Après la partition, c’est-à-dire l’exode de plus de 10 millions de personnes, les violences diminuent provisoirement. Fin janvier 1948, Nathuram Godse, aujourd’hui qualifié de héros national par le BJP au pouvoir, assassine Gandhi pour tenter de les relancer, mais cela se solde par un demi-échec car le Congrès bénéficie d’un large soutien populaire. Malgré l’interlude de l’état d’urgence (1975-1977) et toutes ses limites, la Constitution indienne entrée en vigueur en janvier 1950 affirme des principes démocratiques (droit de vote, liberté d’expression et religieuse, égalité juridique, fédéralisme) et des droits formels plus ou moins maintenus depuis. À l’évidence, l’affirmation juridique pèse peu alors que les structures sociales n’ont presque pas bougé pendant le transfert du pouvoir. Les dalits (intouchables) restent majoritairement des paysanEs sans terre, soumis à l’oppression des propriétaires fonciers des castes supérieures ou intermédiaires.
L’extrême droite cible, cependant, cette Constitution et ses rédacteurs, comme Ambedkar, perçus comme bien trop progressistes à ses yeux. Ces discours prennent un écho dans le cadre d’une montée des violences intercommunautaires ayant fait, depuis la fin des années 1970 en Inde, des dizaines de milliers de mortEs, principalement musulmans, renforçant ainsi les extrême droites hindouiste et islamiste.
Écraser le Cachemire
Parmi les iniquités de la partition, le Cachemire se distingue. En 1947, un maharaja hindou est à la tête d’un royaume majoritairement musulman ne souhaitant pas rejoindre le Pakistan. L’option d’un État indépendant semble plébiscitée par la population. Nehru propose alors un référendum d’autodétermination et l’essentiel du Cachemire reste sous domination indienne après le transfert du pouvoir. Le vote n’a jamais lieu. La population est privée de son droit à l’indépendance depuis lors. Plusieurs guerres avec le Pakistan sont suivies par des décennies d’occupation militaire pour lesquelles le Congrès porte l’essentiel des responsabilités. Le Cachemire indien est une région sans policiers car les tâches de répression sont prises en charge directement par l’armée écrasant la population par ses multiples exactions. Depuis 1990, plus de 10 000 disparuEs sont dénombrés.
Le BJP a réussi à aller plus loin encore. Depuis plus de 150 jours, les communications du Cachemire avec le reste du monde sont coupées. Des images et témoignages filtrent, mais la population doit faire des dizaines de kilomètres et des heures de queue pour avoir le droit à une minute d’appel téléphonique avec l’extérieur. Les 650 000 militaires (pour une population de 12 millions) déjà présents sur place ont reçu des renforts. Les articles 370 et 35A de la Constitution indienne, visés de longue date par les nationalistes du RSS, car restreignant les possibilités d’achat de terres et de colonisation démographique du Cachemire, ont été abolis. Les politiciens locaux, y compris les plus liés à l’appareil d’État indien et les plus corrompus, ont été arrêtés. S’il est, très certainement, trop tôt pour faire le bilan des crimes récents de l’armée indienne, la population ne semble pas avoir été soumise.
Ayodhya, l’antiquité mystique au 21e siècle
Parmi les actes de l’extrême droite hindouiste, la mobilisation, en décembre 1992, de 150 000 émeutiers pour la destruction de la mosquée de Babri en ruines à Ayodhya a fait date. Cette provocation a entraîné des violences dans tout le pays (au moins 2 000 morts) et accéléré le cycle des affrontements. Datant du 16e siècle, cette mosquée aurait été construite sur un lieu saint de l’hindouisme. Le conflit, datant de la fin du 19e siècle, a connu une nouvelle actualité à l’Indépendance, puis a été utilisé électoralement par les uns et les autres. Il marque la scène politique indienne depuis 35 ans.
En novembre dernier, la Cour suprême indienne a statué que l’espace où avait été construite la mosquée reviendrait aux hindouistes en autorisant la construction d’un temple sur le site. Le Congrès a suggéré soutenir cette construction. Modi a comparé l’évènement à la chute du Mur de Berlin.
L’embrasement du Nord-Est comme laboratoire ?
Un recensement de la population dans l’Assam1, lancé par le Congrès il y a 15 ans, a été élargi par le BJP, avec l’objectif explicite de s’attaquer aux migrantEs musulmans du Bangladesh. Des migrantEs que le ministre de l’Intérieur Amit Shah qualifie de « termites ». Dans un espace aussi fragmenté, où vivent des dizaines de populations en conflits larvés ou directs, tous les types de violences sont susceptibles de se développer sur des bases religieuses, mais aussi linguistiques ou ethniques et de s’étendre au reste de l’Inde où ont migré certaines de ces populations.
33 millions de personnes ont dû prouver, documents à l’appui, que leurs ancêtres étaient indiens avant 1971, c’est-à-dire avant les horreurs de la guerre d’indépendance du Bangladesh et les flux de population ayant suivi. Des situations surréalistes se sont multipliées, comme celle de Mohammed Anuwar Ali : cet homme de 102 ans, trentenaire au moment de l’Indépendance, a dû prouver qu’il était indien, forcé comme les milliers d’habitantEs de son village de vendre ses biens dans l’urgence pour payer le voyage dans un centre administratif situé à plusieurs centaines de kilomètres de son village.
Près de deux millions de personnes ont été mises « hors listes » : plusieurs centaines de milliers de musulmans, mais plus d’un million d’hindous. Essentiellement pauvres, les populations concernées risquent de perdre, outre leur droit de vote, leurs droits les plus élémentaires. Alors que de multiples camps d’internement sont en construction, leurs capacités semblent trop faibles devant les folies d’une telle politique.
Chris Miclos
- 1. L’Assam est le principal État du Nord-Est de l’Inde, une région située entre le Bangladesh, la Birmanie et la Chine. Culturellement éclatée avec des dizaines de peuples ou de tribus et des centaines de langues différentes du reste du sous-continent, la région a été soumise à une colonisation spécifique où les Bengalis ont servis de relais aux Britanniques. Les populations se sont soulevées après 1947. Elles ont été écrasées par des forces militaires et paramilitaires, et certaines élites intégrées.