Quand nous avons décidé de rééditer Comment vaincre le fascisme, nous étions au lendemain de la présidentielle de 2012 qui avait vu le score de l’extrême droite continuer à grimper. Mais nous avons été « emportés » par le fil de nos recherches, ce qui a donné 81 textes qui recoupent la quasi-totalité de ceux que Trotsky a consacrés au fascisme et l’essentiel de ceux sur la guerre1. C’est à partir de là que nous pouvons tenter de mettre en relief ce qui peut servir aujourd’hui dans l’ensemble de ses réflexions, intuitions et théorisations sur le fascisme.
Nous insisterons sur trois éléments. Il s’agit de comprendre comment et pourquoi le fascisme l’emporte, notamment en Allemagne qui concentre l’attention de Trotsky. Quelle politique pour le vaincre, la question du front unique et la dimension plébéienne du fascisme. La pertinence de son apport permet d’approcher les questions actuelles, à condition évidemment de comprendre les dynamiques sans s’embourber dans une lecture amenant à comparer point par point chaque élément.
La victoire fasciste des années 1930 n’est pas une réponse à la menace révolutionnaire, elle est le fruit de la défaite du mouvement ouvrier
L’une des premières à avoir saisi l’originalité du fascisme, à partir de l’exemple italien, c’est Clara Zetkin. En 1923, elle l’explique comme le « châtiment » infligé au prolétariat pour avoir échoué à parachever la révolution russe2. Ce n’est donc pas la réponse bourgeoise à une possible issue révolutionnaire, mais au contraire, le fruit de la défaite de celle-ci, les classes dominantes poussant l’avantage. Le fascisme, c’est le parti du « désespoir contre-révolutionnaire », dit Trotsky3. Il faut écarter une vision instrumentale du fascisme, comme s’il n’était que la simple projection de la volonté de la classe dominante. La solution fasciste est un processus au cours duquel les partis bourgeois traditionnels font appel aux partis fascistes « en dernier recours », tout en s’en méfiant et en croyant pouvoir les domestiquer. Or, les fascistes sont des « nuées de criquets affamés et voraces », comme l’écrit Trotsky4, et ils exigent et obtiennent tout le pouvoir. L’arrivée des fascistes et des nazis au pouvoir s’est faite dans le cadre de coalitions avec la droite « classique ». Les observateurs de l’époque étaient plutôt convaincus que la droite traditionnelle et les institutions les maintiendraient en laisse.
Le nazisme s’est nourri de contradictions qui lui ont permis de recruter ses soutiens dans différentes classes sociales. Le parti d’Hitler est capable à la fois de toucher des fonds des milieux d’affaires et de soutenir la grève des traminots à Berlin. Le PC allemand, sous la houlette de Moscou, a longtemps considéré le mouvement hitlérien comme une « simple » forme de réaction capitaliste, un instrument commode créé par et pour la grande bourgeoisie. Trotsky, au contraire, observe les caractéristiques propres au fascisme et en relève la dimension plébéienne et de masse. Ses partisans sont issus de la petite bourgeoisie mais aussi du prolétariat.
Pour Trotsky, l’articulation entre la victoire du nazisme et la perspective d’un nouveau conflit déchirant l’Europe est presque immédiate. Dès novembre 1933, il écrit que « le temps nécessaire à l’armement de l’Allemagne détermine le délai qui sépare d’une nouvelle catastrophe européenne ». Il perçoit la monstruosité et la spécificité du nazisme qui « fera apparaître son aîné italien comme quasiment humain ». Et surtout, il perçoit la place et la spécificité de l’antisémitisme nazi et annonce, en 1938, que « le prochain développement de la réaction mondiale implique avec certitude l’extermination physique des Juifs »5.
Le front unique comme moyen d’action contre le fascisme
Il faut comprendre que le front unique, ce n’est pas d’abord une question électorale, aspect d’ailleurs assez marginal chez Trotsky. Le front unique, c’est l’autodéfense face à la violence et aux initiatives de l’extrême droite. Alors que l’appareil répressif étatique semble peu efficace, et soumis de surcroît à des formes de légalité, ce sont les milices fascistes et nazies qui attaquent les locaux syndicaux, les meetings et les piquets de grève, qui empêchent la diffusion de la presse ouvrière, et qui, en Allemagne, organisent les pogroms antisémites, les attaques contre les « commerces juifs » et les synagogues. Défendre ensemble, c’est le sens de la formule : « Marcher séparément, frapper ensemble ». Tout au long des années 1930, la pensée de Trotsky évolue, en particulier sur la question de la démocratie et des droits démocratiques. Ils ne sont pas, pour lui, seulement formels – ce qui est souvent une manière de dire qu’il n’y a pas grand-chose à garder – mais au contraire essentiels. Ils doivent être défendus de manière inconditionnelle. Une idée centrale apparaît alors : « Les ouvriers ont construit à l’intérieur de la démocratie bourgeoise, en l’utilisant tout en luttant contre elle, leurs bastions, leurs bases, leurs foyers de démocratie prolétarienne6. » Si sa conception du front unique est celle d’une totale indépendance de classe, la défense des droits démocratiques se fait sans préalable sur la nature sociale ou politique des organisations à défendre. Face au nazisme, il défend les Églises et le droit des croyants « à consommer leur opium ». Pour faire une analogie, avec la situation actuelle, est-ce que les gauches ne devraient-elles pas proposer, par exemple, aux organisations de croyants d’assurer la sécurité des mosquées ou des synagogues ? Il suggère aussi que les organisations ouvrières devraient protèger la franc-maçonnerie. « Ce dont il s’agit avant tout, écrit-il en 1935, c’est d’une question de liberté de conscience, donc d’égalité des droits. » Ce qui l’intéresse, c’est comment traduire ses positions sur le plan pratique, sans faire confiance à la police ni à l’État et encore moins s’en remettre à eux.
Le fascisme est un phénomène ni passé ni extérieur à la France
Il y a un mythe français, celui d’une extériorité du fascisme7. René Rémond, qui fait autorité parmi les historiens des droites françaises, ne voit dans les Croix de feu du colonel de La Rocque qu’une forme de « scoutisme politique pour grandes personnes ». Pour lui, le 6 février 1934 signe l’échec des ligues et il ne voit pas qu’elles ont poussé le pouvoir vers la droite, vers le bonapartisme, selon la formule de Trotsky. Face à cette idée de l’immunité française au fascisme, les travaux de Robert Paxton8 et Zeev Sternhell9 ont eu bien du mal à émerger. On pourrait ironiser avec Étienne Balibar quand il dit que « le fascisme est donc quelque chose qu’on voit plutôt chez les autres ». Mais ce débat historiographique n’est pas sans conséquences politiques. Sur le passé d’abord, est-ce que le régime de Vichy n’a été qu’un furoncle sur un corps sain ou n’y a-t-il pas plutôt dans la société française une base pour un fascisme français ? Trotsky n’a pu aller plus loin dans son analyse, mais Paxton montre la dynamique de Vichy dès août 1940. Cela éclaire l’irruption, le développement et la nature des lepénismes successifs, la porosité entre extrême droite et droite aujourd’hui et le foisonnement des idéologues fascisants en costume cravate qui occupent la scène médiatique. La situation d’aujourd’hui met à mal la conception de l’étanchéité française.
Si les partis fascistes étaient des partis de masse dans les années 1930, c’est que nous étions dans l’ère des partis de masse, à gauche comme à droite, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La recherche de la conquête du pouvoir au nom de la démocratie, de la République, de la laïcité, voire du « féminisme », hier honnis, rappelle tout simplement que les mouvements fascistes sont capables d’une grande souplesse tactique, pour ne pas dire de contorsions étonnantes. Le flou des propositions, les contradictions, le mélange de propositions libérales et anticapitalistes sont consubstantielles au fascisme. Déjà dans les années 1930, Pierre Naville disait qu’il ne servait à rien de passer son temps à « démontrer » que le programme de De La Rocque était inexistant. Trotsky le dit à plusieurs reprises en examinant les événements du février 1934. C’est justement l’absence de programme défini qui fait la force du fascisme. Wilhelm Reich10, avec qui Trotsky a eu une correspondance, avait noté que lorsqu’il posait la question sur le caractère intenable du programme nazi à force d’être contradictoire, il obtenait alors la réponse suivante : « Hitler trouvera la solution. »
Il faut se méfier des définitions tellement strictes qu’elles n’ont plus aucune fonctionnalité. Si l’on considère l’ensemble des situations révolutionnaires épuisées ou manquées au cours des cinquante dernières années, il y a alors des raisons de s’inquiéter et de redouter que, faute d’une solution émancipatrice, on assiste au retour de nouvelles barbaries. Bien sûr nous ne sommes plus dans les années 1930, et alors ? Umberto Eco écrit : « On peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu ne change »11. Le fascisme est une hydre-caméléon qui est de retour. Ugo Palheta en rend parfaitement compte dans son livre12.
Il faut dégager le dénominateur commun des mouvements se réclamant du fascisme, mais aussi de ceux qui, tout en déclinant la référence, font bel et bien partie de la constellation. Disons qu’avec la concordance d’une solution autoritaire, la récusation de l’existence et des antagonismes de classe au profit d’une mise en avant du nationalisme et de la xénophobie, du recours à un homme – ou une femme – providentiel adossé à des mouvements ou des médias, capables de mobiliser les perduEs et les excluEs, on a des éléments communs à tous les fascismes.
Autre constance : la volonté d’écraser toutes les formes d’organisation populaire autonome et la liquidation de toutes les libertés. On le voit aujourd’hui avec l’affaire de l’islamo-gauchisme et la tentation de mettre une partie de l’Université au pas. Les fascismes de notre temps sont capables de rencontrer des groupes humains auxquels ils redonnent un « but final ». « Le désespoir les a fait se dresser, le fascisme leur a donné un drapeau », écrivait Trotsky en 193313.
Bien sûr, les formations sociales ont changé, la « poussière humaine » que les fascismes d’hier agrégeaient s’est en partie évanouie ou s’est fortement réduite dans une société où les salariéEs constituent près de 90 % de la population active. Mais dans des conditions nouvelles, la crainte du déclassement, dans l’encadrement, chez les jeunes, dans les zones « rurbaines », les petites entreprises sans traditions syndicales, la précarité peuvent permettre aux poussières de faire coalition. Si le prolétariat moderne n’est pas capable d’agréger toutes ses composantes autour d’un projet et de pratiques progressistes, ce sera l’utopie réactionnaire, nationaliste, xénophobe qui apparaîtra alors comme « réaliste ».
- 1. Léon Trotsky, Contre le fascisme, 1922-1940, textes rassemblés et annotés par Patrick Le Tréhondat, Robi Morder, Irène Paillard et Patrick Silberstein, Syllepse, 2015.
- 2. Clara Zetkine, Rapport à l’exécutif élargi de l’Internationale communiste, 3 juin 1923.
- 3. « Le tournant de l’Internationale communiste et la situation en Allemagne », 26 septembre 1930.
- 4. « La seule voie », septembre 1932.
- 5. « Appel aux Juifs américains menacés par le fascisme et l’antisémitisme », 23 décembre 1938.
- 6. « Démocratie et fascisme », janvier 1932.
- 7. Michel Dobry (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Albin Michel, 2003.
- 8. Robert O. Paxton, La France de Vichy, Le Seuil, 1973.
- 9. Zev Sternhell, La droite révolutionnaire (1885-1914) : les origines françaises du fascisme, Seuil, 1978 ; et, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Complexe, 1987.
- 10. Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme, Payot, 1998.
- 11. Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Grasset, 2017.
- 12. Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, La Découverte, 2018.
- 13. « Qu’est-ce que le national-socialisme ? » 10 juin 1933.