuvrer à l’engagement d’un tel front dans les batailles du moment. Cela veut dire pouvoir combiner des éléments de débats, voire de confrontation avec les autres organisations de la gauche sociale et politique, se donner les moyens de pouvoir s’adresser directement au monde du travail (à une plus large échelle que notre seule audience) pour leur proposer d’agir, tout en défendant notre propre orientation.
Avancées et limites
C’est dans un contexte ces derniers mois difficile mais porteur de radicalités que le mouvement ouvrier tente de formuler des réponses, pour la défense des intérêts du monde du travail, et au-delà reconstruire une perspective d’émancipation. Dans ce cadre, à la différence des meccanos électoraux en préparation et à un autre niveau d’un climat de tétanie voire de résignation qui peut traverser notre camp, la dynamique unitaire enclenchée par « Plus jamais ça » peut faire du bien si elle arrive à dépasser des limites liées tant aux éléments qui la composent qu’aux objectifs affichés.
En ce qui concerne plus précisément le « Plan de sortie de crise », nous partageons une série de mesures, répondant en particulier aux urgences sociales du monde du travail : la défense d’une revalorisation salariale généralisée (« De façon générale nous voulons des hausses de salaires et non des primes : comme première mesure l’augmentation uniforme et égale pour toutes et tous avec un minimum de 200 euros, pas de salaires en-dessous de 1 700 euros net, le dégel et hausse du point d’indice pour la fonction publique ») ; la réduction et le partage du temps de travail (« Nous souhaitons que le temps de référence soit les 32 heures hebdomadaires, sans perte de salaire ni flexibilisation ») ; la question du logement (« Un moratoire des loyers et des traites doit être prononcé, avec apurement des dettes (1 à 2 milliards) pour les centaines de milliers de locataires et accédants en difficulté et rétablir les montants des APL. La réquisition des logements vacants spéculatifs et le respect de la loi DALO doivent être appliqués par le gouvernement »). Et la liste pourrait continuer, notamment sur le terrain de l’égalité femmes-hommes ou certains éléments avancés pour la transformation de l’économie capitaliste et la mise à bas du productivisme.
Dans ce tableau, d’autres mesures méritent elles un véritable débat. Ainsi celles qui concernent la question de l’emploi et la lutte contre les licenciements. Derrière la mesure n°12, baptisée « l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui font du profit », « la création d’un droit de veto des CSE sur les licenciements qui ne sont pas justifiés par des difficultés économiques graves et immédiates » apparaît comme une réponse bien insuffisante au vu de la situation actuelle. Plutôt que de laisser cette question centrale à la seule appréciation d’un Comité social et économique, dont on sait qu’il n’existe pas dans les très petites entreprises et dont la composition (pour le moins variable) peut aller jusqu’à des représentants pro-patronaux, pourquoi ne pas poser le cadre d’une loi interdisant l’ensemble des licenciements ? Et que faire face à la masse des non-renouvellements de CDD, des ruptures conventionnelles qui sont souvent le masque de « licenciements à l’amiable », pour répondre à la précarité de l’intérim ? Enfin, comment imposer que, dans le cadre de la sous-traitance (on en mesure aujourd’hui les effets à plein dans les secteurs de l’aéronautique ou de l’automobile), le donneur d’ordre – souvent unique pour bien des entreprises et aux comptes en banque bien remplis – soit responsabilisé ?
Il en est de même en ce qui concerne aussi la défense d’un « pôle public financier au service de l’intérêt général et sous contrôle démocratique », ce qui signifierait non pas la constitution d’un véritable monopole public, pierre angulaire de la constitution des grands services publics, mais bien de la cohabitation entre ce pôle public et un secteur privé dominé par les banques et autres fonds d’investissement… Pourtant sans une véritable socialisation de l’ensemble du système bancaire, les logiques capitalistiques de la concurrence et les choix étatiques ne peuvent que conduire à des logiques que l’on ne connaît que trop bien : la socialisation des pertes (l’État assurant les investissements de long terme, lourds et coûteux) et la privatisation des profits (au service des compagnies financières privées). L’incursion dans la propriété privée capitaliste reste là aussi une nécessité que l’on ne peut contourner.
Une démarche qui doit féconder des mobilisations concrètes
Pousser à l’unité d’action entre tous les secteurs d’un mouvement ouvrier même affaibli et de ses organisations – syndicats, associations, partis – passe aujourd’hui par la définition d’un cadre unitaire pour agir. Se mettre d’accord sur les grands traits de la séquence, l’analyse du moment ; voir quelles réponses d’urgence pour quelle action commune ; et comment l’imposer car un plan d’urgence, un programme, ce n’est pas pour « raser gratis », c’est surtout un cadre qui doit mettre en action le plus grand nombre, s’incarner véritablement s’il veut être utile. C’est tout l’enjeu des échanges qui vont continuer ces prochaines semaines, et dont le point aveugle reste l’absence de réflexion sur la façon dont un tel programme peut être imposé à des classes dirigeantes déterminées à ne rien nous concéder.
Il faut donc sortir des réunions unitaires, certes nécessaires mais insuffisantes, pour que s’incarnent dans la rue, les entreprises et les quartiers, certaines de ces mesures d’urgence. Les terrains de mobilisations ne vont pas manquer ces prochaines semaines : une campagne pour la gratuité des masques rendus de fait obligatoires dans tous l’espace public, dans les établissements scolaires du second degré, dans les espaces de loisirs (jusqu’aux salles obscures) ? Il ne s’agirait pas seulement d’exiger de l’État la gratuité, ce qui est en soit juste, mais aussi de faire : fabriquer et distribuer, construire des solidarités concrètes. Sur le terrain de l’emploi, résister à la propagande patronale – cette fameuse crise économique qui s’imposerait à touTEs (patrons comme salariéEs) – à la prétendue inéluctabilité des suppressions d’emploi ne suffit pas. Le mouvement ouvrier pourrait être à l’initiative, en aidant à fédérer les résistances qui existent çà et là, en préparant pourquoi pas une manifestation nationale sur cette question, ce qui donnerait visibilité et confiance aux équipes militantes.
Un éminent barbu a écrit qu’« un pas en avant valait mieux qu’une douzaine de programmes3 ». À la vérité, au vu de la période à laquelle nous avons à faire face, nous n’opposerons peut-être pas de façon frontale les deux dimensions. La reconstruction d’un mouvement ouvrier puissant, le réarmement idéologique, politique, de l’ensemble de ses organisations, ne peut passer aujourd’hui que par une combinaison entre débats programmatiques, voire des confrontations, et la vérification sur le terrain de la lutte de classes, inscrit dans le rapport de forces tel qu’il est. Pour terminer par là où nous avons commencé, c’est-à-dire les principes fondateurs du NPA, « ce n’est pas un programme minimum au rabais, mais une série d’objectifs de mobilisation, des mesures qui remettent en cause le système et préparent le socialisme que nous voulons ».
- 1. https://france.attac.org…
- 2. /node/38455
- 3. « Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu'une douzaine de programmes », Karl Marx, Critique du programme de Gotha.