Alors que l’université publique est abandonnée et que la situation des étudiantEs est indigne, la polémique sur l’« islamo-gauchisme » continue à occuper l’espace public, avec les encouragements du gouvernement et sous les applaudissements de l’extrême droite.
Les structures représentant le monde de la recherche se sont exprimées d’une façon très claire, y compris les plus institutionnelles d’entre elles. Mais rien n’y fait : la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal insiste, de même que le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer qui s’est présenté, sur France Inter le 1er mars, comme un « lanceur d’alerte » (sic). L’université et la recherche française seraient le lieu d’une offensive « islamo-gauchiste » qui mettrait en péril les « valeurs républicaines ».
Un complotisme comme les autres
Peu importe si aucun élément concret ne vient à l’appui de ces accusations, qui présentent bien des caractéristiques des théories complotistes : dénonciation d’une offensive venue de l’étranger (ici, les « campus américains » et les « Frères musulmans ») ; obsession quant à la persécution qui aurait cours contre ceux qui osent dire la vérité (la « cancel culture ») ; absence de raisonnement argumenté, auquel se substitue une collection d’anecdotes ou de faits isolés que l’on relie entre eux, quitte à les réinterpréter grossièrement, pour « prouver » l’existence de quelque chose de systématique ; dénonciation d’une coalition entre des groupes et/ou des individus à qui l’on prête un projet commun alors qu’ils/elles ont bien souvent des intérêts divergents, voire contradictoires, et qu’il n’existe aucune preuve d’une quelconque concertation entre elles/eux…
Et peu importent, en outre, les éléments matériels qui invalident le propos des chasseurs d’«islamo-gauchistes », entre autres et notamment le nombre ridiculement bas de publications et d’enseignements portant sur les thématiques incriminées. Car l’essentiel est ailleurs : il s’agit d’alimenter une campagne de défiance à l’égard des intellectuelEs critiques et plus largement des forces progressistes, et d’entretenir, sur fond de vote de la loi « séparatisme », un climat islamophobe reposant sur la stigmatisation de tout ce qui serait « musulman » ou « islamique ». Nul surprise, dès lors, à ce que le RN salue la campagne de Vidal et consorts, à l’image de Laurent Jacobelli, porte-parole du RN, déclarant au « Talk » du Figaro : « Oui, il y a de l’islamo-gauchisme dans nos facultés, dans nos universités. […] C’est bien qu’un ministre s’élève contre ça ».
Une offensive politique
En dénonçant pêle-mêle « islamo-gauchisme », « racialisme », « postcolonialisme », études de genre, écriture inclusive, etc., les petits soldats de LREM ne font pas seulement montre de leur inculture crasse concernant la recherche en sciences humaines et sociales. Ils expriment en réalité un positionnement profondément réactionnaire, tout à la fois raciste, sexiste et anti-intellectuel, agrémenté d’une vision autoritaire de la gestion de la conflictualité sociale, dont la Macronie ne se cache plus, avec une volonté de renforcer le contrôle de l’État sur les libertés académiques et sur les productions intellectuelles. Le Washington Post remarque, dans un article consacré à la « polémique »1, que Macron et les siens sont à ce titre à ranger dans la même catégorie qu’Orbán, Bolsonaro, Modi, Erdogan et consorts.
La campagne contre l’« islamo-gauchisme », si elle permet au pouvoir de parler d’autre chose que des vrais problèmes que se pose la population (situation sanitaire, crise sociale, etc.), n’est donc en aucun cas une simple manœuvre de « diversion ». Elle joue un rôle politique à part entière, dans un contexte général d’offensive raciste et autoritaire, et participe de la « stratégie » de la Macronie en vue de la présidentielle de 2022 : construire un tête-à-tête avec le RN en allant sur ses terrains de prédilection tout en délégitimant toute forme de critique sociale, féministe, antiraciste, radicale. Et il n’est nul besoin d’adhérer aux travaux de recherche et/ou aux disciplines directement ou indirectement visées pour comprendre que c’est en réalité l’ensemble de notre camp qui est visé par cette offensive, et que c’est touTEs ensemble que nous devons y résister.
- 1. Ishaan Tharoor, « France and the spectral menace of "Islamo-leftism" », 22 février 2021.