Entretien. Économiste, Michel Husson est en particulier membre du conseil scientifique d’Attac.
Selon le député socialiste Pascal Terrasse, « le robot fera demain ce que l’homme fait aujourd’hui. Et cela, avec toujours les mêmes bénéfices pour les entreprises. L’enjeu sera donc de redistribuer mieux et plus équitablement la richesse produite. C’est pour cette raison que je milite pour la création d’un revenu universel de base ». Qu’en penses-tu ?
Les promoteurs du revenu universel s’appuient sur une sorte de théorème : les robots vont conduire à une hécatombe d’emplois et l’économie numérique va remettre en cause le salariat. Par conséquent, les richesses produites devront être distribuées sous forme d’un revenu déconnecté de l’emploi.
Comme tout théorème, il faut examiner ses postulats. Le premier est que l’automatisation va supprimer énormément d’emplois. Mais c’est en grande partie du bluff. Et d’ailleurs, le grand sujet de préoccupation des économistes, notamment aux États-Unis, est la perspective d’une « stagnation séculaire », parce qu’ils observent un ralentissement durable de la productivité du travail qu’ils ont du mal à expliquer. On est toujours en plein dans le paradoxe de Solow : « on voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité.»
Mais cette fois serait la bonne : selon plusieurs études, 47 % des emplois sont menacés par l’automatisation aux États-Unis, 42 % en France, 59 % en Allemagne. Ce n’est pas pour tout de suite, mais c’est dans les tuyaux. Pourtant, l’OCDE vient de doucher les espoirs des « techno-optimistes » en divisant par cinq les prévisions les plus catastrophistes, qui confondent tâches et postes de travail.
Le second postulat est que les plateformes internet vont potentiellement réduire l’emploi salarié au profit de travail indépendant « ubérisé ». Là encore, il y a de la gonflette sur l’ampleur du processus.
Au-delà du débat sur les chiffres, le revenu de base est-il la solution ?
Admettons même que la menace de destructions massives d’emplois soit crédible. Pour en déduire la nécessité d’un revenu universel, il faut renoncer à d’autres alternatives. Imaginons en effet une société qui, grâce à une invention magique, n’aurait plus besoin que de la moitié du temps de travail pour obtenir le même niveau de vie. Elle pourrait décider que la moitié des producteurs continuent à travailler autant qu’avant, et que l’autre moitié serait « dispensée » de travail et bénéficierait d’un revenu dérivé. Mais elle pourrait aussi profiter de cette manne technologique pour diviser par deux le temps de travail de chacunE.
C’est bien ce qui s’est passé historiquement : la productivité horaire du travail a été multipliée par 13,6 au cours du 20e siècle, et la durée du travail a baissé de 44 %. Bref, nous travaillons à mi-temps par rapport à nos arrière-grands-parents et si tel n’avait pas été le cas, le chômage aurait atteint des niveaux beaucoup plus insupportables. Cela ne s’est pas fait « naturellement » : ce sont les luttes sociales qui ont assuré cette redistribution des gains de productivité sous forme de baisse du temps de travail. Et même l’OCDE évoque cette possibilité toujours ouverte : « même si le besoin de main-d’œuvre est moindre dans un pays en particulier, cela peut se traduire par une réduction du nombre d’heures travaillées, et pas nécessairement par une baisse du nombre d’emplois ».
Les gourous des lendemains technologiques tiennent un discours dangereux, qui fait passer au second plan la seule réponse rationnelle possible : la réduction du temps de travail.
Le revenu universel est un chèque qui, soit dit en passant, risque de ressembler à un « salaire maternel » pour les femmes. Pourtant, le progrès social est toujours passé par une remise en cause de la logique marchande capitaliste. Cette « démarchandisation » permet une satisfaction gratuite ou quasi gratuite des droits sociaux, à l’éducation, à la santé, à la retraite, etc. Les projets de revenu universel tournent le dos à ce mouvement en étendant le domaine de la marchandise. L’horizon de la transformation sociale devrait au contraire être une société du temps libre étendant le champ de la gratuité, les étapes intermédiaires étant la lutte pour les 32 heures, la défense des services publics, ainsi que la revalorisation et l’extension des revenus sociaux.
Propos recueillis par J.C. Delavigne