Publié le Jeudi 15 octobre 2015 à 07h21.

Colère sur le tarmac

«Air France, c’est nous », récité par le DRH Xavier Broseta, encore tremblant, une hôtesse et un pilote, et surtout des cadres avec des sourires publicitaires. Aucun salarié de l’industriel ou du cargo, désormais classés parmi les voyous ! La triste vision d’Air France montée par un service de « com » en déroute. La « com » Air France ? C’est LE secteur qui a vu son budget augmenter (+ 19 millions d’euros) avec l’arrivée de Alexandre de Juniac, secteur dirigé par une ancienne conseillère de Juppé quand il était ministre, avec ses collègues où l’on retrouve aussi une ancienne conseillère de Copé...

Des économies réalisées depuis 2012 ? Pas pour tout le monde : les 10 plus hauts salaires ont augmenté de 19 % entre 2012 et 2014... Et encore, De Juniac n’est pas inclus car il émarge à la Holding AF/KLM... Par ailleurs, il touche aussi de gros dividendes de par sa participation au conseil de surveillance de Vivendi où il a suivi la fusion SFR Numéricable, car il a du temps libre, lui, pour s’occuper de la téléphonie mobile en plus des problèmes d’Air France. Cela sans parler de sa fameuse conférence à Royaumont avec le Medef sur la relativité des droits sociaux, le travail des enfants à réhabiliter, et les bonnes blagues avec son collègue du Qatar sur le droit de grève...

Avant le 5 octobre, quel contexte ?

Un premier plan Transform en 2011, que CFDT, FO, UNSA et CGC ont signé « pour sauver les emplois ». Un plan qui entérine des milliers de départs volontaires, et donc une augmentation de la charge pour ceux qui restent, avec des attaques importantes : perte de l’ancienneté à venir pour les jeunes, blocage des salaires pour 4 ans, perte de jours de congés, une dizaine de jours travaillés en plus par an... avec le scénario-fiction, seulement dénoncé par Sud Aérien, d’une compagnie soi-disant au bord de la faillite...

Quatre ans plus tard, Air France/KLM, cinquième groupe mondial a augmenté ses profits, diminué sa dette de crédits de 2 milliards, réalisé plus de 2 milliards de nouveaux investissements, mais ce n’est pas assez ! Il faut devenir l’un des trois premiers mondiaux... Pas mal pour une compagnie soi-disant en faillite virtuelle !

Cette fois, pour son nouveau plan, Perform, la direction s’est heurtée à une large intersyndicale qui a mobilisé pour ce fameux comité central d’entreprise qui se tenait lundi 5 octobre. Pendant toute cette période, les rumeurs les plus folles ont couru dans l’entreprise, le plus souvent véhiculées par des dirigeants syndicaux, annonçant jusqu’à 8 000 licenciements. Des rumeurs à chaque fois plus ou moins démenties par la direction qui se veut rassurante : si vous signez, rien de tout cela n’arrivera et l’avenir sera radieux… Mais il faut que les pilotes commencent par signer les accords !

Ce qui s’est passé ce jour-là...

Le plus important est que beaucoup de monde a répondu à l’appel de tous les syndicats de navigants (dont l’UNAC, lié pourtant à la CGC en dehors de l’intersyndicale), et au sol, de la CGT, Sud Aérien, FO, UNSA et CFTC.

Le CCE s’est tenu dans un siège social facilement envahi par la pression des 3 000 manifestantEs : grilles qui sautent, faibles forces de l’ordre, portillons automatiques débloqués par les services de sécurité, etc. La direction avait changé la disposition de la salle pour pouvoir s’enfuir rapidement par une porte dérobée : elle se souvenait de février 2012 où, devant l’annonce du plan Perform, les salariéEs avaient déjà envahi le CCE bloquant les dirigeants au fond de la salle pendant une heure. À l’époque, ils avaient dû sortir penauds au milieu d’une haie d’honneur qui les conspuaient. Là, ils ont voulu éviter la répétition de ce scénario... Les dirigeants CGT aussi, qui ont donc prévenu le PDG de l’arrivée des manifestantEs ! De Juniac, le super PDG du groupe, n’était pas là. La direction a donc annoncé son plan B par la voix du PDG d’Air France, Frédéric Gagey, qui s’est ensuite prudemment barré dès que la CGT lui a annoncé la venue des manifestantEs. Le DRH et le cadre responsable du long courrier s’apprêtaient à le suivre, quand les salariéEs, comprenant que la direction se barrait à nouveau en laissant planer toutes les menaces, se sont interposés. C’est en essayant de forcer le passage avec leurs vigiles que les cadres ont déchiré leur veste et perdu leur chemise. Les images sont claires, aucun coup n’a été porté.

La direction en panique s’est donc enfuie, donnant à voir les belles images diffusées sur toutes les chaînes. Elle pensait pouvoir s’éclipser, laissant les personnels seuls dans la salle et escomptant éventuellement quelques affrontements entre personnel au sol et de vol. Et de nombreux journalistes avaient été conviés à la fête...

Ensuite, sur l’air de Zebda, les salariéEs sont partis en manifestation joyeuse vers l’aérogare, où les forces de l’ordre se livreront encore à quelques provocations avec des gaz lacrymogènes... Une grosse manifestation de plus de 2 000 salariéEs, et une ambiance fraternelle entre toutes les corporations, à rebours du discours de la direction et de certains syndicats désignant les navigants comme des privilégiés. La vidéo d’une salariée du hub, diffusée largement sur les réseaux sociaux, est éloquente. Des images passées en boucle qui ont rencontré l’adhésion des salariéEs de l’entreprise. Et le lendemain, tous les salariéEs avaient la banane.

« La chemise » fait réagir

Les salariés étaient globalement heureux, même s’ils ont eu peur des représailles frappant des manifestantEs.

Au niveau politique, le Front national a retrouvé ses fondamentaux : « le pourrissement de la situation va se traduire inévitablement par des débordements de plus en plus nombreux, comme l’agression ce jour de membres de la direction d’Air France, acte aussi inadmissible que condamnable ».

La droite crie à la chienlit et aux enragés et, en écho, Valls crie aux « voyous », suivi par Macron qui, des USA où il se trouve alors, a dénoncé des salariés « stupides » (au cas où on n’aurait pas compris que lui est intelligent...).

Seuls le NPA et Lutte ouvrière ont immédiatement soutenu les salariéEs dès ce lundi 5 octobre. Jean-Luc Mélenchon, comme Clémentine Autain pour Ensemble, soutiendront les salariéEs les jours suivants. Par contre, Pierre Laurent du PCF est encore en demi-teinte, suivant l’attitude de la plupart des syndicats d’Air France (CGC, CFDT, FO, SNPL...) effrayés par ce mouvement où la base prend des initiatives non prévues : « Évidemment, on peut condamner, regretter les actes commis. Mais il faut mettre tout sur la table dans ce cas et aussi l’attitude scandaleuse et méprisante de la direction », déclara-t-il le mardi 6 octobre.

Le soir du 5 octobre, la CGT Air France a diffusé un tract où elle « condamne les agressions physiques qui ont eu lieu ce jour. la CGT condamne tout aussi fermement l’attrition et les licenciements que la direction s’apprête à mettre en œuvre ». Pourtant, avec d’autres, c’est une partie de la base CGT qui a été active dans ces événements. Seul SUD Aérien ne s’est pas joint à cette condamnation de l’action des manifestants.

Heureusement, le Secrétaire général de la CGT, Martinez, a été un peu meilleur le mercredi 7 : « nous ne cautionnons pas ce genre d’incidents » mais « je refuse de condamner ».

Écho mondial et soutien populaire

Pourquoi un tel écho, un tel soutien populaire... et une telle haine de tous les journalistes à la radio et à la télé ?

Ces images ont immanquablement évoqué le spectre de la Révolution française, avec ses nobles qui allaient à l’échafaud tête nue, chemise découpée et conspués par le peuple. Le soutien populaire qu’elles ont rencontré montre bien le degré d’exaspération des salariéEs. Même déformés, les sondages illustrent bien que, malgré cette criminalisation venant des médias et des dirigeants des partis (de l’extrême droite au PS), l’action des grévistes a rencontré un soutien majoritaire parmi les salariéEs du pays.

Parmi les manifestants du 5 octobre, dans les premières lignes, se trouvaient des salariéEs des secteurs les plus menacés : salariés de la piste (assistants au sol), des aérogares, du cargo, du passage (embarquement, débarquement) confrontés à la violence de passagers mécontents, aux horaires décalés, 7 jours sur 7, avec de petits salaires, souvent entre 1 500 et 2 000 euros au bout de dizaines d’années de travail... Des salariés menacés de voir leur métier passer à la sous-traitance.

La sous-traitance, ce sont des dizaines de petites entreprises rattachées à des groupes souvent internationaux (Derichebourg, WFS, Swissport, Veolia, Servisair, Geodis, ONET, etc.) qui s’échangent les contrats des donneurs d’ordre ( notamment Air France et ADP) tous les 1 à 2 ans, remettant à chaque fois en cause les quelques acquis, cela avec une loi anti-grève – la loi Diard, votée sous Sarkozy et maintenue par le PS – qui oblige à se déclarer 48 heures à l’avance et permet ainsi à la direction d’organiser le remplacement des grévistes.

Ce ne sont pas les jeunes salariéEs qui étaient les plus combatifs ce 5 octobre, mais des salariés plus âgés, confrontés à la peur de perdre leur emploi, à l’image de cette agente d’exploitation commerciale dont les images sont passées en boucle sur les réseaux sociaux.

Interpellations et réaction

Ce lundi 12 octobre, 300 salariéEs se sont rapidement mobilisés, avec le soutien de la CGT, Sud et FO, en solidarité avec leurs camarades interpellés et gardés à vue comme des criminels. La direction provoque et met volontairement de l’huile sur le feu.

Et, par ailleurs, elle bafouille concernant les négociations. Recevant en bilatéral chaque syndicat, elle cherche la faille pour reprendre la main. Une intersyndicale s’est réunie le mardi 13 octobre.

Loin de se laisser intimider par la campagne menée contre les salariéEs, il est vital de pousser l’avantage, et d’appeler rapidement à une nouvelle mobilisation de toutes les catégories d’Air France, au plus tard pour le prochain CCE qui doit se tenir le jeudi 22 octobre.

Correspondants