Publié le Samedi 6 octobre 2012 à 11h15.

Frais de scolarité dans l’enseignement supérieur : Arguments et résistance internationale

Les étudiants québécois sont en grève contre la hausse des frais d’inscription de 1 600 dollars canadiens sur cinq ans. Une histoire militante déjà riche est en train de s’écrire : déjà plus de 100 jours de grève, 30 manifestations nocturnes, des milliers d’heures d’assemblée générale. Une proposition du gouvernement aux porte-parole étudiants, le 27 avril, a été refusée par 115 associations représentant plus de 300 000 étudiants.

 Depuis la démission de la ministre Line Beauchamp, le 14 mai, le gouvernement québecois est à la répression. La nouvelle loi 78, « loi matraque », votée le vendredi 18 mai, entrave le droit de manifester, interdit les piquets de grève et ferme les campus les plus mobilisés jusqu’à la mi-août. Face à cette répression la mobilisation s’étend et, en France, un premier rassemblement en solidarité s’est tenu mardi 22 mai à Paris à l’initiative du collectif SoDé-Québec.

D’autres pays connaissent ou ont connu des luttes similaires récemment : en Espagne et au Mexique cette année, en Angleterre et au Chili en 2011, à New York et en Californie en 2010. En France, l’augmentation des frais se discute au ministère de l’économie depuis plusieurs années et a été étudiée par l’INSEE dans une enquête commanditée par la conférence des présidents d’université (CPU). Au-delà de l’aspect directement économique, la hausse des frais de scolarité participe d’une politique néolibérale de transformation de l’enseignement supérieur. Tour d’horizon de cette politique, en trois arguments fallacieux et trois procédés insidieux.

 

Arguments économiques en faveur des frais de scolarité et de leur augmentation

1. « Il est juste d’augmenter les frais puisque ce sont les riches qui vont à l’université. »

C’est le premier argument en faveur de l’augmentation des frais de scolarité, sans doute le plus fort : l’accès gratuit (ou bon marché) à l’université est anti-redistributif puisque les étudiants sont principalement issus des classes sociales favorisées. Donc faire payer l’université, ce serait faire payer les riches. D’autant plus que cette prédominance de l’origine bourgeoise se renforce dans les filières d’élite, souvent les plus chères pour l’État.

Oui, l’accès à l’enseignement supérieur est inégalitaire, d’un point de vue social, mais aussi en termes de genre ou de race. Mais il faut lutter contre ces discriminations plutôt que de s’y adapter, et rééquilibrer le financement des différentes filières, voire compenser le déficit en capitaux social et culturel du public universitaire par un surcroit de moyens. Au contraire, augmenter les frais de scolarité renforcerait les inégalités plutôt que de les combattre, en ajoutant une barrière économique à la ségrégation déjà existante.

Surtout, cet argument détourne de l’enjeu réel : la fiscalité. En effet, si le financement de l’enseignement supérieur est anti-redistributif, c’est parce que les bénéficiaires aisés ne sont pas suffisamment imposés. Il faut donc augmenter les impôts sur le revenu et sur la fortune plutôt que les frais d’inscription, et relever l’impôt sur les sociétés qui profitent des qualifications de leurs salariés, acquises très largement au sein du système scolaire public.

Par ailleurs, comment ne pas remarquer que cette controverse arrive à contretemps ? C’est justement après une massification sans précédent de l’accès au supérieur que se pose la question d’en relever les frais. Dans la plupart des pays de l’OCDE, c’est au cours des années 1990 que les classes populaires, les femmes et les racisés ont pu accéder – de manière moins marginale qu’auparavant – au supérieur : en France, il y a sept fois plus d’inscrits aujourd’hui que dans les années 1960 et, entre les cohortes nés avant la réforme de 1985 (visant à faire parvenir « 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac ») et celles nées après, la proportion d’enfants d’ouvriers parvenant dans l’enseignement supérieur est passée de 14,6 % à 33,3 %. Finalement, l’argument de l’anti-redistribution n’a jamais été aussi faux.

 

2. « Augmenter les frais, c’est plus de moyens pour l’éducation. »

Les pays de l’OCDE consacrent en moyenne 1,5 % de leur PIB à l’enseignement supérieur (dont 1 % provenant des dépenses publiques). Aux Etats-Unis, où les frais de scolarité élevés sont largement répandus, cette part est de 2,7 % (dont 1 % publique) alors qu’en France, où seules les écoles de commerce pratiquent des frais importants, elle est de 1,4 % (dont 1,2 % publique). Pour autant, la situation est très hétérogène aux Etats-Unis mêmes, où il faut distinguer les universités privées (très chères) et publiques (chères) des collèges universitaires (community colleges) moins élitistes et au recrutement plus populaire.

Par ailleurs, il n’y a pas de lien mécanique entre le niveau de dépenses dans l’enseignement supérieur et la qualité de l’enseignement dispensé. C’est le même phénomène que pour la santé : les dépenses par habitant extraordinairement élevées aux Etats-Unis conduisent à une santé comparable à celle des habitants de la République tchèque, où les dépenses sont quatre fois moins importantes. Cette inefficacité du système de santé américain livré au marché se retrouve à l’université. Ce sont les dépenses para-académiques qui explosent avec les frais de scolarité : publicité, initiatives de prestige, recrutement de chercheurs médiatiques, learning centers et équipements sportifs luxueux. Ces dépenses visent plus à gagner en visibilité et à monter dans les classements internationaux qu’à améliorer la qualité de l’enseignement pour le plus grand nombre :

« Le mécanisme des palmarès de type Shanghai pousse à cette spirale inflationniste : plus l’entreprise universitaire est richement dotée, plus elle est en mesure de s’acheter des “stars” de la recherche qui feront augmenter la cote de l’université, et plus il sera facile d’élever les frais d’inscription »2.

Le palmarès a alors un effet performatif, puisqu’il pousse les universités à se conformer aux critères du classement et donc à les actualiser, à les rendre objectifs. La hiérarchie des moyens se conforme au classement, les mieux classés touchant à la fois plus de frais de scolarité et plus de contrats de recherche, ce qui assure en retour la validité du classement, cette fois-ci en termes de puissance économique des institutions, et non plus seulement d’« excellence ».

A ceci s’ajoute une explosion des dépenses d’encadrement, par l’augmentation tant du nombre de managers que de leurs salaires, calés sur leurs équivalents dans le secteur marchand plutôt que sur les revenus de leurs collègues enseignants-chercheurs.

Finalement, ce n’est pas la qualité de l’éducation mais son coût qui explose avec les réformes néolibérales : en coût relatif, l’enseignement supérieur en France coûte 9 fois moins qu’en Angleterre, 18 fois moins qu’aux Etats-Unis, 38 fois moins qu’au Chili !

A l’inverse, il faut relancer l’augmentation des dépenses publiques dans l’enseignement supérieur, interrompue par le tournant néolibéral, pour le mettre en correspondance avec la massification des études longues et pour rétablir les conditions de travail et le revenu des personnels. En complément, il est urgent de mettre en place une allocation d’autonomie couvrant les besoins des étudiants.

 

3. « Tout le monde peut payer grâce au prêt à remboursement conditionnel (ou contingent, ou proportionnel au revenu). »

Pour rendre acceptable des frais élevés, les gouvernements instaurent des prêts accompagnés de réduction voire d’annulation en cas d’accident sur le marché du travail : le ou la diplômé·e rembourse en fonction de son revenu. En cas de chômage ou de bas revenu, le remboursement est repoussé ou réduit, voire annulé au-delà d’une certaine durée.

Ce mécanisme, censé combattre « l’aversion à l’endettement », c’est-à-dire lever les réticences à contracter un prêt étudiant, est en pratique d’une rare violence : si jamais après avoir perdu son emploi, avoir été expulsé de son logement, vécu dans la précarité, un chômeur diplômé retrouve un revenu décent, il retrouvera automatiquement sa dette étudiante.

évidemment, les banques privées ne sont pas disposées à prendre ce type de risque, et c’est l’État qui doit l’assurer, tout en laissant les bénéfices aux établissements financiers. Le coût public de cette assurance peut s’avérer colossal, au point d’être comparable aux frais de scolarité eux-mêmes.

Le principal avantage réel du recours à l’emprunt est d’accroître le nombre de clients – pardon, d’étudiants ! – capables de payer et de réduire la barrière psychologique en présentant les traites mensuelles plutôt que le coût global (comme dans les publicités automobiles : une nouvelle voiture pour 500 euros… par mois). On étend ainsi la financiarisation de l’économie, après l’immobilier, l’automobile et la consommation, à un nouveau secteur : l’éducation.

 

Financiarisation, marchandisation et employabilité

4. Financiarisation

Le volume total de la dette étudiante aux Etats-Unis dépasse désormais 1 000 milliards de dollars. Et les diplômés ne sont pas des débiteurs comme les autres : si le droit étasunien autorise à se déclarer en faillite pour se défaire d’un prêt immobilier, au prix de la saisie de son logement, impossible de rendre son diplôme… Il n’y a pas d’échappatoire au remboursement de la dette étudiante, même en cas de crise comme depuis 2008. Il s’agit même d’une introduction à la vie-à-crédit, puisque cette première dette sert à étalonner le credit score indispensable pour toute demande de carte de crédit, de crédit immobilier, etc. Mais cet endettement initial a également un effet performatif dans la mesure où il pèse sur le comportement de l’étudiant et du jeune travailleur, mais aussi sur l’image qu’il ou elle se forme de lui-même ou d’elle-même.

« Le développement de l’endettement des étudiants […] ne pourra que consolider le rapport strictement marchand que la plupart des individus “normaux” seront conduits à entretenir avec les institutions d’enseignement, devenues elles-mêmes des instruments de contrôle des individus selon le seul motif de l’intérêt pécuniaire. […] Devoir rembourser ses études pendant vingt-cinq ans change le rapport que l’on entretient avec l’acquisition des connaissances »3.

Cette dette a un effet disciplinant puisqu’elle contraint à penser ses études comme un investissement financier et à se penser soi-même dans une perspective d’investisseur, cherchant à maximiser le rendement financier des études, à court et long terme.

 

5. Marchandisation

Cette vision des études comme investissement financier est renforcée par la transformation du contenu des cours eux-mêmes. En effet, en mettant un prix sur l’éducation, on en change le sens et le contenu, on en fait une marchandise : « Cette conception purement économique de la connaissance […] vise précisément à faire l’économie de la connaissance, c’est-à-dire à se passer de la “connaissance” quand elle n’a pas de valeur économique sur le marché. […] Cette forme de la valeur connaissance ne naît pas seulement et directement de la vente possible “de produits et de service cognitifs” sur de vrais marchés complets. […] La forme valeur de la connaissance est l’effet de la normalisation qui lui est appliquée par les outils managériaux de sa gestion et de son évaluation »4.

Hausse des frais de scolarité et nouvelle gestion des personnels sont donc liées. La marchandisation de la connaissance n’est possible qu’avec une transformation du travail des producteurs de cette marchandise, les travailleurs des universités. Cette transformation violente de leur travail leur est imposée à l’aide de nouvelles pratiques managériales […]

 

6. Employabilité

Les étudiants souhaitent obtenir un emploi après leurs études, c’est légitime, et pourquoi pas un emploi de qualité (stable, bien rémunéré, etc.). Mais en présence de frais de scolarité élevés, le salaire se présente comme la seule finalité des études, finalité impérative puisqu’il faut rembourser le prêt étudiant. Si les études deviennent un investissement financier, essentiellement à crédit, il faut assurer un retour sur cet investissement. Il ne s’agit plus de suivre des cours mais d’accumuler des connaissances et des compétences immédiatement valorisables sur le marché de l’emploi à la sortie de l’enseignement supérieur : du « capital humain ». Un capital largement fictif, puisqu’il s’agit d’une promesse de salaire supérieur. Plus encore que dans le cas de la bulle immobilière, ce sont les victimes qui seront tenues pour responsables en cas d’éclatement de la bulle.

On exige donc des diplômés de faire fructifier ce capital humain, c’est-à-dire se vendre sur le marché du travail, en étant plus employables que les autres […] Il s’agit désormais pour chaque salarié non de s’éduquer pour gagner des marges de liberté vis-à-vis de l’exploitation, mais de valoriser au mieux son capital humain ou plutôt d’ajuster ses aspirations à l’obtention et à la valorisation du capital humain auquel il ou elle est invité·e à se réduire. Se vivre comme des auto-entrepreneurs de leur propre capital humain, voilà ce que doivent incorporer les jeunes étudiants sous le capitalisme néolibéral. Une logique entretenue au cours de la vie professionnelle grâce à la « formation tout au long de la vie ». Quoi de plus simple ensuite que de renvoyer la situation des chômeurs, des précaires et des classes populaires en général à un échec à endosser ce rôle d’entrepreneurs d’eux·elles-mêmes et de leurs carrières.

 Par David Flacher et Hugo Harari-Kermadec(1)

1. David Flacher (Université Paris 13) est membre du Mouvement Utopia. Hugo Harari-Kermadec est membre du NPA et de la Gauche anticapitaliste. Cet article, ici légèrement abrégé, a été publié initialement sur le site de la revue Contretemps (http://www.contretemps.eu). 2. Laval Ch., Vergne F., Clément P., Dreux G. (2011), La nouvelle école capitaliste, Ed. La Découverte , p. 156.

3. Ibid., p. 172.

4. Ibid., p. 12-13 et Marx, K., Le Capital, Livre I, « Quadrige », PUF, Paris, p. 209.