Il y a quelques années, Nicolas Sarkozy faisait mine d’inventer le concept d’immigration « choisie », évidemment opposée terme à terme à une immigration qui serait « subie »...
On pourrait commencer par se demander qui subit quoi, et rappeler que les migrantEs sont bien les premiers à subir la situation actuelle, non seulement quand ils fuient les guerres et la misère entretenues par l’impérialisme, mais aussi, au terme d’un parcours au cours duquel des milliers d’entre eux et elles meurent chaque année, quand ils parviennent en Europe : surveillance permanente, répression d’État, surexploitation patronale, stigmatisation raciste, etc.
Les « bons » travailleurs immigrés...
L’immigration a toujours été choisie, au sens où elle a toujours fait l’objet de tris et de classements, de la part du patronat ou de l’État français, ou des deux à la fois. Depuis la reconstruction économique qui a suivi la Première Guerre mondiale, le fil directeur de toutes les politiques migratoires mises en œuvre par les gouvernements successifs n’a jamais cessé d’être la sélection des immigrés au nom de critères, constamment modifiables et modifiés au regard de la conjoncture économique et politique, mais répondant en dernier ressort à une logique simple : l’accroissement des profits des entreprises, donc l’intérêt des patrons français.
Ce choix des « bons » travailleurs immigrés fait d’ailleurs intervenir, aujourd’hui comme hier, des considérations parfaitement racistes sur les qualités et défauts présumés des candidats à l’émigration (Polonais, juifs d’Europe de l’Est, Européens du sud, Maghrébins, Noirs, etc.). Ainsi, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’impérialisme français ne décida de recourir à une main-d’œuvre extra-européenne qu’en raison des besoins considérables de l’industrie et, comme le disait De Gaulle, « à condition qu’ils restent une petite minorité. Sinon, la France ne serait plus la France. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne »...
Diviser pour soumettre
Depuis un certain nombre d’années, le choix est à double détente. La règle « oui à l’immigration régulière, non à l’immigration irrégulière » permet à tous les gouvernements d’affirmer qu’ils font preuve à la fois d’« humanité » et de « fermeté », rhétorique qu’emploient depuis près de 40 ans tous les gouvernements, de « gauche » comme de droite. Mais elle les autorise également à diviser les immigrés entre celles et ceux qui sont sous la menace d’un non-renouvellement du titre de séjour, et celles et ceux qui risquent en chaque instant d’être expulsés, donc astreints à se soumettre encore davantage et à travailler encore plus dur.
Il n’en a pas toujours été ainsi. La formule de la double immigration a été mise au point en 1974, avec l’annonce de la suspension de l’immigration dite « de travail », le maintien des entrées par regroupement familial permettant alors de féminiser les emplois en un temps où l’offre d’emplois commence à se déplacer de l’industrie vers le tertiaire. Dans un contexte d’enracinement de l’extrême droite, cette même immigration familiale en est venue à partir des années 1990 à faire figure d’immigration « subie » dans le discours de la classe dirigeante, l’immigration « choisie » étant soit celle de travailleurs très qualifiés, soit de migrants acceptant de travailler dans des secteurs où les Français rechignent à occuper des postes aux conditions qu’on leur impose.
Pilotage à vue
Le rouleau compresseur de la crise étant depuis passé par là, c’est à présent l’immigration économique dans son ensemble qui est rejetée et, en partie pour des raisons de communication politique, le choix se porte sur des quotas de réfugiés. Mais il ne s’agit là que d’histoire récente, car le pilotage à vue en matière migratoire est aussi ancien que l’accroissement des mouvements migratoires dans l’ère industrielle. C’est ainsi que, sur fond de crise économique (déjà), la loi du 9 août 1893 « relative au séjour des étrangers en France et à la protection du travail national » instaurait pour la première fois un régime de déclaration et d’immatriculation des étrangers dans leur commune de résidence.
Passant sur les à-coups de moindre importance, on notera comment après la Première Guerre mondiale, l’introduction de main-d’œuvre est organisée sous l’égide de la Société générale d’immigration, organisation patronale, qui trie et répartit les travailleurs en fonction des besoins patronaux. La crise de 1929 change à nouveau la donne : le gouvernement Laval fait voter en 1932 une loi « protégeant la main-d’œuvre nationale » qui fixe les « proportions » de travailleurs étrangers susceptibles d’être employés « par profession, par industrie, par commerce ou par catégorie professionnelle, pour l’ensemble du territoire ou pour une région » dans le secteur privé.
Les « bons éléments »...
À la Libération, reconstruction oblige, De Gaulle propose d’« introduire, au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la société française ». On crée alors l’Office national d’immigration (ONI), auquel est attribué le monopole du recrutement et le contrôle – sanitaire, politique, etc. – des immigrés, et l’État français signe des accords bilatéraux (y compris avec la dictature de Salazar au Portugal...). Cela n’empêchera nullement le patronat de faire lui-même son marché tout au long des prétendues « Trente glorieuses ». Les patrons sont d’ailleurs encouragés à le faire par l’État qui, dans une circulaire de 1956, invite les services de la main-d’œuvre à répondre favorablement aux demandes de régularisation a posteriori.
Une xénophobie d’État s’est ainsi construite et peaufiné tout au long du 20e siècle. Si les frontières ont été ouvertes, dans le cadre de la mondialisation capitaliste, pour les marchandises et les capitaux, celle-ci a accru les inégalités et engendré le chaos dans de nombreuses régions du monde, et la liberté de circulation est refusée aux peuples du sud, y compris lorsqu’ils fuient la misère et la guerre. Dans ce cadre, les « politiques migratoires » ne peuvent constituer qu’un instrument de gestion des flux et un moyen de satisfaire les besoins du capitalisme français, condamnant le migrant à n’être considéré que comme une force de travail, éventuellement et provisoirement utile.
François Brun et Ugo Palheta