Commencé à Sénart (77), le mouvement de grève à Transdev en Île-de-France a pris fin à Vulaines dans les derniers jours d’octobre, en étant passé par Vaux-le-Pénil, Chelles, Bailly-Romainvilliers, Lagny, Montereau, Saint-Gratien et Nemours, sans compter les dépôts où la grève n’a pas (encore) commencé, mais où les grévistes se sont projetés, et tous les autres qui ont suivi la grève de loin mais où elle a déjà contribué à changer l’ambiance.
Entre trois et huit semaines de grève totale ont entraîné des centaines de salariés : l’effectif des dépôts concernés avoisine les 1 500. Les piquets de grève quotidiens rassemblaient au minimum chaque jour des dizaines devant leur dépôt, pour un mouvement vivant et militant, aux antipodes de la « grève-canapé ». Les grévistes ont emmagasiné de l’expérience, et ont tissé à l’intérieur de chaque dépôt des liens très solides entre elles et eux, et entre différents dépôts.
« C’est une fierté ouvrière qui a été gagnée »
En reprenant le travail, beaucoup de grévistes conservent une attitude combative. C’est collectivement qu’ils et elles font remonter les dysfonctionnements qui auparavant augmentaient la pression sur chaque conducteur. Avec ce collectif, « c’est une fierté ouvrière qui a été gagnée », comme le résumait un militant de la grève. Et au-delà de cette conscience collective qui va permettre de mieux résister dans le futur aux patrons, les grévistes ont déjà fait cracher Transdev. Le mouvement a contraint le groupe à revenir sur sa volonté de sous-payer drastiquement les temps de pause et de coupure, comme le prévoit la convention collective – l’indemnisation est maintenant à 100 % du taux horaire.
Mais cette revalorisation ne doit pas dissimuler que l’essentiel de l’attaque patronale est passée, notamment par le biais de la « clause du grand-père », qui prévoit que les nouveaux embauchés ne bénéficient pas des mêmes conditions que les anciens.
Transdev à l’avant-garde de l’offensive patronale
Fin 2020, Transdev a remporté quatre des six premiers appels d’offres lancés par la Région Île-de-France, les premiers d’une longue série dans le cadre de l’ouverture à la concurrence du marché du transport de voyageurs. Le calendrier de ces appels d’offres est étalé sur quelques années, de 2021 à 2025, et opère de la périphérie vers le centre : d’abord les réseaux de bus de la grande couronne parisienne, puis la petite couronne (fin du monopole RATP dans la zone), les métros et les RER.
Cette ouverture à la concurrence permet aux autorités d’organiser une gestion capitaliste d’un secteur de service public – même si tous les salariés y sont depuis longtemps soumis au droit privé. Elle est aussi l’occasion d’en finir avec tous les usages et accords locaux, balayés d’un trait de plume par la loi lors des appels d’offres. Dès qu’un réseau est remporté, même si c’est par le même groupe qui l’exploitait auparavant, les conditions sociales sont remises à zéro immédiatement, sans aucun délai, sans même une modification des contrats de travail – miracle conventionnel permis par la loi travail de Hollande et la loi d’orientation des mobilités (LOM) de Macron. Le groupe Transdev s’est donc retrouvé à l’avant-garde d’une offensive patronale qui ne fait que commencer.
Dans les quatre réseaux remportés par Transdev début 2021, l’impact sur les conditions de travail a été vertigineux : la disparition des primes ampute les rémunérations de 3 000 à 6 000 euros par an et l’introduction de temps de coupure non payés, seulement partiellement « indemnisés », permet de construire des semaines de plus de quarante heures au travail, sans aucune heure supplémentaire, avec des cadences intensifiées. Les conducteurs de bus franciliens qui ont subi ce retour brutal au plancher de la convention collective témoignent tous de la dangerosité de la conduite dans cet état de fatigue.
La grève, réaction unanime des conducteurs !
Après quelques mois à ce régime, les conducteurs de Transdev Sénart (77) sont entrés en grève le 2 septembre. Suivis dès le 6 septembre par ceux de Transdev Melun (77) et Valmy (95). Mi-septembre, ils sont rejoints par Marne-la-Vallée (77) : dès lors la grève est totale dans les quatre réseaux remportés en appel d’offres par Transdev !
Le mouvement est parti de la base, vent-debout contre les nouvelles conditions de travail. La grève de Sénart a fait tache d’huile. Elle a aussi touché des dépôts qui n’ont pas encore subi les appels d’offres (Vulaines, Montereau, Chelles, Nemours, Rambouillet…), mais sont entrés dans une lutte préventive avec la conscience que l’étalement du calendrier patronal est conçu pour diviser tandis que l’union fait la force.
Preuve à la fois de la conscience d’appartenir à un même secteur et de l’envergure nationale et pas seulement régionale de l’offensive patronale qui prend tous les chemins juridiques possibles (ouverture à la concurrence ici, accords de performance collective là), les grèves se multiplient aussi en province : Brest, Saint-Nazaire, Saint-Malo, Reims, Toulouse, Lyon, Orléans… Le secteur du transport voyageurs est secoué par des mouvements encouragés par les discours patronaux sur la pénurie de main-d’œuvre : les candidats ne manqueraient pas si les conditions de travail et les salaires étaient décents !
Les syndicats englués dans le dialogue social
Cette combativité à la base n’est pas relayée par les syndicats – et c’est le moins qu’on puisse dire ! Dès novembre 2020, après un an de négociations discrètes, Transdev obtenait que quatre des six organisations syndicales représentatives en Île-de-France signent un « accord socle » à l’échelle de la région1.
L’essentiel de cet accord-socle scélérat se contente de rappeler les dispositions des deux conventions collectives de branche en vigueur dans le secteur, celle de « l’urbain » et celle de « l’interurbain ». Il vise aussi à organiser le versement de l’indemnité différentielle. Cette obligation légale consiste à garantir la rémunération brute d’un salarié transféré, mais se transforme en usine à gaz dans ce secteur du transport où les primes représentent souvent jusqu’à 25 % de la rémunération. La plupart des primes sont comprises dans cette indemnité différentielle sauce Transdev mais pas toutes. Les calculs sont basés sur l’année qui précède le transfert (c’est la loi). L’indemnité est donc très individuelle, dépend des services effectués durant l’année où elle a été calculée. En l’occurrence il s’agit de 2020, année Covid…
Dans les quatre sociétés créées à la suite des appels d’offres remportés par Transdev au premier semestre 2021 (voir la carte de ces délégations de service public ou « DSP »), cet accord socle a été complété par des accords locaux, négociés et signés par les délégués syndicaux déjà en place, avant le transfert automatique des salariés. Le chantage à la signature était le suivant : sans signature d’un accord local, c’est l’accord socle moins favorable qui s’applique. Le mécanisme a permis à la direction de faire avaliser ces reculs sociaux à la plupart des organisations syndicales locales, et même celles qui n’avaient pas signé l’accord socle ont cédé localement (notamment Sud à Melun).
Transdev a donc mis un soin particulier à obtenir le soutien des syndicats à son offensive, dans l’esprit des réformes récentes (représentativité, loi travail, CSE, ordonnances Macron 2017). Mais –
leçon à retenir – la grève a démarré quand même, contre ces accords signés par la plupart des syndicats. Paradoxalement, cela ne les a pas empêchés de garder la direction du mouvement, en se présentant comme les seuls interlocuteurs à même de négocier avec Transdev. Les délégués ont navigué entre les pressions des grévistes d’un côté, et à l’opposé les pressions de Transdev, de la Région Ile-de-France et des directions nationales des syndicats.
Une grève active
La grève elle-même, dès son lancement, était une forme de débordement des syndicats. L’activité constante dont les grévistes ont fait preuve a maintenu la pression nécessaire à la poursuite du bras de fer jusqu’à obtenir quelques reculs substantiels de la direction.
Présents tous les jours sur les piquets devant les dépôts, les grévistes discutaient en permanence. Ils et elles organisaient leurs propres activités : rencontre avec les usagerEs, accueil de salariéEs du secteur, cheminotsE ou conducteurEs de bus d’autres entreprises, accueil de militants ou de porte-paroles comme Olivier Besancenot ou Philippe Poutou pour donner une visibilité à leur grève. Des dizaines de grévistes ont aussi entretenu des liens entre les différents dépôts en se déplaçant régulièrement de l’un à l’autre ou en contactant d’anciens collègues – la communauté des conducteurEs de bus d’Île-de-France est un réseau très soudé.
Toutes ces activités organisées à la base militaient pour l’union des dépôts en grève – et au-delà pour s’adresser à ceux qui n’étaient pas encore en mouvement. Les syndicats, en particulier Sud, ont organisé quelques rassemblements symboliques pour regrouper les dépôts, notamment devant la Région – rassemblements instrumentalisés par la gauche, PCF et LFI, pour désigner Pécresse comme ennemi principal et exonérer les grands groupes du secteur. Mais au quotidien, tous ont prôné des comportements localistes afin de morceler la grève en une somme de grèves séparées par dépôts.
Dès le début du conflit, les syndicats négociaient des accords par dépôt. La vision apolitique étriquée de certains délégués et la volonté de rester à une échelle qui leur permettait de garder le contrôle ont permis à Transdev d’éteindre l’incendie d’une grève qui était pourtant en pleine extension au début du mois d’octobre.
La nécessaire organisation à la base
Cette contradiction entre la volonté des grévistes et la politique étriquée des syndicats a pris un relief particulier sur le réseau de Sénart. Les syndicats majoritaires y ont signé un protocole de fin de conflit un samedi soir, le 9 octobre, deux jours après une assemblée de grévistes qui se prononçaient à l’unanimité pour la reconduction de la grève. L’amertume a été forte, poussant les quatre cinquièmes des conducteurEs à la reprise du travail. Mais une minorité a fait le choix volontariste de continuer et s’est organisée pendant les trois semaines suivantes en assemblée générale quotidienne animée par un comité de grève élu et révocable.
Cette expérience de démocratie ouvrière, certes minoritaire et tardive, est précieuse car elle montre en positif ce qui a manqué cette fois-ci à la grève des Transdev : l’organisation à la base des grévistes eux-mêmes.
L’activité militante de la grève était intense, mais cela n’a pas suffi à réellement diriger la grève, à décider de ses orientations stratégiques, à imposer les grévistes eux-mêmes comme interlocuteurs de la direction. Une telle organisation aurait permis de regrouper l’ensemble des grévistes, syndiquéEs de tous syndicats et non syndiquéEs, derrière une même perspective d’extension du conflit, de dépassement du localisme de dépôt. Elle aurait impliqué des assemblées générales (AG) quotidiennes, l’élection de comités de grève et la mise en place d’une coordination entre dépôts.
La forme de l’offensive patronale : une « clause du grand-père »
Les protocoles de fin de conflit signés par les syndicats séparément dans chaque dépôt viennent compléter et amender les accords locaux signés par les mêmes avant la grève. Ils garantissent en particulier que les pauses ou coupures non comptées dans le temps de travail seront indemnisées à 100 %, au même taux que des heures de travail. Transdev s’engage aussi à réduire la durée des journées de travail – mais ce point soulève la méfiance, car les nouveaux services allégés ne sont prévus que pour le 2 janvier prochain.
Malgré ces concessions, la lutte devra continuer contre le principe même de ces coupures non payées. Car si elles sont aujourd’hui indemnisées à 100 %, leur existence même est une manière pour Transdev de mettre le pied dans la porte. Du moment qu’un temps n’est plus considéré comme travaillé effectivement, son paiement par le patron prend une forme arbitraire, comme une prime. « L’indemnisation » est amenée à disparaître. Renault a tenté la même chose récemment, avant de remballer son projet face à des débrayages nombreux dans ses usines : cesser d’indemniser les pauses de 20 minutes, qui avaient été sorties du temps de travail effectif lors du passage aux 35 heures il y a plus de vingt ans.
L’idée même de distinguer dans la journée de travail le « temps de travail effectif » d’un « temps indemnisé », poussée à son paroxysme, ramènerait les salariés au temps du travail à la tâche. Les grévistes l’ont bien compris et c’est pourquoi ils dénoncent à juste titre « l’uberisation » du métier.
Au-delà, que reste-t-il des attaques de Transdev ? Toutes celles et tous ceux qui ont été transférés vont plus ou moins « limiter la casse » : sur le plan financier grâce à l’indemnité différentielle et sur le plan des journées de travail grâce à la grève.
Mais les nouveaux embauchéEs, eux, seront sur les conditions nouvelles au rabais. Le directeur de Transdev Île-de-France Est, Alain Moubarak, l’a expliqué clairement sur un piquet à Lagny (77) : « C’est une clause du grand-père. On s’est inspirés de la SNCF. C’est comme ça dans le monde du travail désormais. » La référence vient d’Édouard Philippe, ancien Premier ministre, qui, face à la pression de la grève entamée le 5 décembre 2019, avait proposé que la disparition des régimes spéciaux de retraite ne s’applique qu’aux nouveaux embauchés. Cela n’avait pas éteint la grève qui s’est prolongée deux mois et a fait remballer le projet scélérat de « retraites par points ». Mais l’idée s’est ancrée dans les milieux patronaux.
Maintien ou baisse « seulement » relative des conditions de travail et de rémunération pour les anciens, dégradation catastrophique pour les nouveaux : c’est la forme que risque de prendre l’offensive de l’ouverture à la concurrence dans les prochains mois et années en Île-de-France.
Populariser l’expérience de cette grève
Dans les mois qui viennent, de nouvelles délégations de service public vont être attribuées, et de nouvelles et nouveaux conducteurs vont donc voir leurs conditions de travail se dégrader : RATP, SNCF, Keolis ou Transdev, tous les salariés des transports seront touchés. Sauf s’ils et elles anticipent dès maintenant, et profitent des liens qui ont commencé à se faire entre les dépôts et entre les groupes du transport. Pour contrer l’étalement du projet patronal dans le temps, il faut garder ces liens et continuer de populariser l’expérience de la grève Transdev. La lutte ne fait que commencer !
Pour avoir les meilleures chances de l’emporter, les grèves futures devront s’étendre. Rien que la menace de faire tache d’huile, rien que des tentatives des grévistes de s’adresser à d’autres, seraient un frein au projet patronal. Pour cela, il est important que les objectifs soient le plus clair possible. Car les pièges sont nombreux.
Le premier écueil est le repli sur soi, l’illusion de pouvoir échapper à l’offensive ou limiter la casse sur son périmètre. Chacun sur son dépôt, avec son accord local. Ou chacun dans sa boîte : la SNCF avec son « décret socle », Transdev son « accord socle » ou la RATP avec son « cadre social territorialisé ». C’est oublier que l’objectif même de l’ouverture à la concurrence est de baisser les conditions de travail de tous les secteurs, l’un après l’autre.
Les bénéficiaires de l’ouverture à la concurrence sont les grands groupes du transport. Ce sont eux que les travailleurEs du secteur devront affronter, touTEs ensemble s’ils veulent avoir une chance de l’emporter. Il est donc avant tout nécessaire de parler un langage commun de revendications générales compréhensible par tous, qui rendent concrète l’idée d’aligner les conditions sur le meilleur de ce qui existe et non sur le pire, par le haut et non par le bas. Celles-ci seront précisées dans le feu de l’action mais elles impliquent : le paiement à 100 % de toutes les heures passées au travail, des embauches massives pour alléger et simplifier les horaires et assurer aux salariéEs une vie personnelle et familiale digne, des augmentations générales et l’intégration des primes au salaire.
Enfin, les militants révolutionnaires savent l’importance vitale de l’auto-organisation dans un mouvement – et les manœuvres boutiquières des syndicats dans la grève l’ont rappelé. Cette perspective doit être discutée et préparée dès maintenant avec tous les travailleurs et militants du secteur conscients de la nécessité d’une lutte d’ensemble dans le transport de voyageurs.
- 1. CFDT, Unsa, FO et CFE-CGC ont signé ; CGT et Sud n’ont pas signé.