Publié le Lundi 7 octobre 2024 à 12h00.

Les pressions de la société sur les organisations du mouvement ouvrier, une question déterminante

L’histoire du mouvement ouvrier nous montre que le développement d’une couche bureaucratique est une constante dans les organisations. C’est un processus social qui se répète. Cette couche sociale se dresse sur le chemin des intérêts historiques du prolétariat. Quelles sont les racines de ce phénomène ? Touche-t-il vraiment toutes les organisations ouvrières ? Peut-on s’en prémunir ou du moins le limiter ?

Dans l’histoire, l’intégration à l’appareil d’État et la bureaucratisation est un phénomène précoce qui a même précédé le réformisme. En effet, dans la Deuxième Internationale s’est développé un appareil de permanents et membres participant à l’appareil d’État alors que les conceptions révolutionnaires étaient toujours dominantes. C’est de la couche bureaucratique que sont venues les évolutions ministérialistes et la conception selon laquelle il faudrait faire évoluer progressivement le système, sans révolution, dans le cadre de la démocratie bourgeoise par l’illusoire mécanisme selon lequel l’augmentation de la part de la classe ouvrière dans la population permettrait aux travailleurs de prendre le pouvoir dans le cadre de la démocratie bourgeoise. La consécration de cette dérive est la poussée du nationalisme au moment de la Première Guerre mondiale, lors de laquelle les partis ouvriers de la Deuxième Internationale ont rompu avec l’internationalisme et défendu leur propre impérialisme.

 

Les racines de la bureaucratie

Certains courants estiment parfois que les conceptions réformistes, nationalistes, racistes, sexistes seraient du domaine de l’idéologie : il suffirait de combattre politiquement, sur le plan des idées, ces conceptions, et ainsi éclairer les masses. À l’inverse, certains courants se croient protégés, justement en raison de leurs conceptions programmatiques, des déformations bureaucratiques qui sont inhérentes à toutes les organisations existant au sein du capitalisme.

En effet, toutes les organisations produisent des dynamiques propres. Celles-ci sont le produit de réflexions humaines volontaires, conscientes, et de fonctionnements hérités du système dominant : concurrence entre les acteurs/trices, division entre travail manuel et travail intellectuel, pression de l’idéologie dominante, etc. Tout cadre d’organisation sécrète une réduction des libertés individuelles par les règles qu’elle établit et, notamment en raison de la dialectique des conquêtes partielles, un conservatisme d’appareil, une tendance à embellir ses résultats. Ses membres ont tendance à identifier leurs intérêts à ceux de la structure dont ils et elles dépendent et qui dépend d’eux/elles également.

Les marxistes1 situent « les origines de la bureaucratie ouvrière dans le caractère alternatif et discontinu de la lutte de la classe ouvrière sous le capitalisme. Pour Mandel, la condition nécessaire pour le développement de la conscience de classe est l’activité autonome et l’auto-organisation des travailleurs eux-mêmes ». Force est de constater que, malgré leurs efforts plus ou moins importants pour contrecarrer ces tendances, toutes les organisations subissent cette discontinuité de la lutte et la nécessité de conserver des positions dans des moments de reculs dans le cadre du combat contre le capitalisme.

Un certain nombre d’organisations et les institutions procurent des avantages matériels, plus ou moins considérables, aux individus : revenus, défraiements (remboursement de voyages, matériel informatique, logement, notes de restaurants…). Tout est question de mesure, puisque évidemment il y a peu en commun entre rembourser le voyage d’une tâche militante et payer des logements, des voyages de loisir ou une année sabbatique à des dirigeants syndicaux ou politiques, comme cela se fait régulièrement. Les avantages ne sont pas uniquement matériels, il y a aussi une reconnaissance sociale dans le fait d’occuper des fonctions et/ou des positions de pouvoir dans une organisation ou dans l’appareil d’État. Ces dernières concourent à une perte de mesure de la réalité, réalité sociales (les préoccupations concrètes des classes populaires), politiques (les intérêts généraux du prolétariat) et même individuelle, comme on peut le voir souvent avec des dirigeants qui profitent, consciemment ou non, de leur position pour agresser des femmes. Selon Mandel2, « sur le plan psychologique et idéologique, il est évident qu’il est infiniment plus agréable, pour un socialiste ou un communiste convaincu, de lutter toute la journée pour des idées et des buts qui sont les siens plutôt que de faire, des heures durant, des gestes mécaniques dans une entreprise, en sachant qu’on va finalement contribuer à enrichir la classe ennemie. Il est incontestable que ce phénomène d’ascension sociale contient en puissance un germe important de bureaucratisation : ceux qui occupent ces postes veulent continuer à les occuper, ce qui les entraîne à défendre cet état de permanents contre ceux qui voudraient les remplacer en opérant un roulement parmi les membres de l’organisation. »

Toutes les organisations sont donc touchées par cette contradiction. En effet, si l’on ne veut pas rester un petit groupe sans appareil, sans structures démocratiques larges, il est quasiment inévitable de construire une organisation reposant sur des directions dominées par des personnes dans des positions sociales favorables (élus et attachés parlementaires, enseignants, retraités, petits-bourgeois de métiers divers, rentiers…), ou d’extraire des travailleurs·euses de la production, les sortir de l’aliénation quotidienne, pour construire et diriger. Dans ces deux situations, les tendances bureaucratiques sont inévitables.

 

DE tendances bureaucratiques EN bureaucratie

Les organisations réformistes et intégrées à l’appareil d’État sont touchées par ces tendances à une échelle difficilement imaginable. Les pots-de-vins sont monnaie courante, du petit cadeau de remerciement d’un·e salarié·e ou d’un·e habitant·e qui a été aidé jusqu’aux cadeaux des grands bourgeois à des ministres. Les services réciproques, extraits de rapports politiques sincères, sont généralisés, des invitations réciproques entre universitaires aux deals complets inassumables entre courants politiques, voire entre partis, en passant par les accords réciproques dans les élections (accords de soutien réciproques d’une ville à une autre dans les élections municipales, services rendus entre organisations, etc.). Une des difficultés est que tout cela est très complexe, qu’il y a une continuité entre de petits arrangements politiques et de grosses magouilles, même s’il y a des sauts qualitatifs, quand la politique et les intérêts généraux du mouvement sont supplantés par les intérêts d’appareil, le court terme, la pression des institutions et la sauvegarde d’intérêts personnels.

Dans ce système, en temps de libéralisme, Alain Supiot3 décèle la résurgence de liens féodaux, où « l’allégeance, l’inféodation par un lien personnel d’une personne ou d’une entité à une autre, a toujours resurgi dans les périodes marquées par l’affaiblissement du pouvoir central, lorsque celui-ci était le garant des institutions » et de la règle commune. Le fonctionnement en réseaux produit « trois composantes du lien d’allégeance : la surveillance de la vassale par la suzeraine ; le soutien de la vassale par la suzeraine et enfin la responsabilité́ solidaire de la suzeraine pour les agissements de sa vassale ».

Des tendances qui existent dans toutes les organisations et les rapports sociaux mais qui prennent une autre mesure dans les organisations liées à l’appareil d’État.

Les excroissances bureaucratiques des organisations issues du mouvement ouvrier leur donnent une double nature, qu’il convient d’analyser de façon précise pour comprendre les phénomènes qui les gouvernent et la nature des relations que les masses ouvrières entretiennent avec elles. Le Parti socialiste, La France insoumise, le Parti communiste français et les organisations d’extrême gauche partagent avec les syndicats une histoire liée à la classe ouvrière. C’est beaucoup moins le cas pour Les Écologistes, dont l’implantation dans le prolétariat a toujours été extrêmement faible. Mais même le Parti socialiste maintient, bien que son histoire l’ait fortement éloigné de la classe ouvrière, des liens avec des organisations ouvrières de masse, en particulier les syndicats les plus droitiers comme l’UNSA ou la CFDT (première organisation syndicale de salarié·es dans le secteur privé) ou des associations très liées aux institutions dans les quartiers populaires. Les organisations à origine ouvrière prélèvent une partie conséquente de leurs militant·es et de leurs cadres dans la classe ouvrière et ses organisations (syndicats étudiants, associations antiracistes, etc.).

Mais à ces militant·es sont mêlés d’autres membres qui, elles et eux, n’ont rien à voir socialement avec la classe ouvrière. Il en est ainsi des chercheurs, des énarques, des cadres des entreprises, des intellectuels en tout genre et de militant·es professionnel·les, qui n’ont jamais travaillé et sont passés directement du syndicat étudiant ou de l’organisation de jeunes du parti aux structures bureaucratiques du syndicat ou du parti. Ces membres sont liés pendant des décennies – voire des générations pour ce qui concerne par exemple le PCF – à des membres des institutions ou de la bourgeoisie contre lesquels ils se battent parfois, mais également avec lesquels ils ont partagé une partie des études, des lieux de socialisation et souvent des connivences. Les témoignages d’énarques ayant audacieusement choisi le Parti socialiste plutôt que le RPR à la fin des années soixante-dix parce qu’ils avaient compris – comme Mitterrand – qu’il pouvait obtenir une victoire électorale, sont légions. Ces militant·es forment donc une couche petite-bourgeoise (voire bourgeoise dans certains cas) bureaucratique.

Cette couche sociale incarne la double nature des organisations ouvrières bureaucratique : elle n’a pas vraiment de stabilité sociale, elle oscille entre les intérêts de la classe ouvrière, dont son existence dépend en dernière instances, et ceux de la petite-bourgeoisie voire de la bourgeoisie, dont elle fait partie au quotidien. Trotsky parle d’agents de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier, et nous les désignons par organisations « ouvrières à direction bourgeoise », ou de « partis ouvriers bourgeois » ou « très très bourgeois ». Les partis communistes ont eu la particularité d’être dirigés pendant 70 ans de l’extérieur par un État bureaucratique aux caractéristiques complexes. Cela l’a conduit à être à la fois une organisation extrêmement bureaucratique et dépendante de l’appareil d’État et à être une des principales organisations ouvrières…

 

Des contre-tendances conscientes sont possibles

« Pour Mandel, le réformisme continuera à être un problème dans le mouvement ouvrier jusqu’à ce que le capitalisme soit renversé mondialement »4. Espérer éradiquer les déformations bureaucratiques est illusoire. Mais notre tâche en tant que révolutionnaires est de constituer des contre- tendances et de proposer des mesures anti bureaucratiques dont le sens profond est la recherche de l’auto-activité des masses qui permet d’affaiblir les tendances bureaucratiques.

Ainsi, Marx, sur la base de l’expérience concrète de la Commune de Paris, avance trois règles pour combattre la bureaucratie, des règles qui peuvent s’appliquer aussi bien à l’État qu’aux partis et aux syndicats : la limitation de la rémunération des élus au salaire moyen, la révocabilité par les électeurs, la fin de la séparation entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif. Cette dernière mesure est souvent oubliée dans les organisations de la gauche radicale. Elle est pourtant fondamentale. Il s’agit d’en finir avec la séparation bourgeoise entre celleux qui pensent et ce qui agissent, entre les tâches manuelles et les tâches intellectuelles, reflet de la société capitaliste dans les organisations du mouvement ouvrier. Ce n’est pas un hasard ou par bonté d’âme qu’Alain Krivine, porte-parole et dirigeant de la LCR puis du NPA pendant des décennies, a toujours mis beaucoup d’entrain dans les tâches militantes du quotidien, des distributions de tracts au ménage dans le local. C’est bien une certaine conception de l’unité de la théorie et de la pratique qui permet de combattre sur le long terme les dérives bureaucratiques.

Rosa Luxemburg, elle, a perçu avant Lénine et Trotsky les dangers de bureaucratisation des organisations syndicales, de la Deuxième Internationale et de la concentration des pouvoirs en Russie soviétique. Les uns et les autres finissent par défendre comme contre-tendance les soviets comme forme d’organisation supérieure du prolétariat, plus dynamiques, vivantes et plus souples que les organisations syndicales et les partis (dont la meilleure formulation est peut-être l’explication de Trotsky sur la guerre d’Espagne et le rôle des juntas). Lénine défend les syndicats, contre Trotsky, comme contre-pouvoir face à l’État en Russie soviétique. Et Trotsky synthétise la critique de la bureaucratie stalinienne (Staline est la « la plus éminente médiocrité du Parti »), la nécessité d’une société d’abondance et de l’extension de la révolution à l’échelle internationale.

 

Et aujourd’hui ?

Les tendances bureaucratiques sont terriblement renforcées, dans la situation actuelle, par la grande passivité des masses et les capacités d’intégration du capitalisme. Ainsi, les instances représentatives du personnel mises en place après Mai 1968 ont pour fonction l’intégration du mouvement ouvrier au dialogue social et l’affaiblissement des Bourses du travail et de l’auto-activité des masses. Mais le phénomène est généralisé : les syndicats sont très délégataires, et les nouvelles règles de représentativité, avec la possibilité de désigner des représentant·es depuis l’extérieur de l’entreprise, y concourent ; La France insoumise a inauguré une forme résolument antidémocratique d’organisation dans le mouvement ouvrier, avec l’absence de structures de contrôle par la base, l’interdiction des débats, et finalement LFI est essentiellement une structure régie par les rapports de forces dans les institutions, parmi les élu·es ; tandis que certaines nouvelles formes d’organisation – mouvement autonome, Soulèvements de la Terre… – privilégient l’action au détriment des débats démocratiques internes sans arriver à structurer, au-delà de quelques coups d’éclat ponctuels, une fraction significative des classes populaires.

Le combat pour la démocratie n’est pas une bataille abstraite, idéologique, c’est une question très complexe et perpétuellement interrogée. Pour ne prendre qu’un exemple, il n’est pas dit que la majorité doit toujours l’emporter : en effet, on peut estimer légitime que les habitant·es d’une région puisse avoir un droit de véto sur l’installation d’une centrale nucléaire décidée par des bureaucrates dans des bureaux parisiens. Les droits des minorités doivent faire l’objet d’une perpétuelle attention. 

Un élément clé est la recherche de l’auto-activité des masses, le combat contre le suivisme, le conservatisme, la fainéantise théorique. Et, comme nous l’avons déjà expliqué, la lutte contre la séparation entre tâches manuelles et tâches intellectuelles, c’est-à-dire la reproduction de la division du travail : les dirigeant·es des organisations doivent participer à leur instance de base, ne pas être trop distancié·es du travail, réaliser des tâches concrètes… tandis que tous·tes les militant·es doivent être encouragé·es à réfléchir, écrire, lire.

C’est à ces conditions, non pas que l’on aura des organisations parfaites – car tant que survivront le capitalisme et son héritage, il y aura à combattre des tendances bureaucratiques, du sexisme, du racisme, des LGBTIphobies, du validisme dans les organisations et les structures institutionnelles – mais qu’on pourra œuvrer à l’action des masses et à la construction d’intellectuels collectifs, vivants, militants, les plus démocratiques possibles. 

  • 1. Charles Post, Ernest Mandel et la théorie marxiste de la bureaucratie, in Le Marxisme d’Ernest Mandel, Paris, PUF (Actuel Marx), 1999.
  • 2. Ernest Mandel, De la bureaucratie, Cahier Rouge, éd. La Brèche, 1978. (https://association-rada…)
  • 3. Alain Supiot, « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités », cours du Collège de France, 2013-2014.
  • 4. Nicolas Latteur, « Ernest Mandel et la bureaucratie » sur le site ernestmandel.org.