Dans l’espace politique européen, la France s’est toujours caractérisée par sa forte tradition républicaine, mais aussi par les tendances autoritaires de ses institutions. Si cet autoritarisme est ancien et s’enracine dans ce phénomène français que fut le bonapartisme, il prend toutefois aujourd’hui la forme nouvelle de « l’État fort », qui pourrait n’être qu’une transition vers un régime illibéral.
Bien que, en 1793, la nouvelle République française se soit dotée avec la Constitution de l’an I d’un projet démocratique d’une grande radicalité, cette Constitution fut suspendue après son adoption et ne fut jamais mise en pratique. Tout en considérant le régime parlementaire comme un idéal à atteindre, la 1re République fit en effet le choix de se doter d’exécutifs autoritaires, au prétexte qu’il lui fallait faire face à la guerre extérieure et intérieure. En avril 1793, la Convention mit ainsi en place un Comité de salut public, puis un Comité de sûreté générale aux pouvoirs extraordinaires. Après avoir renversé les Jacobins, les Thermidoriens s’attachèrent à brider les tendances démocratiques du régime républicain, en mettant en place en 1795 un Directoire de cinq membres, qui accapara dès lors la réalité du pouvoir.
La 1ère République et sa recherche d’un exécutif fort
Cette recherche d’un pouvoir exécutif fort, qui constitue une tendance majeure de l’histoire de la 1re République, était moins la conséquence de la guerre que celle de la faiblesse de la base sociale de la bourgeoisie révolutionnaire. Devant à la fois faire face aux tentatives de restauration royaliste soutenues par de puissantes forces sociales et aux aspirations à une démocratie directe du prolétariat parisien, la bourgeoisie considérait que son salut passait par un exécutif fort qui mettrait sa sécurité avant le respect des principes démocratiques. Cette logique l’amena à chercher une solution plus efficace encore que son Directoire, ce qui permit au général Bonaparte de prendre le pouvoir en 1799, le jour du 18 brumaire (9 novembre) pour imposer une nouvelle Constitution, qui lui donnait tous les pouvoirs, ne laissant qu’une parodie de régime parlementaire. Cet exécutif était si fort qu’il donna naissance à une nouvelle monarchie, lorsque Bonaparte se proclama empereur en 1804, mettant ainsi fin à la 1re République.
La 2e République comme répétition de la 1ère
La révolution de 1848 donna naissance à une 2e République, qui refit en quelques années le chemin de la 1re République. Dans un premier temps, les forces démocratiques l’emportèrent : le gouvernement provisoire mis en place par la révolution rétablit le suffrage universel masculin et abolit la peine de mort. L’objectif était de revenir à l’esprit de la Constitution de l’an I avant de faire procéder en avril 1848 à l’élection d’une assemblée constituante. Les résultats du vote s’avérèrent toutefois décevants pour les révolutionnaires les plus avancés, puisque les députés venus de province étaient majoritairement hostiles aux idées démocratiques et socialistes. Cette assemblée, à base rurale, se donna pour projet de réprimer les tendances démocratiques du prolétariat parisien, en établissant une Commission exécutive de cinq membres, formée sur le modèle de l’ancien Directoire.
Au mois de juin 1848, la Commission exécutive s’attaqua au prolétariat parisien qu’il fit écraser par le général Cavaignac et son armée. Dans la foulée, une nouvelle Constitution fut mise en place, qui choisit de limiter davantage encore les pouvoirs du parlement, en prévoyant l’élection au suffrage universel masculin d’un président qui, comme le roi, ne devait pas être responsable devant l’assemblée. La 2e République décidait ainsi de mettre en place, sur le modèle américain, un régime présidentiel, afin de pouvoir brider les tendances démocratiques inhérentes aux régimes républicains. Soucieuse toutefois de ne pas permettre une nouvelle restauration monarchique, la nouvelle Constitution prévoyait que le mandat du président ne durerait que quatre années et ne pourrait être renouvelable.
Le retour à un Bonaparte
En décembre 1848, ces premières élections présidentielles scellèrent la défaite de la gauche démocratique, puisque le seul candidat socialiste, Raspail, n’obtint que 36 000 voix au terme d’une campagne menée depuis sa prison. La droite républicaine fut aussi déconfite, puisque Cavaignac, qui en était le digne représentant, ne put réunir que 19 % des voix. Le grand vainqueur fut Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de Napoléon Ier, qui obtint les trois quarts des voix. Se positionnant comme un candidat du centre, entre la droite et la gauche démocratique, il avait obtenu des scores remarquables dans les départements ruraux, avec par exemple 95 % en Charente ou 94 % dans la Creuse. Devenu le premier président de la République française, il hérita des anciens pouvoirs royaux (nomination des ministres, droit de grâce etc.), tout en s’attachant à mettre en place une symbolique en rupture avec l’Ancien Régime, ce qui l’amena par exemple à s’installer dans le palais de l’Élysée plutôt qu’aux Tuileries.
En 1851, alors que se profilait la fin de son mandat, Louis-Napoléon Bonaparte chercha à obtenir que l’Assemblée autorise une révision constitutionnelle lui permettant d’être réélu. Se heurtant à un refus, il eut l’habileté de se poser en défenseur du suffrage universel masculin, que l’Assemblée venait de supprimer. Le 2 décembre 1851, s’appuyant sur l’armée, le président Bonaparte ordonna la dissolution de l’assemblée, rétablit le suffrage universel masculin, qu’il utilisa aussitôt en appelant le corps électoral à approuver son coup d’État par un plébiscite. Tenu le 21 et 22 décembre, ce plébiscite accorda une très large majorité au président Bonaparte, qui rédigea dès lors une nouvelle Constitution. Celle-ci prolongeait son mandat de 10 années, ce qui ne constituait qu’une première étape puisque quelques mois plus tard, Louis-Napoléon Bonaparte se fit donner le titre impérial pour devenir Napoléon III.
Le sens du bonapartisme
Au lendemain du coup d’État de Louis-Napoléon, Marx commenta cet événement dans une série d’articles, qui furent réunis et édités sous le titre : Le 18 brumaire de Louis Bonarparte. En utilisant ce titre, Marx soulignait que l’histoire s’était répétée en France, même si le mépris qu’il portait à Louis-Napoléon Bonaparte l’avait amené à ouvrir son ouvrage en affirmant, selon une formule restée célèbre, que les événements s’étaient reproduits « la première fois comme tragédie, et la seconde fois comme farce ». Au-delà de la médiocrité de la personnalité de Louis-Napoléon Bonaparte, qu’il se plaisait à moquer, Marx s’attachait surtout à appliquer la méthode du matérialisme historique pour comprendre cet étonnant bégaiement de l’histoire, en identifiant les forces sociales qui avaient pu amener la République française à se transformer à chaque fois en un régime autoritaire.
Marx considérait que le secret de la situation française devait être cherché dans la faiblesse des classes en lutte au sein du processus de transition du féodalisme au capitalisme. Les vieilles forces féodales étaient en effet devenues trop faibles pour imposer une restauration de l’Ancien Régime, le prolétariat urbain ne disposait que d’une puissance trop limitée pour imposer un pouvoir démocratique et si la bourgeoisie était devenue la classe dominante, celle qui avait mis en branle la révolution de 1848, elle n’avait pas l’assise suffisante pour se maintenir au pouvoir. Marx soulignait que, dans la société française, la classe socialement dominante était ce qu’il appelait la « paysannerie parcellaire », autrement dit la paysannerie de la petite propriété, hostile au château et à la bourgeoisie urbaine, mais aussi aux idées socialistes et démocratiques, susceptibles de remettre en cause leurs droits de propriété.
Marx estimait avoir ainsi trouvé le secret du bonapartisme dans la structure sociale de la France où la petite paysannerie représentait encore plus des trois quarts de la population en 1848, ce qui distinguait profondément la société française de celle de l’Angleterre. Marx soulignait toutefois que, malgré son poids sociologique, la paysannerie ne pouvait, à la différence de la bourgeoisie ou du prolétariat, se doter de sa propre représentation politique et avait trouvé dans les Bonaparte un centre autoritaire, qui lui garantissait tout à la fois le maintien des acquis de la Révolution française et celui d’un ordre traditionnel, que la bourgeoisie et le prolétariat voulaient bouleverser, chacun à leur manière.
La République parlementaire par défaut
La défaite militaire de l’été 1870 provoqua l’effondrement du Second Empire et la proclamation le 4 septembre de la 3e République. Comme en 1848, la bourgeoisie républicaine était en effet trop faible pour ne pas se trouver rapidement en difficulté. En février 1871, les républicains furent battus lors de l’élection d’une nouvelle Assemblée nationale, puisque les départements ruraux élurent massivement des candidats royalistes qui se divisaient à parts à peu près égales entre légitimistes et orléanistes. L’urgence étant toutefois la lutte contre les aspirations démocratiques et socialistes du prolétariat, l’Assemblée nationale choisit de confier le pouvoir exécutif à l’orléaniste pragmatique Adolphe Thiers, qui écrasa la Commune en mai 1871, ce qui lui permit d’obtenir que l’Assemblée nationale lui accorde en août de la même année le titre de « Président de la République ».
En tentant d’affirmer son autorité, Thiers se heurta à la majorité monarchiste de l’Assemblée, qui n’entendait pas se soumettre à son autorité présidentielle, dans la mesure où elle voulait en finir avec le régime républicain pour restaurer la royauté. En 1873, elle contraignit Thiers à la démission pour lui substituer Patrice de Mac Mahon, un général légitimiste au caractère falot qui n’occupa la place que pour la céder à un roi. Dans leur volonté de restauration monarchiste, les députés devaient toutefois faire face à une difficulté de taille : le comte de Chambord, petit-fils de Charles X et prétendant légitimiste à la couronne, mettait des conditions telles à son avènement qu’il était nécessaire d’attendre son décès pour rétablir la monarchie au profit de son successeur, réputé plus souple. C’est pourquoi les députés décidèrent de confier à Mac Mahon un mandat de sept années, afin d’attendre le décès du comte de Chambord.
Le temps passait, le comte de Chambord ne se décidait pas à mourir et il devenait nécessaire de stabiliser les institutions. Ne voulant pas entériner la République en rédigeant une Constitution, les députés durent toutefois prendre une série de lois constitutionnelles en 1875. Soucieux de brider la démocratie parlementaire, ils décidèrent que l’Assemblée nationale serait désormais composée de deux chambres : la chambre des députés, élue au suffrage universel masculin, et le Sénat, composé de notables désignés pour une part par les élus et pour une autre par les députés eux-mêmes. Le Président de la République recevait des pouvoirs relativement étendus (droit de dissolution de la chambre des députés, direction des forces armées etc.). Afin toutefois d’en garder le contrôle, les députés décidèrent qu’il serait élu par l’Assemblée nationale, évitant de recourir au suffrage universel masculin, afin de limiter sa légitimité et ses possibilités d’autonomisation.
Cette politique monarchiste d’interminable attente d’une possible restauration finit par lasser l’opinion publique. En 1876, de nouvelles élections législatives donnèrent une nette majorité aux républicains, qui mirent désormais fin aux tergiversations monarchistes. Soucieux toutefois de ne pas rouvrir le débat, les républicains évitèrent de faire voter une Constitution, et la 3e République continua à fonctionner, sur la base des quelques lois adoptées en 1875.
Le bonapartisme : une aspiration permanente dans la vie politique française
La victoire des républicains avait été permise par le renforcement de la bourgeoisie, dont les bases sociales allaient en se consolidant dans la société française. Pour autant, la 3e République devait faire face à la progression du mouvement ouvrier, qui amenait à la chambre des députés des représentations sans cesse plus étoffées de députés socialistes. Si les Républicains parvinrent assez bien à canaliser la montée des socialistes en les intégrant au jeu parlementaire, plus compliquée fut pour eux la gestion d’une opposition de droite, qui dénonçait la faiblesse et la médiocrité des institutions républicaines, en aspirant à un exécutif fort.
Cette persistance de fortes aspirations autoritaires au sein de la société française ne s’exprimait plus par les monarchistes, dont le poids politique allait en s’affaiblissant. Le bonapartisme prenait de nouvelles formes, dont la première manifestation fut celle du boulangisme, qui se développa entre 1886 et 1889 autour du général Boulanger, qui développa un discours populiste et nationaliste. Sans programme consistant, Boulanger reprenait pour l’essentiel les vieilles recettes du bonapartisme, en appelant à un nouveau régime, à la fois plus autoritaire et plus populaire. Il trouva un vif écho dans les milieux populaires des villes, mais aussi et surtout dans les départements ruraux de tradition bonapartiste. Même si ses succès ont été éphémères, le boulangisme montrait que la tradition bonapartiste avait conservé en France de fortes bases sociales.
Celles-ci ressurgirent, avec un visage nouveau, au cours des années 1930, avec l’essor des Croix-de-Feu, devenues Parti social français en 1936. Bien qu’une partie des historiens estime que cette organisation s’inscrivait dans la vague fasciste, ce courant semble s’être pour l’essentiel situé dans la tradition bonapartiste. Populistes et patriotiques, les Croix-de-Feu développèrent un programme social et antiparlementaire, avec des aspirations à une refondation républicaine autour d’un fort régime présidentiel, qui s’apparentait sans doute davantage au vieux bonapartisme qu’aux nouveaux visages du fascisme.
Le gaullisme : un renouveau de la tradition bonapartiste
La mise en place, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, du gaullisme, avec son aspiration à un pouvoir fort, son rejet des partis et du parlement, constitue un nouvel exemple de la persistance en France de la tradition bonapartiste. L’arrivée au pouvoir du général De Gaulle amena le pays à mettre en place de nouvelles institutions, en rupture avec les principes parlementaires qui étaient largement empruntés au bonapartisme le plus traditionnel. La nouvelle 5e République constituait ainsi un retour à la 2e République, avec un Président de la République, irresponsable et élu au suffrage universel, mais aussi et peut-être surtout la mise en place d’un référendum d’initiative présidentielle, autrement dit du plébiscite.
À rebours de l’évolution que connaissait alors l’Europe, la France se dotait avec la 5e République d’un pouvoir personnel et autoritaire. Élu directement par le peuple pour sept ans, le Président disposait d’une légitimité personnelle, qu’il faisait régulièrement renouveler par l’usage de référendums à caractère plébiscitaire. De Gaulle n’en organisa pas moins de cinq, sur des sujets d’importance, qui concernèrent tout d’abord sa politique algérienne puis ses réformes constitutionnelles. La pratique gaulliste du référendum renouait ainsi avec le bonapartisme plébiscitaire, par le renouvellement régulier du lien entre le peuple et le président, ce qui lui permettait de réduire à peau de chagrin le pouvoir réel du parlement.
Le gaullisme renouait d’autant plus avec le bonapartisme que sa conception présidentielle du pouvoir n’était que la conséquence de la base sociale du pouvoir de De Gaulle. En rupture avec la classe ouvrière, mais aussi avec les fractions les plus modernes de la bourgeoisie, le régime gaulliste s’appuyait sur les couches les plus conservatrices de la bourgeoisie, mais aussi et surtout sur de larges secteurs de la petite bourgeoisie, ainsi que sur le monde rural, qui conservait une grande importance dans la France des années 1960, puisqu’il constituait encore plus du tiers de la population totale. C’est en se faisant le porte-voix de la « majorité silencieuse », comme Louis-Napoléon Bonaparte avait su se faire la voix de la paysannerie parcellaire, que le régime gaulliste put par exemple survivre à la crise de mai 1968, en dissolvant l’assemblée nationale, pour obtenir de la « France profonde », motivée par la peur d’une révolution sociale, une très large majorité.
Cette conception personnelle du pouvoir s’exprima particulièrement en 1969, lorsque De Gaulle tira toutes les conséquences de sa conception du pouvoir en démissionnant après avoir perdu le dernier de ses cinq référendums. Il montrait que le gaullisme constituait un bonapartisme républicain, dans lequel le président était censé renouveler en permanence sa légitimité, en utilisant soit le référendum soit la dissolution de l’assemblée, comme De Gaulle le fit à deux reprises, en 1962 et en 1968. Ce bonapartisme républicain donnait une très forte légitimité au régime, mais il supposait que le président puisse compter sur le soutien populaire, ce qui devait devenir le grand souci de ses successeurs.
L’effritement de la base sociale de la 5e République
À partir des années 1980, la 5e République s’éloigna de la pratique bonapartiste, dans la mesure où son régime présidentiel perdit sa légitimité populaire. La défiance envers le pouvoir se généralisait : Mitterrand perdit les élections législatives de 1986 et 1993, tandis que Chirac fut désavoué par la population à l’occasion des législatives de 1997 qu’il avait lui-même provoquées en dissolvant l’assemblée. Bien qu’ils aient été désavoués par le suffrage universel, ces présidents firent toutefois le choix de se maintenir au pouvoir, ruinant ainsi le fondement plébiscitaire du régime. Se sachant impopulaires, les présidents cherchèrent désormais à éviter de convoquer des référendums, qui se transformaient à chaque fois en naufrages politiques. Mitterrand ne gagna celui de 1992 sur Maastricht qu’avec 51 % des suffrages, tandis que Chirac perdit celui de 2005 sur le Traité constitutionnel européen, ce qui dissuada dès lors ses successeurs de renouveler l’expérience.
Élus souvent par accident (Chirac en 2002) ou par défaut, avec de petits scores au premier tour (Hollande puis Macron), les présidents avaient perdu la légitimité populaire, qui avait été le fondement de la première 5e République. Les outils authentiquement républicains du régime furent désormais relégués dans l’arrière-boutique : depuis 1997, aucun président n’a par exemple dissout l’Assemblée, préférant gouverner de manière minoritaire, comme le fait aujourd’hui Macron, en utilisant des artifices constitutionnels (refus du vote de confiance gouvernementale, 49-3, etc.). Le concept même de « majorité présidentielle » est devenu obsolète, dans la mesure où depuis près de 15 ans le régime fonctionne avec un exécutif politiquement minoritaire, qui ne dispose de la confiance que de 20 à 30 % du corps électoral.
Cette situation est la conséquence du basculement de la France dans l’ère néolibérale, qui a détruit la base traditionnelle sur laquelle s’était construit l’ordre gaulliste. La globalisation a déstabilisé les campagnes françaises et soumis à une brutale concurrence la petite bourgeoisie, anéantissant les fondements du bonapartisme français. La société française a été entrainée par un vaste mouvement de prolétarisation, que ce soit par le développement du salariat ou encore et sans doute surtout par l’essor de nouvelles formes de travail dépendant. Tout cela a considérablement modifié la société française, où les couches prolétarisées recherchent chaque jour un peu plus une solution dans les partis d’extrême-droite.
L’âge de l’État fort
Ayant perdu sa base sociale, la 5e République a ainsi progressivement changé de nature, en palliant sa perte de légitimité par le développement de son appareil étatique. L’État s’est de plus en plus placé au-dessus de la société, en substituant une armée de métier à l’ancienne armée de circonscription, ou encore en développant au sein de sa police des unités militarisées spécialisées dans la répression sociale. L’État néolibéral est en réalité bien peu républicain : se sachant minoritaire, il ne s’engage désormais plus dans un processus de négociations avec la population, utilisant la seule matraque pour répondre aux mouvements sociaux. Faisant feu de tout bois, il rogne sur les libertés publiques et développe une idéologie autoritaire, qui a pu amener par exemple Macron, dans ses vœux du 31 décembre 2021, à affirmer que pour un citoyen « les devoirs valent avant les droits », ce qui constitue une négation de tous les principes républicains.
Pour se faire à petits pas, la rupture politique que nous vivons est ainsi majeure. Au-delà de l’apparente continuité de la 5e République, le régime bonapartiste de De Gaulle a en réalité vécu pour faire place à un régime nouveau, qui bascule chaque jour un peu plus vers l’illibéralisme. Telle est en effet la pente sur laquelle la République française est un train d’évoluer, en construisant un régime dans lequel les médias sont à la botte de l’oligarchie, dans lequel l’État se place sans ambiguïté au-dessus de la société et dans lequel l’exécutif gouverne, au-delà de tous les principes républicains, à rebours de la légitimité populaire.