Rencontre avec Esther Benbassa qui a coordonné avec Jean-Christophe Attias « Le Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations »*.
Quel est l’objectif de ce dictionnaire, que vous venez de coordonner avec Jean-Christophe Attias ?
Il s’inscrit dans la continuité de nos actions avec l’association «le pari du vivre ensemble», fondée par nous en 2006, qui a organisé de nombreux évènements sur les discriminations, dont un colloque en décembre sur les minorités visibles en politique. Dans tout ce que nous faisions, ces questions revenaient sans arrêt. Et nous nous sommes rendu compte que même des personnes de bonne volonté ne connaissaient pas toujours les termes qu’elles utilisaient. C’est pour cette raison que nous avons travaillé ensemble durant quatre ans, avec 38 autres personnes, des savants, des intellectuels aussi bien des gens issus de la société civile comme Hamé le chanteur de rap, Thuram, des politiciens comme Christiane Taubira, des militants associatifs. La nomenclature s’est enrichie durant 4 ans au fur et à mesure des questions qui se posaient. Nous n’avons pas voulu faire seulement une histoire du racisme, des discriminations figé, c’est surtout un livre en mouvement. L’objectif était de faire un travail de «prophylaxie sociale» et de combattre ainsi l’ignorance dans le domaine. On a voulu aussi montrer la profondeur historique de ce racisme, qui ne date pas d’aujourd’hui. On ne pouvait pas faire l’impasse sur l’exclusion, la pauvreté qui est une des plus grandes discriminations. Ce genre de dictionnaires ont déjà vu le jour aux États-Unis et ce depuis les années 1980, ce qui n’était pas le cas jusqu’ici en Europe. Même aux USA ce type de dictionnaire regroupant à la fois le racisme, les discriminations et l’exclusion n’existent pas, mais on ne pouvait pas séparer les trois, vu l’ampleur aujourd’hui en Europe de la pauvreté, de toutes ces discriminations que l’on croit seulement ethniques. Nous avons voulu également inclure les discriminations contre le genre, contre les orientations sexuelles différentes de la norme imaginée, contre le handicap, etc.
Les discriminations ont pour fonction sociale de «diviser pour régner». Dans le contexte actuel de crise, qui rappelle de plus en plus les années 1930, comment se reconstruisent-elles?
J’ai beaucoup écrit sur ces questions. L’antisémitisme moderne, né dans les années 1880, comme une sorte de soubresaut, d’opposition à la modernité, l’industrialisation dont on a accusé les juifs. Et de surcroît dans les années 1930, avec la crise économique, on a fait des juifs des boucs-émissaires. La situation actuelle me rappelle beaucoup ces années-là. Les juifs français, qu’on appelait les israélites, étaient très gênés par leurs coreligionnaires qui arrivaient d’Europe de l’est portant pour certaine d’entre eux des tenues «ostensibles»; ils pensaient qu’ils suscitaient l’antisémitisme. En général, la France construit son identité contre l’Autre. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce fut contre les juifs et aujourd’hui contre les arabo-musulmans. On retrouve la même cristallisation. Je ne soutiens pas le niqab, ni le voile, ni la polygamie, mais on ne doit pas légiférer non plus à chaque fois que le cas se présente. Il faudrait alors mettre en prison aussi tous ces chers messieurs qui ont des maîtresses! Lorsqu’un musulman fait quelque chose qui est «mal vu» par la société, tout l’islam, tous les musulmans sont accusés. On sait aussi que si d’un côté l’islam se radicalise; de l’autre, les musulmans d’Europe créent leur propre islam de plus en plus sécularisé. Ce retour à l’islam radical en Europe de certains musulmans est une sorte de réaction aux multiples discriminations subies au quotidien. Si on veut parler de radicalisme, on peut dire que ce phénomène se retrouve aussi en Occident au sein du judaïsme avec un retour à la tradition stricte. Le christianisme n’en est pas non plus épargné. Ce sont des mouvements certes minoritaires mais visibles. En revanche, c’est une aberration que d’accuser tout le groupe musulman chaque fois qu’un d’entre eux n’est pas dans la norme qu’on voudrait lui imposer. J’imagine que les musulmans doivent trembler chez eux, se disant «est ce qu’on va s’en prendre plein la figure à cause de celle qui sort avec le niqab»? C’est une logique qui était celle des juifs dans les années 30. Il fallait montrer qu’ils étaient là depuis longtemps, qu’ils étaient de vrais citoyens. Ce qui a été dit sur la naturalisation m’a profondément choquée. Il y a eu une vague de naturalisation des juifs d’Europe de l’est en 1927 et avec les lois de Vichy, on leur a repris la nationalité. C’était la première loi rétroactive. Et aujourd’hui, Brice Hortefeux dit la même chose sur la naturalisation avec une aisance choquante. Le but du dictionnaire est de montrer que cela n’est pas nouveau et que cela peut se reproduire. Il y a des stratégies politiques, des périodes de crise, des contextes qui favorisent ce genre de retour en arrière. On parle des communautés, mais la nation se referme, elle aussi; elle se rabougrit. On est dans l’anachronisme. A l’époque de la globalisation, il y a un enfermement, un repli du centre de la nation. Pourquoi les minoritaires ne feraient-ils pas la même chose; ils suivent le mouvement. Ils se replient pour recréer des communautés imaginées. Tous ceux qui cherchent un abri moral tendent à se regrouper avec ceux qui partagent le même sort.
Dans un contexte politique où le racisme revient fortement, votre ouvrage montre que cela a également toujours suscité de fortes résistances.
Dans ce dictionnaire, on a cherché à éviter la victimisation. L’abolition de l’esclavage, les droits civiques des noirs américains, tout s’est fait par les luttes menées par les intéressés eux-mêmes. N’oublions pas cela. Rien n’a été donné, tout a été acquis. On a montré que pendant ces luttes, ceux-ci ont créé des cultures, ce ne sont pas seulement des populations victimes. Le gospel, le jazz, la rumba, le hip-hop, le cinéma hollywoodien, les cultures créoles… ces cultures font partie de la culture occidentale et on a souvent tendance à l’oublier. Aujourd’hui on pense que le noir ne peut qu’être un balayeur ou que l’arabo-musulman l’épicier du coin. La culture de ces gens que nous regardons avec condescendance appartient à notre patrimoine commun
Dans cet ouvrage, nous n’avons pas cherché à faire du politiquement correct, on a mis aussi les mots tels qu’ils apparaissent dans la terminologie raciste et discriminatoire parce que les mots ont besoin de retrouver leur sens. Nous avons voulu mettre le nez des gens dans leur propre confusion. C’est une goutte d’eau, on ne va pas faire cesser le racisme mais il faut néanmoins regarder les choses en face, affirmer la volonté de les changer, comme essayent de le faire les sans-papiers, les grévistes, tous ces mouvements en lutte pour empêcher la résignation aux injustices. Nous avons tenté dans ce dictionnaire de fournir des outils pour aller de l’avant. Il a été écrit pour être accessible à tous, transmettre à tous la mémoire d’un passé non moins douloureux que le présent . Ce qui se passe aujourd’hui n’est pas nouveau, mais notre regard a changé et nous sommes , en raison des grandes tragédies du XXe siècle dont le génocide des Arméniens et des juifs et les autres génocides qui ont suivi, plus sensibles aux conséquences des racismes. Et certains d’entre nous les considèrent inacceptables et ceci avec raison. Si on ne connaît pas le pourquoi de ces bouleversements historiques, comment pourrons-nous y remédier?
Comment vois-tu les perspectives de la lutte antiraciste?
Pour en arriver à la situation actuelle, a-t-on mené les bons combats, c’est une question que je me pose personnellement. Le combat se déroule sur le terrain, au niveau associatif. Je suis peut être un peu individualiste, mais je ne crois plus aux partis, ni à leur rôle peut-être parce que le dogmatisme les empêche parfois de voir la réalité. Même si les intellectuels sont utopistes, il faut laisser les utopies s’exprimer. Il est temps de passer à une solidarité «humaine» qui ne soit pas seulement une solidarité de parti ou de syndicat. Nous sommes dans une période de crise, de chômage, de racisme, de nationalisme effervescent démodé. En tant qu’historienne je peux modestement dire que la notion même d’identité nationale est empruntée aux Barrès, Maurras et les autres: le sang, la terre où les morts sont enterrés… En fait notre identité aujourd’hui est multiple, complexe; nous ne sommes pas seulement femme, juive ou seulement blanc, seulement noir, seulement musulman. En fait, nous sommes faits de multiplicité. Actuellement , il s’agit de construire la solidarité au quotidien: moi et mon voisin, et l’autre voisin, et le voisin de l’autre voisin, le concierge, le sans-papiers, le chômeur, etc.. Ces solidarités individuelles pourraient devenir massives. Si nous ne disons pas bonjour à notre voisin, nous avons déjà perdu la partie. Comment voulez-vous ensuite qu’on aille de l’avant?Cultivons une solidarité éthique envers l’Autre. Nous n’avons pas d’autre issue. La globalisation n’est pas complètement négative, elle met en cause les frontières, quoiqu’il y ait un retour au nationalisme primaire face à l’Europe élargie, le monde virtualisé, etc. Le seul moyen de ne pas être esclave de la globalisation, c’est la solidarité au quotidien. C’est ce que j’essaye de faire modestement. Nous devons assumer notre responsabilité citoyenne au sens le plus large, avec détermination, quitte même à se tromper parfois. Je dirais même que nous y sommes condamnés.
Propos recueillis par Antoine Boulangé
*Éditions Larousse présent, 728 pages, 28 euros.