Retour sur une « affaire » de censure préalable qui en dit malheureusement long sur l’état de dégradation de la liberté de la presse et, plus globalement, des libertés démocratiques.
Le 21 novembre, le journal en ligne Mediapart informait ses lecteurEs d’un événement peu banal : « Vendredi 18 novembre, un huissier est venu au siège de Mediapart nous délivrer un acte judiciaire sans précédent de mémoire de journaliste comme de juriste. Il nous ordonne de ne pas publier une enquête d’intérêt public à la demande expresse de la personnalité concernée sans qu’à un seul instant les arguments de Mediapart aient été sollicités. Mediapart n’était pas informé de cette procédure et l’ordonnance a été prise par un juge sans que notre journal n’ait pu défendre son travail et ses droits. » En d’autres termes, une censure préalable d’une enquête journalistique, avec la menace d’une astreinte de 10 000 euros par extrait publié, du jamais vu depuis l’existence de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Une censure révélatrice d’un mal plus profond
12 jours plus tard, le 30 novembre, le tribunal judiciaire de Paris mettait heureusement fin, après une contre-offensive juridique, à cette censure, par une ordonnance dite de « rétractation », et Mediapart publiait dans la foulée son article, consacré aux sinistres pratiques du maire de Saint-Étienne, Gaël Perdriau, déjà épinglé l’été dernier dans une première enquête établissant qu’il avait eu recours pendant plusieurs années à du chantage contre son ancien premier adjoint. L’article préalablement censuré révèle que Perdriau a usé de méthodes peu reluisantes contre un autre élu, Laurent Wauquiez, faisant courir le bruit, dans le but de le discréditer, qu’il aurait eu des activités pédocriminelles.
Ce qui nous importe ici n’est pas tant le contenu de l’article que la procédure inédite dont Mediapart a été la cible, qui a vu une juge interdire la publication d’une enquête à la demande d’un responsable politique sans même prendre la peine d’écouter les arguments des journalistes. Un événement qui a suscité un tollé chez les journalistes, bien au-delà de Mediapart, avec des prises de position de 37 sociétés de journalistes (le Monde, Libération, Marianne, Télérama, mais aussi TF1 ou encore BFM-TV), de l’ensemble des syndicats de la profession et de 17 organisations de défense de la liberté de la presse.
Il faut dire que cette censure préalable ne peut être vue comme un accident de parcours, mais bien comme une nouvelle expression, particulièrement exemplaire, de la multiplication des atteintes à la liberté de la presse, et comme un révélateur de l’air du temps autoritaire. On notera d’ailleurs que Macron et son gouvernement, si prompts à donner, à l’étranger, des leçons de démocratie et de droits humains et à se poser ici, lorsque cela les arrange, en défenseurs de la liberté d’expression, sont restés particulièrement silencieux face à la censure dont Mediapart a été la cible.
À l’heure où 90 % des médias sont aux mains de moins d’une dizaine de milliardaires, dont un Vincent Bolloré qui a fait montre des dégâts que peuvent causer une telle situation, et où le service public de l’information, qu’il soit radio ou télé, est sous-doté financièrement et de moins en moins libre de choisir ses contenus, l’« affaire » Mediapart doit nous alerter : la bataille pour la défense d’une véritable liberté de la presse est essentielle, et doit être une composante à part entière du combat contre les régressions sur le plan démocratique et contre le cours autoritaire du pouvoir en place.