La puissante mobilisation contre la réforme Sarkozy-Woerth des retraites s’inscrit dans la continuité de celles engagées depuis 1995. Pour en comprendre les évolutions et tirer des leçons utiles à la reprise de nouvelles mobilisations, revenons quinze ans en arrière...
À partir des années 1970, la montée du chômage de masse, puis, après 1981, les désillusions provoquées par la politique du gouvernement de gauche cautionnée par les organisations syndicales, ont pesé sur les mobilisations. Les profondes restructurations du tissu industriel avec la quasi-liquidation de certains grands secteurs (sidérurgie, mines), souvent bastions du mouvement syndical, semblaient incontournables et ont été accompagnées de reculs sociaux profonds. Même si de grandes luttes ont marqué cette époque (sidérurgie, Renault, Peugeot, Alstom), c’est un sentiment de défaites qui dominait.
À partir de 1986, les premières réactions se développent avec les luttes des cheminots, de la RATP, des infirmières, des routiers et des marins. Se situant souvent à la marge du mouvement syndical, elles critiquent ouvertement la stratégie syndicale donnant naissance à des structures d’auto-organisations (coordinations), annonçant la crise du mouvement syndical qui ouvre la voie à création de la FSU et à la croissance de SUD.
À partir de 1989, des grèves dans les secteurs financiers se développent, puis, en 1993, à France Telecom et à Air France. C’est ensuite la lutte contre le Contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994. En 1993, Balladur s’attaque sournoisement mais fondamentalement aux retraites avec le passage à 40 annuités de cotisation dans le privé. Un coup bas dont les conséquences sont encore lourdes aujourd’hui.
Sur le terrain politique, après le calamiteux deuxième septennat de Mitterrand, Chirac se fait élire en 1995 sur le thème du combat contre « la fracture sociale ». Mais, très rapidement le gouvernement décide d’engager des réformes profondes de la Sécurité sociale, de mettre en cause le développement de la SNCF au travers d’un Contrat de plan et de s’attaquer aux régimes spéciaux de retraites.
Des terrains minés
FO qui a la responsabilité de la gestion de la Sécurité sociale n’a pas l’intention de s’en laisser déposséder au bénéfice de la CFDT et sous la tutelle financière du Parlement. La Fédération des cheminots est un des piliers de la CGT et le système de retraites un des fondements du statut de la fonction publique. Dès le début de l’année 1995, les deux confédérations organisent des journées d’action pour défendre la Sécurité sociale. En octobre, plusieurs journées de grèves et de manifestations sont massivement suivies par les cheminots et dans la fonction publique. En novembre, la mobilisation prend de l’ampleur avec de nouvelles manifestations et, le 25 novembre, la grande manifestation pour les droits des femmes coïncide avec le démarrage de la grève reconductible à la SNCF.
C’est à partir de ce moment que la grève prend toute son ampleur ainsi que les débats remettant en cause le consensus qui, depuis la chute du Mur de Berlin, semblait avoir rendu le capitalisme indépassable.
La grève massive des transports publics entraîne un quasi-blocage de l’activité avec un large soutien de l’opinion qui donne naissance au contestable concept de « grève par procuration ». Mais c’est l’ensemble du secteur public qui est dans la grève avec EDF, la poste, l’enseignement, les hôpitaux, fournissant les nombreux et grands cortèges des manifestations.
La radicalisation de la mobilisation et des débats entraînent une large fracture dans l’ensemble de la société. D’un côté les défenseurs inconditionnels du système, avec Juppé « droit dans ses bottes » derrière lequel se retrouvent, outre la droite unie, toute une partie de l’intelligentsia mais aussi la direction de la CFDT et la majorité du PS. De l’autre, tous ceux qui refusent la régression sociale. Le défi lancé par Juppé sur l’atteinte du seuil de 2 millions de manifestants pour renoncer à son projet est relevé mi-décembre et le gouvernement renonce à modifier le système des retraites, renonce au contrat de plan de la SNCF, mais maintient sa réforme de la Sécurité sociale. Le faible développement de l’auto-organisation et de la mobilisation dans le secteur privé ne permettent pas au mouvement d’aller plus loin. D’autant plus que le congrès de la CGT qui s’est tenu en plein mouvement a refusé de prendre l’initiative d’un appel à la grève générale.
Au total, le mouvement gréviste de l’automne-hiver 1995, malgré ses succès mitigés, apparaît comme le point de départ d’une phase nouvelle de mobilisations. Même si la constitution d’un front syndical combatif autour de la CGT, de la FSU, de FO et de SUD ne permet pas de masquer la faiblesse de la mobilisation dans le privé. Ces caractéristiques se retrouvent dans les mobilisations des années 2000 pour les retraites, notamment les régimes spéciaux ou contre le CPE, en en fixant les limites. Parallèlement, dans le secteur privé, les salariés, le plus souvent le dos au mur, expriment leur colère lors des mobilisations contre les licenciements et les fermetures de sites. La rencontre, la fusion des luttes du privé et du public qui se sont esquissées dans la lutte contre la réforme des retraites sont la clef du succès des mobilisations futures.
Robert Pelletier