Publié le Mardi 5 octobre 2021 à 16h08.

« A l’hôpital, on n’est pas dans le même bateau »

Nous nous sommes entretenus avec Clarisse, jeune infirmière dans l’AP-HP du 94. Infirmière depuis 2017, elle a traversé les vagues successives du Covid en passant par différentes structures (clinique, Ehpad, CHU…) et différents services (réanimation, psychiatrie, gériatrie…). Elle nous raconte comment elle et ses collègues ont vécu la crise (tant d’un point de vue matériel que psychologique), et nous donne son point de vue sur la politique du gouvernement, des syndicats, et sur les enjeux d’oppression dans le secteur de la santé.

Avec la crise sanitaire et la manière dont elle est gérée, on constate que de plus en plus de d’infirmièrEs qui démissionnent ou subissent des troubles dépressifs… Comment as-tu vécu cette crise et à quels problèmes tu es confrontée à l’hôpital où tu travailles maintenant et les structures dans lesquelles tu as pu travailler ?
Depuis des décennies déjà, les soignantEs ont des revendications concernant leurs conditions de travail, les moyens, les effectifs, le matériel… Mais avec la crise du covid a complètement accéléré la destruction de l’hôpital public. Et là de voir des gens qui décèdent chez eux ou sur des brancards, aux urgences, ou qui étaient en salle de soin et qui n’avaient pas forcément accès à de l’oxygène ou des antalgiques. L’hôpital a été complètement défaillant, et ce sont plutôt les soignantEs qui se sont organiséEs en autogestion. Les hiérarchies étaient enfermées à double tour dans leurs bureaux à faire des réunions entre eux sans que nous soyons consultéEs. On s’est débrouilléEs pour faire les plannings, la gestion du matériel… des tâches qui ne nous sont normalement pas attribuées. Ce sont les soignantEs qui se sont eux et elles-mêmes débrouilléEs pour assurer le service. Que ce soit la réanimation médicale, en passant par le soin en salle classique ou en Ehpad, ça s’exprimait de façon différente, mais les problématiques étaient les mêmes. Dans un réflexe d’auto-protection, les hiérarchies se mettaient dans des étages éloignés des soignantEs et des patientEs ou se mettaient en télétravail, et donc on avait un sentiment d’abandon permanent. Après l’avantage était qu’on a pu beaucoup décider par nous-même pour nous même ce qu’on allait faire - certes avec les moyens disponibles donc ce n’était pas idéal. Et à côté on avait le discours en mode « on est tous dans le même bateau », alors que la réalité n’était pas la même pour tout le monde : je leur disais, moi je fais du soin et du mortuaire toute la journée, vous vous faites des PowerPoint, donc bon, « même bateau », je suis pas convaincue.

Globalement, il y a plein de collègues qui sont traumatisées et qui du coup fuient l’hôpital. Même moi, si je revois des personnes avec qui j’ai bossé en réanimation même si je retourne dans mon service, c’est hyper dur, parce que tu associes tes collègues ou le service ou tu travailles à ces images traumatisantes. Je pense qu’il y en a aussi beaucoup qui partent à cause de ça. Et il y a aussi un décalage de temporalité parce qu’aujourd’hui on a le discours en mode « ça y est, c’est la fin du covid, on va en sortir etc. », mais on aborde pas du tout la question du temps qu’il va falloir pour que ces personnes se reconstruisent et que du coup on puisse avoir les effectifs nécessaires avec des soignantEs qui soient en bonne santé.

 

Plus généralement, et au regard du fait gouvernement parlait à propos des soignantEs de « héros » au début de la crise, est-ce que le décalage entre ce discours et la manière dont vous étiez laisséEs à votre propre sort provoquait de la colère chez tes collègues ?
Au moment où ce discours est sorti, je ne sais pas si les soignantEs étaient disponible pour être dans une réaction par rapport avec ça parce qu’on était dans le feu de l’action. Mais ça été une bonne stratégie du gouvernement pour encore une fois évacuer toutes les revendications qu’on a depuis des dizaines d’années et surtout en tant de pandémie. Des « héros », ça n’a pas besoin de matériel, ni de manger, de pisser et dormir ! (rires) Le « héros » est prêt à se sacrifier lui-même donc c’est la bonne étiquette, on fait tout passer avec ça, et ça dépolitise complètement la question du soin. Ca ramène à l’idée de soignantes dévouées, à l’histoire du métier qui était d’être des bonnes sœur. Et en plus, la qualification de héros renvoyait surtout aux soins intensif, mais je ne pense pas qu’on soit allé dire à des soignantes d’Ehpad qui changent des protections de personnes démentes qui mettent des selles partout : « vous êtes des héros ». Il y a toujours quand même une négation et un mépris du travail reproductif au sens de la gestion des besoins fondamentaux. Les soins c’est pas juste la réanimation et intuber quelqu’un, et on occulte complètement le travail de toutes ces femmes souvent racisées qui maintient la vie des gens aux quotidien.

 

D’ailleurs, tu as aussi un engagement féministe au collectif Féministe révolutionnaire (CFR). Est-ce que tu lies les problématiques de ton secteur qui un secteur très féminisé et racisé avec ce combat féministe ?
C’est un secteur très féminisé parce qu’on est conditionnées pour se tourner vers ce genre de professions. Et cette crise a permis de montrer que ce sont les femmes qui faisaient prenaient en charge le fait de prendre soin des autres et de nettoyer le monde. Mais tout cela sans que, à l’hôpital, il n’y ait de rupture avec les politiques néolibérales touchant le secteur. Et à l’hôpital, on retrouve toujours toutes les oppressions qui existent dans la société en général : racisme, sexisme… tout cela est même décuplé par des rapports à des hiérarchies et au fait qu’on doive toujours répondre à des demandes. Et comme les syndicats font défaut, il n’y a pas de réponse collective. Quand c’est 1 contre 1 et que le médecin blanc qui est là depuis 30 ans harcèle une salariée ou une étudiante, et qu’il y a pas de collectif pour répondre, c’est compliqué. Et justement la crise du covid a renforcé une forme d’accoutumance à ça, que ce soit du côté soignantes comme du côté des patients. Comme les enjeux de vie et de morts étaient beaucoup plus présents au quotidien, ça met ces questions-là au second plan, ça paraît « moins grave » comme il y a des gens qui meurent, « on en reparlera plus tard ». Même le fait d’avoir trié des patients, il y avait une forme d’âgisme : au-début c’était au-delà de 80 ans, puis 70 ans, puis 60 ans… Pareil pour la grossophobie, la psychophobie, on s’est habituéEs à ce que se dire que c’étaient des malades de seconde zones.

 

Puisque tu parlais des syndicats, quel regard tu portes sur le Ségur de la santé négocié l’année dernière ? Et plus spécifiquement, et c’est une question qui a beaucoup divisé y compris au sein même du mouvement social, qu’est-ce que tu penses de la mobilisation contre de l’obligation vaccinale au covid des soignantEs à partir du le 15 septembre ?
Sur le Ségur, je trouve ça important de toujours essayer de porter des revendications auprès du gouvernement, mais en même temps là on demande à l’institution qui produit toujours plus de maltraitance de nous apporter la solution… Donc en parallèle, il faudrait essayer de construire autre chose sans quémander au gouvernement, c’est pas du gouvernement qu’on doit attendre la rupture avec ce qu’il produit. Après avec le Ségur, c’est pas révolutionnaire pour les soignantEs mais il y a eu une revalorisation. Mais bon ça va pas loin, c’est très léger. Pour moi, c’est une forme d’achat du silence.

Concernant le vaccin, ça a été un gros souci avec certainEs de mes collègues, parce que moi je suis convaincue de l’efficacité du vaccin et qu’il faille absolument vacciner tout le monde. Mais évidemment, dans le contexte où ça a été amené, par un gouvernement qui n’a fait que mentir et dénigrer les équipes soignantEs, forcément ça a été mal reçu, et surtout du fait que ça a été instauré par une obligation. Ce n’était pas du tout une communication avec de l’information scientifique. Donc beaucoup de soignantEs étaient vraiment réticentes dans un premier temps et qui en sont venues à se faire vacciner uniquement pour ne pas perdre leur travail. Et surtout, ça fait peser la responsabilité sur les individus, ce seraient les personnes qui soignent qui seraient contagieuses. C’est d’ailleurs un très mauvais calcul puisqu’on a été beaucoup avoir eu le covid précédemment, donc je ne suis pas convaincue qu’on soit celles qui, à l’heure actuelle, propagent le plus le virus. Ça permet d’ailleurs de ne plus évoquer le fait qu’en mars 2020, on avait qu’un seul masque (chirurgical !) pour 12H, donc autant aller bosser à poil, ça n’avait aucune utilité. Aujourd’hui on a des FFP2, mais il y a toujours plein de choses qui ne vont pas, par exemple dans les locaux : dans le bâtiment ou je travaille, il y a des cafards dans la moitié des services, moi je vois des rats le matin quand j’arrive. La première violence à l’hôpital c’est l’environnement, les locaux, donc ça part mal. Dans nos vestiaires on a pas accès à l’eau, on n’a pas de toilettes. Donc moi j’arrive du métro, et je ne peux pas me laver les mains. Donc c’est le contraire de ce qu’il faut, surtout en temps de pandémie.

 

A Bordeaux, il y avait eu d’ailleurs une grève des logisticienNEs de l’hôpital qui se plaignaient également de conditions désastreuses notamment dans les sous-sols du CHU. Est-ce que vous arrivez à échanger entre les différents corps de métiers de l’hôpital ?
On n’a pas beaucoup de temps d’échange en dehors de l’échange sur les tâches du travail à proprement parlé. Et dans le public, les personnes qui s’occupent du ménage, elles sont en sous-traitance. Des meufs qui arrivent de 6H à 9H, qui repartent, et qui reviennent le soir, donc avec des horaires terribles, et qui ne sont plus du tout intégrées au service, donc quelque part ça divise les corps de métiers, tu peux moins faire corps, donc ça rend plus compliqué de mener des luttes collectives.

 

Beaucoup d’étudiantEs en l’Institut de formation en soins infirmiers (IFSI) sont aujourd’hui démotivéEs par la profession et quittent la formation, rien qu’en voyant de l’extérieur ce qu’il se passe, mais aussi parfois de l’intérieur quand ils et elles sont mobiliséEs en renfort covid. En tant que jeune infirmière, qu’est-ce que tu aurais envie de leur dire ?
Tout dépend des raisons de cette démotivation. Ce sont des personnes qui subissent, encore plus que les salariéEs, tout ce qui est harcèlement sexuel et racisme au cours de leur formation. Si c’est pour des raisons comme ça je pense qu’il faut pas se mettre en danger pour exercer un métier, mais si la démotivation est plus liée au contexte sanitaire, ils et elles ont sûrement été forméEs par des infirmières qui ne sont pas hyper disposées à la bienveillance, qui n’ont pas le temps d’enseigner correctement vu le contexte dans lequel elles exercent elles-mêmes. Mais ça peut être aussi une occasion de tirer ça à notre avantage, de se mobiliser et de défendre l’hôpital public qu’on a envie d’avoir.

Propos recueillis par Rémi Grumel