« L’Inde n’est plus aujourd’hui celle de Jawaharlal Nehru ou de Gandhi, mais est celle de Narendra Modi. Si nous avons le signal, nous les éliminerons en l’espace d’une heure. » Le parlementaire BJP de l’Haryana, Leela Ram Gurjar, s’exprimait ainsi le 25 décembre pour s’attaquer aux musulmanEs et aux opposantEs de Modi. Des propos haineux en explosion depuis des années, malheureusement parmi d’autres, mais représentatifs de l’ambiance que l’extrême droite cherche à imposer en Inde, avec l’objectif proclamé de poursuivre la partition religieuse et ethnique du sous-continent inachevée en 1947, malgré les guerres et massacres ayant fait plusieurs centaines de milliers de mortEs et des millions de déplacéEs musulmans, hindous et sikhs.
Soulèvements et mouvement national indien
La Grande-Bretagne, via la Compagnie des Indes orientales, impose à partir du 18e siècle monopoles, réorganisations de la propriété foncière, famines, conquêtes et exactions. À la suite de la conquête du cœur de l’empire Moghol en 1856, une révolte militaire soutenue par les élites musulmanes et hindoues expropriées et les populations locales met plus de six mois à être matée. La Couronne britannique décide de contrôler directement la colonisation et de diviser les populations locales sur des bases ethniques et religieuses pour maintenir sa suprématie. De nouvelles identités apparaissent. L’hindouisme se redéfinit par rapport à la colonisation et l’islam, à travers les festivals religieux autorisés par les Britanniques, l’invention du mythe de la vache sacrée et les violences intercommunautaires autour de cette question1.
Les élites locales, parfois soutenues par les Britanniques, s’organisent. Aux dizaines de millions de morts des ravages de la colonisation, s’ajoutent des soulèvements de la population, particulièrement après la révolution russe de 1905. Les derniers moments de la Première Guerre mondiale et les années qui suivent sont celles d’un nouveau souffle de contestation populaire. Grèves dans les villes, spécialement à Bombay où 1,5 million d’ouvrierEs font grève en 1920, et révoltes dans les campagnes alarment colons et élites indiennes. Parti de la bourgeoisie indienne, le Congrès dirige lui-même un mouvement de révolte (Non-coopération) associant musulmans et hindous en 1920-1922, avant de le saborder devant les risques de révolution sociale. En février 1922, la répression de paysanEs pacifistes dans le village de Chauri-Chaura entraine une révolte violente de ces dernierEs. Gandhi appelle immédiatement à un arrêt du mouvement de Non-coopération, les leaders du Congrès critiquent un « comportement inhumain de la foule » et donnent consigne aux paysanEs de payer les rentes dues aux propriétaires et les taxes aux Britanniques.
Stoppées à mi-chemin, les mobilisations de masse, anticoloniales et sociales, sont minées par des divisions religieuses promues par les colons britanniques et sous des formes différentes par des leaders musulmans et hindous. S’appuyant sur une base plus militante, la Ligue musulmane joue la division avec le Congrès après 1922, alors qu’à la droite de ce dernier l’extrême droite hindouiste s’organise, fondant en 1925 le RSS.
La tragédie de la partition
Dans ses mémoires, Attlee, Premier ministre travailliste en fonction après la guerre, affirmera que la décolonisation de l’Inde, de Ceylan et de la Birmanie aura permis de mettre un coup d’arrêt à l’expansion du communisme. Pilier de l’ordre social, spécialement en refusant de s’opposer à l’impérialisme à partir de 1941, le Parti communiste d’Inde, influent dans certaines régions comme le Kerala, n’est pourtant pas un danger pour les Britanniques ou le Congrès. Mais la révolte gronde. Peu nombreux, et sous les feux des impérialistes, des staliniens et des bourgeois, des travailleurs du textile, qui revendiquent et portent le drapeau de la Quatrième Internationale, sont les premiers à appeler à la grève générale en soutien aux marins insurgés de Bombay en février 1946. 70 usines de coton sur 74 sont fermées et la révolte ébranle l’appareil militaire. Les staliniens appellent à la fin de « l’hystérie collective » et Gandhi définit « l’alliance d’hindous, de musulmans et d’autres pour des actions violentes » comme « contre-nature ». En juin 1946, un affrontement à Madras entre des gardes musulmans et des ouvriers hindous du textile manque de dégénérer en violences intercommunautaires, mais des militantEs se réclamant du trotskisme réussissent à les éviter. Ils organisent une grève de 14 000 travailleurEs durant 48 jours et un meeting de 100 000 personnes à Madras. Les rapports de forces à l’échelle du sous-continent sont toutefois défavorables à ces militantEs et leurs perspectives. En août 1946, lorsque la Ligue musulmane appelle à l’action directe à Calcutta, les leaders du Congrès appellent à briser la grève musulmane. Des massacres s’en suivent. Les grèves militantes longues perdurent, notamment au Bengale, mais ne peuvent changer le cours des choses2.
Les Britanniques doivent partir plus vite que prévu devant l’ampleur des rébellions et des violences intercommunautaires. Ils enterrent le développement d’une révolution sociale en transférant le pouvoir au Congrès et à la Ligue musulmane. En mars 1948, un trotskiste indien fait le bilan de ces violences : « Dans un pays où exploiteurs et exploités, oppresseurs et opprimés revêtent dans des provinces différentes les visages de communautés différentes, où les paysans et les travailleurs vivent au niveau de la famine et dans la crasse sordide de l’ignorance et du besoin, les sentiments communalistes sont devenus la réponse inflammable à un appel sur la base de la religion. Ils sont devenus également la forme classique par laquelle la classe capitaliste cherche à briser l’unité des masses, les détournant de l’action de classe directe et de l’attaque contre la propriété et en en faisant leurs pions dans leurs propres querelles fractionnelles. »3
Chris Miclos