Entretien. Après le verdict de son procès, nous avons rencontré Nicolas Jounin, sociologue, qui est une des trop nombreuses victimes de la répression qui a sévi durant le mouvement contre la loi travail...
Pendant la lutte contre la loi travail, la mobilisation a pris diverses formes. Peux-tu revenir sur les actions de blocages, comme celle du 28 avril au cours de laquelle tu as été interpellé à Saint-Denis ?
À ma connaissance, il y a eu bien moins d’actions de blocage que lors du mouvement de 2010 sur les retraites. Celle du 28 avril était d’ailleurs brève et timide, si on la compare par exemple à des manifestations de la FNSEA. Elle a consisté à occuper pendant un peu plus d’une heure une moitié du rond-point du port de Gennevilliers, nœud logistique crucial en région parisienne, et à profiter de ce barrage filtrant pour distribuer des tracts appelant les travailleurs de la zone à la manifestation parisienne de l’après-midi. Cela faisait d’ailleurs longtemps que je n’avais pas été aussi bien reçu en distribuant des tracts...
Dans quelles conditions as-tu été interpellé ?
Après cette action au port de Gennevilliers, nous sommes revenus par le métro jusqu’à Carrefour Pleyel, puis nous sommes partis en cortège pour nous rendre à la Bourse du travail de Saint-Denis, où devait se tenir une assemblée générale. Bien sûr, nous étions 200, nous occupions la chaussée, on pourra s’amuser à dire que notre manifestation n’était pas déclarée... Elle ne l’était effectivement pas plus que toutes celles des policiers ces dernières semaines, mais elle était clairement moins dangereuse puisque nous n’étions pas armés. Le policier que je suis supposé avoir frappé dira même lors du procès qu’elle était « bon enfant »...
Pourtant les forces de l’ordre ont décidé de nous empêcher d’avancer, afin que nous ne puissions pas nous rendre à l’assemblée générale, comme l’écrit le responsable du dispositif dans son procès verbal. C’est donc une atteinte assumée au droit de réunion. Un cordon policier s’est formé et, sur ordre de ce responsable, une grenade lacrymogène a été jetée dans nos rangs, créant une grande confusion, car nous essayions de fuir. De mon côté, je n’ai pas fui très loin, puisque deux croche-pieds m’ont jeté à terre où j’ai ensuite été frappé. Les autres manifestants ont été « nassés » un peu plus loin puis embarqués pour « vérification d’identité ».
Que montre ton interpellation ?
La comparaison avec le traitement réservé récemment aux manifestations policières est cruelle. Elle montre qu’il n’y a évidemment pas d’égalité devant la loi, puisque tous les arguments qui pourraient être mobilisés pour justifier de mettre fin à notre manifestation auraient dû l’être pour les policiers manifestants. Pour les autorités, il n’est donc pas question de faire respecter la loi, mais de choisir, en fonction de l’opportunité politique quels sont les manifestants à réprimer. De fait, ce qui est arrivé à notre cortège le 28 avril n’a été qu’une goutte d’eau dans l’océan de répression policière qui s’est abattu sur le mouvement contre la loi travail, depuis le coup de poing dans la figure du lycéen de Bergson en mars jusqu’à l’éborgnement d’un militant de Solidaires en septembre.
La particularité de cette répression, c’est qu’elle n’est pas que policière. La justice était aussi mobilisée. Les parquets s’organisaient les jours de manifestation pour recevoir les interpellations réalisées, souvent au hasard, par les policiers, et les transformer en poursuites judiciaires. Je pense que l’objectif était de judiciariser la répression, d’amener des militants à des procès... Un objectif présent tout au long du mouvement, et une des spécificités du « maintien de l’ordre à la française ».
Le verdict est donc tombé le 3 novembre, en pleine mobilisation de policiers qui mettent les juges sous pression : tu es condamné à 6 mois de prison avec sursis. Comment réagir à ce déni de justice ?
Je crois que c’est dans la norme des condamnations tombées dans la foulée du mouvement. Cela aurait été pire si j’avais fait de la détention provisoire, requise par la procureure lorsque j’ai refusé la comparution immédiate. Elle le requérait au nom du « risque de récidive » et du « contexte actuel ». La durée d’enfermement aurait probablement été couverte a posteriori par une peine de prison ferme. Si j’avais été pauvre, jeune, sans domicile à mon nom (et peut-être moins blanc), je n’y aurais sans doute pas échappé : lorsque les tribunaux de comparution immédiate jugent des « garanties de représentation » du prévenu pour décider de sa mise en détention provisoire, ils fabriquent inévitablement une justice de classe.
Je vis cette peine comme une menace sur ma participation aux luttes à venir. C’est un instrument d’intimidation parmi d’autres : les lacrymos à un bout, les condamnations à un autre, et entre les deux le sérum physiologique que nous sommes contraints d’amener en manif, et qui risque en retour d’étayer, comme dans mon cas, une demande de condamnation.
Cette répression isole ceux qui se retrouvent à la barre, tout en ayant un effet d’intimidation sur tout le monde. Il me semble donc important de collectiviser la prise en charge de ces affaires, de montrer qu’on n’est pas dupe du fait que ça s’attaque à un militant en particulier, mais que ça aurait pu être n’importe quel autre. Au-delà, je trouve que la recrudescence des violences policières et l’iniquité de certains processus judiciaires devraient inciter le maximum d’organisations, notamment syndicales, à construire des revendications et des campagnes spécifiques sur ces questions.
Propos recueillis par Cathy Billard