Aurais-je pu être ruffiniste ? Longtemps enseignant dans l’un des 20 quartiers les plus pauvres de France1, tout en habitant un bourg avec son pont médiéval et sa vie de village digne d’une pub Herta, je me sentirais un peu paumé si je voyais le monde avec les yeux de François. Opposer « une France des bourgs et une France des tours » (qu’il suffirait de réunir, pour gagner les élections) est une vision étriquée, voire problématique2.
Plutôt que de se renvoyer la balle entre ceux de notre camp qui s’occuperaient plus des bourgs ou plus des tours3, plutôt que de voir là la grande cause de nos défaites, il faut s’interroger sur la définition de notre classe, comprendre sa complexité, refonder les moyens pour y intervenir. Vastes sujets, que je vais effleurer ici ! Je voudrais surtout montrer que ce « la France des » ne veut rien dire et creuse des fossés dans notre classe plutôt que de la réunir. Il fantasme un déterminé géographique qui se substituerait au déterminant social. Enfin, je tenterai une lecture des Gilets jaunes afin de tracer des pistes pour l’intervention dans notre classe dans toute sa complexité.
Quartiers et ruralité : ce n’est pas La Haine contre L’Amour est dans le pré !
Où on verra surtout des exemples limousins4. Grandies au 19e siècle par l’exode rural, les villes tentaculaires ont un poids dans notre réalité et nos imaginaires. Elles sont organisées autour d’un centre, noyau des pouvoirs, avec en périphérie, toujours plus lointaine, les lieux de travail et de vie du prolétariat. Là-bas sont les banlieues populaires et les quartiers péri-urbains plus aisés. Encore plus loin sont les populations rurales et les activités agricoles5. Mais cette représentation n’est exacte que pour les grandes métropoles. Les villes petites ou moyennes ont des dynamiques différentes.
Dans une ville plus petite, les zones périphériques sont plus réduites, ce qui repousse moins loin les espaces ruraux. Les logiques de séparation entre populations des grandes villes ne sauraient être calquées. Long de quelques kilomètres à la périphérie ouest de Limoges, le Val de l’Aurence n’est large que de quelques centaines de mètres. Les espaces ruraux commencent à ses abords immédiats. Mes anciens élèves fréquentent les lacs ou les vide-greniers du coin. Les producteurs locaux font les marchés des quartiers populaires, avec des prix accessibles. Les jeunes et pas mal de mères seules bossent pour les pomiculteurs à l’automne, et des bus sont organisés... On ne peut pas parler non plus de mixité sociale, seulement d’une proximité, loin d’être idyllique : le vote RN progresse dans ces zones rurales immédiates. Les enquêtes sur la mort de Thomas à Crépol (26) ou la tentative de lynchage de deux jeunes racisés à Vierzeille (11), ont montré l’accueil qui peut être réservé aux jeunes des quartiers dans les fêtes de village.
La réalité des quartiers populaires des villes moyennes ou petites est peu visible. La publication de l’Observatoire des inégalités (OI) citée plus haut est pourtant éclairante : les 20 quartiers les plus pauvres de France appartiennent tous à des villes de ces catégories, les plus grandes villes étant Toulon et Limoges. Le taux de pauvreté des quartiers politique de la ville (QPV) est de 44% en France, mais dans ces 20 QPV il est de 63 à 75%. Difficultés supplémentaires dans les quartiers de ces villes : moins de boulot car régions moins insérées et moins dynamiques, plus de racisme à l’embauche, moins de transports publics, difficulté de trouver un emploi proche ou sans conduire… Mais la liste des communes auxquelles sont rattachés ces QPV est parlante aussi : à l’exception de Saint-Herblain et Carpentras, toutes sont gérées par la droite ou l’extrême droite. Ce n’est probablement pas fortuit. À Rodriguès- Parleté (Agen) ou au Val de l’Aurence on retrouve les mêmes logiques : des villes où les pouvoirs locaux laissent crever les quartiers car leur poids démographique et électoral n’a pas l’incidence de ceux des grandes villes. Transports, services publics, infrastructures, soutien à la vie associative et sociale : faire le minimum, c’est faire des économies pour le reste de l’agglo. Les écoles, par exemple : muté·es à Limoges, nombre de collègues qui avaient enseigné dans le 93 s’étonnent de l’état des écoles du Val, des passoires avec une amplitude annuelle entre 13° et 43° dans les classes, un budget transport en baisse permanente empêchant les sorties mêmes gratuites, les vitres cassées obturées par du carton pendant des mois… Des quartiers trop peu importants pour qu’on entende leurs révoltes ou qu’on dénonce la répression. Qui se souvient qu’à l’été 2024, Limoges, avec Béziers et Nice, a été parmi les premières villes à instaurer un couvre-feu pour les moins de 13 ans ?
Certes, entre ces QPV et le vert bocage limousin, les chiffres ne sont pas les mêmes et la population racisée est moins présente. Mais les problématiques sont proches. Là aussi l’accès aux soins et autres services est difficile et plus on s’éloigne de ces villes déjà peu dynamiques, plus la possibilité de trouver un emploi proche diminue. Selon une enquête Insee de 2023, en 20 ans la distance domicile-travail a augmenté de moitié. Ainsi, quand en moyenne les actifs sont à 2,3 km de leur taf, un rural se situe en moyenne à 13 km… Comme avec la pwofitasyon de Guadeloupe en 2009, on comprend qu’avec les Gilets jaunes, la question du prix des carburants ait été si centrale. D’autant plus qu’à la campagne, avec des maisons pas toujours bien isolées, et sans le de gaz de ville, le carburant c’est aussi le chauffage. Les oubliés donc, comme le dit un chanteur creusois, ça dépeint ça : des villes comme Guéret, Bellac ou Châteauroux où le centre n’est guère moins sinistré que la campagne alentour (à l’exception des zones d’habitat périurbain) ou que les quelques tours du quartier populaire. Le centre-ville n’est le lieu d’aucun pouvoir, au mieux de quelques administrations et des commerces qui tiennent encore malgré les grandes surfaces en périphérie et les livraisons Amazon. Il se vide et ne comporte pas moins de HLM. C’est ainsi qu’on peut comprendre une autre publication de l’OI qui rappelle en 2022 que les « niveaux de vie sont plus bas dans le rural isolé et au centre des agglomérations que dans les banlieues et communes périurbaines »6. En 2021, une étude Insee sur le Centre Val de Loire a montré qu’il y a moins de pauvres en milieu rural qu’en ville, mais que le nombre des ruraux pauvres s’accroît quand on s’éloigne des villes.
Qui s’installe là-bas ? Travailleurs précaires, indépendants, mères isolées, familles chassées des banlieues restructurées, salariés agricoles, fonctionnaires ou ouvriers qui font le choix de faire des bornes... Dans les villages isolés, où les écoles sont menacées, l’accès aux HLM est souvent plus rapide qu’en ville. Loin des centres urbains, acheter un terrain pour y vivre ou pour y travailler, avoir au moins un truc à soi, peut faire partie des calculs de prolétaires qui quittent des villes moyennes où l’insertion n’est pas facile. Le Populaire du Centre du 27 janvier 2025 en témoignait : « le Plateau (de Millevaches), lieu de la Résistance de Guingouin et aujourd’hui de groupes autonomes comme à Tarnac, se repeuple peu à peu, notamment du fait du bas prix du terrain ».
Bourgs ou tours, centres-villes déshérités, ruralité isolée, ne sont que les lieux d’habitation d’une classe : celle qui travaille et qui galère. Celle qui doit se retrouver dans nos luttes. Et il n’y a pas d’autre stratégie pour reconstruire cette classe que de s’y frotter sans a priori et sans recette magique. À Limoges, nous avions fait le choix de basculer en banlieue certaines actions Palestine des samedis, plutôt que faire une manif dans le centre ou des actions BDS. Le bilan est mitigé : changer de lieu a permis de se faire voir de gens qui ne nous avaient peut-être pas vus mais, contrairement à ce qu’imaginaient celleux qui l’avaient proposé, cela n’a pas permis d’élargir la base populaire ou racisée de nos mobilisations. Pour deux raisons, sans doute. D’une part, il n’y a pas d’automaticité à ce qu’une personne bouge sur une lutte qui devrait la concerner parce qu’on vient la chercher dans son quartier… On ne « débraye » pas un quartier comme on le fait d’un amphi ou d’un atelier ! D’autre part, la ségrégation spatiale n’est pas la même à Limoges que dans une métropole : manifester en centre-ville ou devant Carrefour pour le boycott permet de croiser plus de monde que sur la place piétonne d’un quartier, et plus aussi de prolétaires banlieusards, d’habitants des HLM du centre, ou de ruraux en vadrouille.
De la même manière nous devons penser notre manière d’intervenir dans notre camp. Ne renoncer à rien, mais nous méfier des postures incompréhensibles. La Coordination rurale tient la Chambre d’agriculture en Haute-Vienne et, sauf surprise, la conservera aux prochaines élections. Active et violente, elle flirte avec la logique fasciste et avec l’Action française locale. Elle s’est attaquée à des agents de contrôle, à la diffusion d’un film contre les mégabassines, à une réunion nationale de la Confédération paysanne. La Conf’, plutôt jeune, est active ou en soutien sur la plupart de nos luttes : Gilets jaunes, anti-répression, retraites, antifa, bassines, maintien des lignes ferroviaires ou de la forêt limousine. Bref, ce sont des camarades. Pourtant une partie des militant·es sont éleveurs et certains, ayant perdu plusieurs bêtes, ont des positions radicalement opposées aux nôtres sur le maintien du loup. Nous en débattons, mais nous n’en ferons certainement pas un point de discorde et nous porterons encore moins les positions antispécistes débattues dans l’organisation. Ce n’est pas renoncer, c’est juste poser une stratégie de lutte pour ce qu’elle est : comprendre une période et un milieu, et faire en fonction de cela. Gramsci parlait de la nécessité de consolider ses positions avant de penser la guerre de mouvement : nous en sommes là. Reconstruire et consolider. Être aux aguets et prendre part à chaque surgissement. Il y a déjà eu trop de temps perdu. Je me souviens de camarades syndicalistes en novembre 2018 qui s’étaient fait jeter des ronds-points et qui vitupéraient que les Gilets jaunes (GJ) étaient anti-syndicats. Mais ces camarades s’étaient pointés, drapeaux et badges brandis, pour expliquer aux GJ ce qu’il fallait faire : les actions le samedi n’avaient pas de sens, « seule la grève... », etc. À l’inverse, avec quelques camarades, sans cacher nos appartenances, nous avons choisi de participer pleinement au mouvement et de prendre des tâches. On ne nous a jamais viré·es, au contraire. Nous avons aidé à construire le mouvement. Je ne raconte pas ça pour nous féliciter, mais pour illustrer les pertes de repères de notre camp vis-à-vis de notre classe dans toute sa complexité, et de la réalité de ce que signifie reconstruire et consolider.
Être dans le peuple « comme un poisson dans l’eau »… ou du moins, ne pas rester sur le bord : relire les Gilets jaunes
Où on discourt de la méthode et de son préalable : douter, vérifier ses connaissances. Quels que soient les courants, peu de militant·es organisé·es ont participé aux GJ dès les premières semaines, ou en ont vécu toutes les séquences7. Pourquoi cette absence ? Essentiellement à cause d’erreurs de lecture de ce qui traversait ce mouvement. N’y a-t-il pas un lien entre ces bévues et le fait que les classes populaires actives dans le mouvement soient celles peu regardées ou méprisées, parce qu’issues de la ruralité profonde ou des villes moyennes ? Erreurs de lecture qui perdurent encore dans certaines analyses actuelles. Il faut se donner les moyens de comprendre les GJ et surtout là où en est notre classe, afin de ne plus louper le coche. Pourquoi perdure cette lecture erronée ? Parce que contrairement à beaucoup de mouvements sociaux qui produisent films et analyses sur eux-mêmes, dès le départ et aujourd’hui encore l’analyse des GJ se fait de l’extérieur. M’y étant largement investi8 je vais tenter de montrer ces biais et de proposer une lecture déconstruite, liée à l’analyse des périphéries que je propose.
Blogs militants, débats, vidéos sur les réseaux, discussions internes au NPA... il me semble que les analyses font en général deux erreurs : observer d’un point de vue urbain et surévaluer l’expression médiatique du mouvement ou son expression sur les réseaux. Il faut revenir sur ces deux points qui vont rarement l’un sans l’autre. La relecture du mouvement des GJ me paraît fondamentale aussi pour comprendre les forces de l’extrême droite, et comment reconstruire.
— Urbain : on ne voit que la crête de l’action, ce qui se traduit par : « les GJ ont fait peur à Macron parce que dans telle ou telle ville les samedis étaient insurrectionnels ». Ce n’est pas faux, mais insuffisant. C’est oublier la forme principale de construction-structuration de ce mouvement des campagnes et des petites villes, qui durait toute la semaine pour alimenter les samedis insurrectionnels dans certaines villes (surtout les grosses) mais qui étaient plan-plan dans la plupart : le blocage des ronds-points.
Bloquer un rond-point toute la journée, surtout aux heures de pointe, ça se traduit dans une ville sans périph’ par bloquer les travailleurs et les marchandises. Tous les jours, tous les matins et tous les soirs pendant des semaines. À Limoges, les parkings du principal mall au nord sont restés vides pendant plusieurs semaines avant Noël... C’est quand ces blocages se durcissent, en décembre, que le petit patronat (minoritaire mais très visible au début) disparaît des ronds-points. Nous avons même assisté à une tentative de levée des blocages par un groupuscule GJ lié aux notables et petits patrons limougeauds. Ils avaient payé des vigiles, mais... ça s’est terminé en baston et les blocages sont restés ! On oublie le poids de ces blocages : un parking de grande surface vide, ça marque moins que l’incendie du Fouquet’s. Mais ça a certainement participé à la panique de la bourgeoisie en novembre-décembre 2018. Et ce sont ces ronds-points, pas si éloignés de la logique d’un piquet de grève, qui alimentaient les samedis.
Les plus énervés partaient chaque semaine vers Paris, Bordeaux, Nantes (localement on avait un groupe dont la tâche était d’organiser les trajets vers les points chauds, comme une sorte d’agence de voyage !). Quand entre décembre et février la plupart des ronds-points ont été vidés par les flics, alors le mouvement a fortement décru. C’est ce que connaît une boîte en lutte qui subit un lock-out : le lent amaigrissement de sa base militante.
Sans nier les différences, noter les similitudes piquet/rond-point me semble important pour comprendre la dynamique du mouvement, son apogée et sa déliquescence. Voir aussi comment les idées progressistes se sont développées chez celleux qui participaient au mouvement réel, et comprendre la sociologie de ce que les réacs qualifiaient de « jacqueries ». Nous ne pouvons analyser les GJ si nous n’imaginons pas le rond-point comme un acte militant, collectif et de sacrifice équivalent à ce qu’on voit dans une grève traditionnelle. Le rond-point c’était la grève de beaucoup de petits artisans, d’indépendant·es, de précaires, de populations issues de milieux ou de boîtes où on ne fait pas grève parce qu’on ne peut pas (trop petites, pas de représentation syndicale). Mais de fait, quand tu es plaquiste et que tu passes quatre jours par semaine sur un rond-point, tu refuses du boulot, tu perds des clients et des sous, tu fais la « drôle de grève » que ton métier te permet.
Se méfier donc d’un regard urbain sur un mouvement qui ne l’est pas. Cela semblerait saugrenu dans d’autres types de mouvements : c’est comme si on observait les quartiers populaires depuis le 5e arrondissement de Paris ! Voilà pour la question de l’importance du côté insurrectionnel, où venaient les plus énervé·es, dont les groupes d’extrême droite par ailleurs plutôt absents des ronds points9.
— Médias et réseaux : c’est un problème depuis le début du mouvement. De Maxime « Fly Rider » Nicolle le « complotard », à l’avocat centriste François Boulo, ou même à Jérôme Rodrigues, les médias ont passé leur temps à faire monter des figures interchangeables, souvent masculines voire virilistes (alors que le mouvement était très féminin), les transformant en porte- parole autoproclamés d’un mouvement pourtant diffus et sans mandat, sur lequel ces figures n’ont jamais eu de maîtrise. Leur seule légitimité ne se fondait pas sur une implantation ni une influence vérifiée, mais sur le fait d’avoir des vues. Et cette médiatisation, essentiellement sur des médias Bolloré ou Russia Today, augmentait leur visibilité sur les réseaux. Pour rappel, des militants marxistes ont tenté d’aider à structurer le mouvement au moment des Assemblées des Assemblées et de faire émerger un porte-parolat mandaté. Cela n’a pas été possible10.
Mais alors, comment traduire la parole politique de ce mouvement sans porte-parole fiable ? D’abord en évitant d’aller à la facilité, de se focaliser sur les réseaux sociaux. On le sait pourtant : les réseaux, c’est le terrain de jeu de l’extrême droite. Pendant les GJ ça n’a pas changé. En réalité, l’extrême droite a disparu très vite des ronds-points, tant en effectifs militants que dans les messages portés11, pour n’apparaître plus qu’en profitant du chaos des manifs insurrectionnelles (les Zouaves à Paris) ou des coups politiques comme Vincent Lapierre à Toulouse, ou en se réfugiant sur les réseaux où ils sont forts parce qu’ils y mettent les moyens et y ont une base. Mais surtout parce qu’un réseau, c’est plus simple à manipuler qu’un mouvement social où il faudrait s’impliquer et construire, et où ce qu’ils portent s’avère vite foireux. Ils ont du mal dans les AG ou les piquets à affirmer leur fond raciste, sexiste, homophobe, climato-sceptique... et c’était compliqué pour eux sur les ronds-points largement féminisés, en partie racisés, vite gagnés à la logique « fin du monde, fin du mois »... Il y a eu une limite réelle, pourtant : l’homophobie est restée présente. Mais je pense que c’est dû à l’écart d’avancées là-dessus entre les grandes villes et le reste du pays, plus qu’à une nature intrinsèquement réac des GJ.
Du coup, où puiser le fond politique exprimé par le mouvement ? Peut-être en s’intéressant sérieusement aux écrits qui en sont issus. C’est difficile, vu sa nature non centralisée. C’est un travail long, mais les résultats sont assez parlants. Des recherches ont été faites par des sociologues ou historiens, dont beaucoup comparent ça à la difficulté d’étudier la pensée populaire en 1789.
Il y a d’abord l’étude des « cahiers de doléances ». Les recherches par mots clefs y sont éloquentes : les thématiques principales sont l’inflation, le pouvoir d’achat, les services publics, la santé... l’insécurité ou l’immigration sont aussi là, mais loin derrière. Certes, ces 19 000 cahiers ne sont que l’expression de celleux qui ont voulu ou pu écrire, et il n’y a pas que des GJ... mais 200 000 textes libres d’appréciation politique d’un moment comme celui-là, c’est dommage de s’y intéresser moins qu’à la soupe habituelle des réseaux ! D’autres études ont lieu sur ce que disaient les pancartes et sur ce qui était écrit sur les gilets. C’est plus succinct, mais ça va encore davantage dans le sens de la vision que j’ai des GJ de la rue : celleux que j’ai pu croiser sur des ronds-points de Limoges, Angoulême, Melle, Pau, Poitiers, ou voir à Saint-Nazaire ou dans les manifs parisiennes ou bordelaises.
Enfin, il faut s’intéresser aux plateformes votées lors des Assemblées des Assemblées (ADA). Leur teinte progressiste et anticapitaliste est nette. Une caricature circule dans le milieu syndical : « Les GJ c’était le bordel, à qui gueule le plus fort, même pas foutus de s’entendre sur les revendications ! ». En contrepoint, il faut rappeler ce qu’étaient ces tentatives de coordination et d’auto-organisation. Certes, aux ADA n’a participé qu’une fraction du mouvement, mais une fraction bien plus large que celle qui soutenait tous les porte-paroles autoproclamés ! J’ai été délégué à la seconde ADA, celle de Saint Nazaire en avril 2019, où environ 250 groupes locaux (petits bleds ou groupes régionaux) étaient représentés par 800 délégué·es mandaté·es sur des revendications discutées et votées au préalable dans leur groupe, souvent à l’issue de plusieurs soirées de débats sur le fond des mandats... Véritable exercice éreintant de démocratie directe pendant trois jours, on peut regretter que la tentative ait échoué à coordonner le mouvement12. Mais on peut aussi relire les appels ou revendications qui en sont sortis et qui ont été repris largement par des groupes absents des ADA13.
Le mouvement a reflué jusqu’à s’éteindre à l’arrivée du covid, pour ne subsister que sur des réseaux déjà aux mains des fachos et des complotistes. Il faut se méfier de ce miroir déformant qui ne permet pas de voir ce qui a porté une partie du prolétariat rural et des villes moyennes à se mobiliser souvent pour la première fois dans un mouvement large, très féminisé, en résonance aussi avec les luttes en outre-mer, horizontal, durable, radical dans ses formes et progressiste dans ses revendications. Un mouvement qui, partant d’une base sociale et revendicative floue, s’est éloigné rapidement de ce qui le portait vers le poujadisme. Cela montre que la bourgeoisie a raison de craindre toute forme de mouvement social, car elle ne parvient pas, même avec l’appui du RN, à l’orienter durablement ou à empêcher qu’y incubent et s’y fassent jour les véritables raisons de la colère populaire.
« Les bourgs et les tours »… avant de chercher à les réunir électoralement, il faudrait reconnaître que la gauche dont parle Ruffin a tellement oublié celleux qui y vivent, qu’elle s’est sagement tenue loin des luttes des quartiers, comme de celle des GJ. Pourtant, comme sur les ronds-points, y être, participer pleinement aux luttes de notre classe, c’est la méthode pour élargir notre camp et faire reculer celui du RN. En pleines terres RN et malgré une masse d’obstacles, c’est aussi ce qu’a montré la campagne législative des camarades avec Philippe et Pauline à Carcassonne. Dans les quartiers ou dans la ruralité, créer du lien largement et sans a priori, mais en continuant à porter un discours anticapitaliste et radical, et réussir le tour de force de passer de 18% à 38% en quelques semaines et à construire le socle de la résistance locale au RN.
- 1. Val de L’Aurence Sud à Limoges, dans Les vingt quartiers prioritaires les plus pauvres de France, enquête publiée sur le site de l’Observatoire des Inégalités le 10 décembre 2024, données Insee de 2021.
- 2. Toutes et tous ne sont pas tombé·es dans ce panneau. De nombreux articles font une analyse de classe et montrent combien cette opposition est biaisée. On peut saluer dans ce sens l’initiative qui a eu lieu à Pantin les 11 et 12 janvier 2025, « Alliance des bourgs et des tours, chiche ! », et dont le NPA l’Anticapitaliste était partie prenante.
- 3. F. Ruffin, qui visait ainsi LFI, a pourtant lui-même produit des tracts « adaptés » à leurs différents lieux de diffusion…
- 4. Parce qu’il vaut mieux parler de ce que l’on connaît (penses-y, François, avant de parler des tours !) et parce que pour des raisons géographiques, économiques et structurelles, Limoges et l’ex-Limousin se situent dans une sorte d’entre-deux qui n’est pas seulement la « diagonale du vide » !
- 5. Notons qu’il s’agit là d’une organisation spatiale très européenne, sans tenir compte par exemple de la « los angelisation » du nord-est italien.
- 6. L’OI ne fait pas ici de distinction dans la catégorie banlieues (favorisées, QVP…). Elle rappelle aussi l’importance des quartiers défavorisés au cœur même des grandes villes et le poids très relatif des territoires ruraux isolés.
- 7. La plupart des centrales syndicales (à part Solidaires) furent hostiles aux GJ quasiment jusqu’à leur fin. LFI ne s’est pas investie en tant qu’orga et a surtout appelé à un dépassement par les urnes (référendum, européennes). À LO, les militants ont participé ou observé dès le 17 novembre 2018, mais se sont retirés après la critique des GJ lors du congrès de décembre. Le NPA, après une hostilité alignée sur les syndicats au début, ne commença à soutenir que courant décembre 2018 et ne proposa un texte stratégique qu’en janvier. Dans la plupart des cas, les milieux autonomes se sont investis dans les mêmes temporalités que le NPA.
- 8. Je ne prétends pas avoir eu le nez plus creux que les organisations citées ci-dessus, mais les dynamiques locales font que j’ai pris part aux GJ au troisième samedi sur les ronds-points, puis y suis resté investi jusqu’au covid, notamment en participant à fonder et animer le principal groupe limousin : « Gilets jaunes unis 87 ».
- 9. La dénonciation par les GJ de Flixecourt de 6 réfugiés cachés a été mise en avant, mais est un cas unique. À l’inverse, à Limoges et ailleurs, plusieurs actions GJ ont été faites en convergence avec les réfugiés mais sont peu rapportées. L’article très fourni de La Horde, « Les gilets jaunes et l’extrême droite », (sur le site grozeille.co, 2 janvier 2019) n’échappe pas à ce biais et donne principalement du relief aux discours d’extrême droite sur les réseaux.
- 10. Notamment parce que nous nous sommes affrontés là-dessus avec le milieu autonome, municipaliste, qui n’en voulait pas et qui sur ces questions était davantage en résonance avec le travers pris depuis le départ par le mouvement. Cela mériterait approfondissement
- 11. Le discours du RN s’est vite décrédibilisé, car il a dû adopter une position ambiguë vis-à-vis des GJ, qu’il soutenait au début. Ainsi il a dénoncé le fait que les GJ manipulés par la gauche adoptent des revendications autres que routières, ou soient infiltrés par des casseurs. Le point de non-retour a été atteint pour beaucoup quand, coincée par sa solidarité avec la police, Marine Le Pen s’est prononcée contre les amnisties de GJ poursuivis pour violences en mars 2019.
- 12. Cet échec s’explique notamment par l’intervalle d’au moins 3 mois entre chaque ADA sans autre moyen de coordination intermédiaire. Notons toutefois l’effectivité de quelques journées d’action décidées en ADA.
- 13. Gilets jaunes : l’Appel de Saint-Nazaire. Site reporterre.net, 8 avril 2019.