Publié le Lundi 1 novembre 2010 à 11h10.

Travail et aliénation...

Retraites : c’est aussi du travail dont il est question«Quand viendra le temps de la décision, à la mi-2010, il faudra que tout soit mis sur la table : l’âge de la retraite, la durée de cotisation et la pénibilité », déclarait Sarkozy devant le Congrès le 22 juin 2009. Il ne croyait pas si bien dire puisque aujourd’hui l’ensemble des questions sociales est posé par les mobilisations qui, à ce jour, ne faiblissent pas et restent polarisées par la question des  retraites. Cette question sert de révélateur au ras-le-bol général qui a gagné les salariés ces derniers mois. Le monde ouvrier, le monde du travail, de ceux qui se lèvent tôt, ne va pas vivre plus longtemps et certainement pas plus longtemps en bonne santé. Et donc ne profitera pas de sa retraite. Et ce n’est pas un hasard si parmi les secteurs les plus mobilisés, on trouve ceux où le travail est le plus pénible : transports, dockers, raffineries. C’est bien dans les métiers où la relation conditions de travail-retraites est la plus directe que la mobilisation est parmi les plus fortes. La non-prise en compte de la pénibilité est avec la situation des femmes la mesure la plus injuste de la contre-réforme des retraites du gouvernement. La multiplication des suicides liés au travail a mis en lumière la souffrance au travail. Cette question pourrait bien être celle qui, au travers de la remise en cause du travail contraint et aliéné, alimente les luttes des prochains mois.

Libérons-nous du travail !

La place et le rôle du travail dans la société est l’enjeu d’un débat majeur. Sans remonter à l’Antiquité, où le travail est relégué dans les bas-fonds de la cité et confié aux esclaves, pour les classes possédantes, dans les régimes monarchiques et jusque dans les rangs de la bourgeoisie d’aujourd’hui, il est plus « noble » de vivre de ses rentes que de son travail. L’industrialisation et le développement du capitalisme ont mis le travail au centre des activités humaines. Si Marx a pu poser le travail comme « essence » de l’homme, la critique du travail dans la société capitaliste est bien l’un des fils conducteurs de sa dénonciation du système. Depuis « le travail rend libre » placardé à l’entrée des camps de concentration hitlériens, à la défense de la valeur travail par Sarkozy en passant par le triptyque « Travail, famille, patrie » du pétainisme, on voit que l’actualité de cette question traverse les années et même les siècles.

Libérer le travail comme activité humaine ou se libérer du travail ?

La réduction du temps de travail et le développement de la « civilisation des loisirs » ont conduit certains à envisager la libération du travail par sa limitation dans le temps, sa marginalisation dans la place qu’il occupe dans le temps humain. Outre que la généralisation de la production capitaliste à l’ensemble de la planète, le retour au « travailler plus » (« pour gagner plus » ?) a tendance à saper les bases de ces espoirs, la cohabitation d’une activité aliénée (le travail) et d’activités « libres » se fait sous la domination de la première. Le développement massif du bricolage et la multiplication des grandes surfaces ad hoc peut certes révéler une réappropriation de l’activité construction, aménagement de son habitat, mais est plus sûrement lié aux difficultés économiques de la majorité des travailleurs face à cette exigence et se traduit plutôt par une double semaine de travail que par une activité ludique et émancipatrice. De même l’accès aux spectacles, aux activités artistiques est marqué au fer rouge des disparités et inégalités culturelles et financières auxquelles les comités d’entreprise et les activités culturelles des municipalités répondent de plus en plus mal. Le noyau dur de la libération du travail reste bien la critique et le bouleversement de l’activité productive elle-même. Si la question du renversement « politique » de la dictature de la bourgeoisie, à travers son État, a fait l’objet de tentatives réussies (même si les bilans et les perspectives sont loin d’être clos sur ce point), la question de la transformation de l’activité productrice est un terrain encore plus en jachère. Et pourtant cette question est tout aussi politique que la première. Les fugitives expériences de la Commune de Paris, des débuts de la Révolution russe ou des espoirs engendrés par les expériences en Catalogne ne sauraient masquer le ralliement du pouvoir soviétique, y compris du temps de Lénine, au taylorisme et à sa dégénérescence stalinienne sous la forme atroce et délirante du stakhanovisme ou la terrible réalité des conditions de travail dans la Chine post-communiste. Si les luttes des syndicats après Mai 68 ou la lutte des Lip ont porté la contestation sur le terrain de l’organisation du travail et de sa finalité, on est loin d’une contestation généralisée et surtout de la construction d’une alternative. La première piste concerne le projet global de société et notamment la construction de la démocratie : l’identification, la quantification des besoins et des moyens à mettre en œuvre pour leur satisfaction. Vaste question qui touche à l’État dans la transition, à son dépérissement et à la suppression de la politique comme activité séparée de la société et réservée à des spécialistes. La deuxième piste concerne plus directement notre sujet : l’organisation de la production décidée démocratiquement. Certaines directions se dégagent facilement : suppression du travail de nuit (les équipements industriels peuvent passer les nuits ou les week-end sans présence humaine) sauf pour les questions de santé ou de sécurité socialement incontournables, comme les hôpitaux ; suppression des équipes, du travail posté et des travaux mettant en danger la santé ou la sécurité des travailleurs. Plus ardue est la question de l’organisation matérielle, concrète du travail et de son corollaire, la division technique du travail. La limitation voire la suppression des travaux déqualifiés et répétitifs est un enjeu décisif si l’on veut s’attaquer à la fracture travail manuel/travail intellectuel, travail créatif/travail productif. Au centre des enjeux se trouve la réduction du temps de travail indispensable pour libérer du temps pour la vie sociale et politique mais aussi pour des activités créatrices et pour réduire dans un premier temps le travail contraint et contraignant au minimum. Pour Marx, le travail dans une société libérée de l’exploitation : « c’est le libre développement des individualités où l’on ne réduit donc pas le temps de travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc. ». Robert Pelletier

Quelle place pour la lutte contre l’aliénation au travail dans l’histoire du mouvement ouvrier ?

C’est le capitalisme industriel qui donne naissance à la conception moderne du travail. Avec le marché et le salariat, tous les travaux effectués dans la société doivent être comparés : le travail n’est plus seulement perçu comme une valeur d’usage, mais aussi comme valeur d’échange. Ce processus se généralise dans nos sociétés où le terme travail s’applique à d’autres activités que celles pour lesquelles il était à l’origine réservé. Le mouvement ouvrier qui se crée au début du xixe siècle vise à se libérer de cette exploitation, mais pas obligatoirement de l’aliénation au travail. Les premières réflexions des socialistes utopiques visent surtout à organiser autrement la société, par des communautés dans lesquelles les ressources sont réparties plus égalitairement, sans remettre en question la conception même du travail tel qu’il est conçu par le système industriel. Seuls de rares penseurs minoritaires prémarxistes voient le problème du travail aliéné et comprennent que la question n’est pas seulement de changer la répartition des richesses, mais aussi la conception des relations humaines et du travail. De nombreux courants ouvriers pensent se libérer de l’exploitation capitaliste en développant le travail indépendamment des patrons, par la petite entreprise, la coopérative et les échanges. Mais le fait de travailler hors de l’entreprise capitaliste ne change pas le travail lui-même. C’est le grand apport de Marx de comprendre que l’aliénation est créée par le mode de production capitaliste, et que seule une révolution sociale, transformant l’ensemble des rapports de production, peut créer les conditions pour la faire disparaître, même si les textes majeurs de Marx sur le sujet ne sont publiés qu’en 1932 (les Manuscrits de 1844) et dans les années 1950 (les Grundrisse). Le débat fait rage dans les premiers congrès de la Première Internationale (1864-1870), jusqu’à ce que la majorité soit convaincue de la primauté de l’action collective des travailleurs, du rôle essentiel de la grève comme arme de lutte ouvrière et de la place du syndicalisme. La période qui commence après la Commune de Paris voit changer les débats. Tous les courants s’interrogent sur le moyen de renverser le capitalisme, de créer le socialisme. Est-ce par les élections, la grève générale, la révolution ? Peu de réflexions et d’actions pour modifier la conception du travail. Il est vrai que la classe ouvrière industrielle dans cette période s’accroît régulièrement et que le sentiment d’appartenir à une classe qui tend à être majoritaire dans la plupart des pays rend aussi difficile l’interrogation sur le travail lui-même : on est parfois frappé de cette fierté d’être ouvrier malgré toute l’aliénation que cela implique. Dans la vague révolutionnaire 1917-1923 (Russie, Allemagne, Italie notamment) apparaissent partout des comités qui tendent à gérer l’ordre interne de l’usine, la longueur de la journée de travail, la discipline du travail, l’embauche et le renvoi, les assurances, et aussi la défense de l’usine, la lutte contre le sabotage des patrons. Ce contrôle ouvrier n’est pas l’expropriation. En Russie, le débat s’engage entre l’autogestion et la nationalisation. La collectivisation réintègre finalement les socialisations spontanées dans le cadre des nationalisations. Cette dégradation s’accentue avec la stalinisation, pour arriver en 1935 à la glorification du stakhanovisme. Ce mouvement, du nom d’un mineur qui avait extrait en une nuit six fois la norme de production, vise à instaurer l’émulation socialiste : le travail est aussi aliéné dans ce schéma que dans toutes les entreprises capitalistes de la même période. Tout cela est bien loin des réflexions qui émergent en 1936 dans la Révolution espagnole, au travers des collectivisations. En Catalogne, ce mouvement concerne 1 à 2 millions de travailleurs. Le directeur est remplacé par un comité élu des travailleurs, la semaine de travail réduite, tout comme les écarts de salaire, et le travail aux pièces supprimé. L’expérience est trop brève pour bouleverser le travail lui-même. Le grand mouvement après la Deuxième Guerre mondiale est celui des nationalisations. Mais elles ne changent que très peu le travail lui-même, le PCF installant même là où il est majoritaire un système stakhanoviste soviétique (Berliet). La grande vague de mobilisation suivant 1968 change les conditions de travail dans les entreprises, et fait réapparaître une réflexion sur le travail lui-même. En effet, au-delà des augmentations de salaire et des droits nouveaux pour les travailleurs, la victoire se traduit aussi par un changement profond des rapports de forces quotidiens dans les entreprises entre les cadres et les salariés. Les travailleurs imposent des cadences, des formes de contre-pouvoirs quotidiens. Le patronat met plus de dix ans à revenir sur ces acquis. L’occupation et la remise en marche de l’usine Lip en 1973 est une de ces expériences dans lesquelles les salariéEs commencent à travailler autrement. Le récit qu’en fait Charles Piaget montre le chemin à parcourir pour changer le travail : « Dans les chaînes de montage, on ne peut pas réduire la cadence, on a ça dans le sang. Alors, on disait " arrêtez-vous cinq minutes de plus de temps en temps ! " Là on a vraiment vu des chaînes invisibles, des chaînes qui les ligotaient à leur poste de travail, le cerveau, les mains, tout. C’était incroyable… et il a fallu des semaines pour sortir de cet esclavage-là. Petit à petit, ils se sont déconditionnés et ça a commencé à aller mieux. On a commencé à avoir des dialogues, des discussions...1 » Finalement, on ne peut que constater que cette question n’a pas été au centre des préoccupations du mouvement ouvrier et que les expériences de travail dans d’autres conditions, avec d’autres conceptions basées sur la solidarité, le collectif, l’autogestion, sont brèves, trop brèves. Les conditions actuelles de l’exploitation capitaliste, dans lesquelles les patrons cherchent à contrôler non seulement le travail fourni, mais aussi la façon dont il est fait imposent de réfléchir à nouveau à cela. Nous voulons changer la société pour répartir autrement les richesses et pour vivre autrement, c’est-à-dire transformer le travail en une activité créatrice et épanouissante. Patrick Le Moal1. Les Yeux rouges, Dominique Féret, 1998En 1835, un professeur dresse un portait admiratif de l’inventeur de la machine à filer le coton, la Mule Jenny : « la principale difficulté n’était pas tant… d’inventer un mécanisme automatique pour étirer et tordre le coton en un fil continu, que d’apprendre aux hommes à se défaire des habitudes de travail désordonné et de s’identifier avec la régularité invariable du grand automate. Édicter et mettre en vigueur un code efficace de discipline industrielle, approprié aux nécessités de la grande production, telle fut l’entreprise herculéenne, l’œuvre grandiose d’Arkwright… il fallait un homme ayant l’audace et l’ambition d’un Napoléon pour venir à bout de l’attitude récalcitrante d’ouvriers habitués à ne s’appliquer que de façon irrégulière et sporadique… » (Philosophie des manufactures)

Le « code de la communauté », 1842, Dezamy

«  Aujourd’hui presque tous les travaux sont exténuants et répulsifs… Le manœuvrier, le cultivateur, l’ouvrier qui fait, quinze heures durant, des têtes d’épingle, le commis qui compare éternellement des colonnes d’additions, s’abrutissent à la longue dans la monotonie d’un travail toujours semblable, qui endort et oblitère toutes les facultés pensantes. Et il en est à peu près de même de la plupart des autres professions... depuis le dernier des salariés de l’État jusqu’au premier, le plus grand nombre est mortellement ennuyé et fatigué des travaux insipides qui, chaque jour, recommencent avec une invariable et éternelle monotonie. Chacun soupire après le repos, et ne recommence sa tâche de chaque jour que par l’impérieuse nécessité de pourvoir à des besoins qui vont toujours s’élargissant, par la charge d’une famille, l’éducation et l’établissement des enfants, etc. » Il défend donc « l’émancipation du travail », la suppression des professions inutiles « fabriques d’armes de guerre…, tribunaux, clergé, armée, police, administration, fiscalité, saltimbanques, histrions, maîtres d’escrime, cabarets, cafés, maisons de jeux et de débauches » et la liberté de choix de la profession, la mise en place d’ateliers communs dans lesquels il n’y a que des travailleurs, les travaux sont diversifiés et modérés, d’une durée maximale quotidienne de cinq ou six heures, l’emploi « bien dirigé des machines » dont la force brute doit être asservie à la volonté de l’homme. Il réfléchit à un travail « parcellaire composé », dans lequel chaque travailleur accomplit plusieurs tâches par roulement, en prenant des exemples. C’est un des seuls à cette époque qui commence à analyser l’aliénation au travail et pense à une autre forme de travail.