Un processus de fragmentation de l’Union européenne semble s’engager du fait de l’incapacité des gouvernements à s’accorder.
D’emblée, le processus de rapprochement des États de l’Europe de l’Ouest initié en 1957 a été conçu comme irréversible. Les six États originels (Allemagne de l’Ouest, France, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) forment d’abord un « Marché commun » mais leur projet vise à englober d’autres États et d’autres politiques pour aboutir, selon les conceptions, à une fédération européenne ou bien à une confédération (dans ce cas les États membres auraient conservé un plus grand rôle).
Progressivement, l’édifice englobe de nouveaux États (28, 27 depuis l’annonce du Brexit) et s’approfondit avec la mise en place de politiques communes (comme la PAC, politique agricole commune), d’un marché unique d’inspiration néolibérale en 1986 et de l’euro en 1992. Certes, tous les pays membres ne sont pas dans la zone euro mais c’est l’objectif : le traité de Maastricht oblige les États de l’UE à adopter l’euro dès qu’ils respectent certains critères monétaires et budgétaires (le Royaume-Uni et le Danemark ont cependant obtenu le droit de rester en dehors).
Enlisement
À partir du milieu des années 2000, le processus commence à patiner. Certains des nouveaux États membres décident de ne pas adopter l’euro (la zone euro est donc limitée à 18 membres), tandis que les nouvelles politiques communes sont plus difficiles à mettre en place. Signé en décembre 2007, le traité de Lisbonne prévoit donc une procédure de coopération renforcée, ce qui permet à des États membres d’approfondir leur intégration même si les autres ne le veulent pas. Mais elles n’ont été utilisées que trois fois en quinze ans, sur des sujets non prioritaires. Ainsi, la Commission a proposé d’en lancer une pour harmoniser l’impôt sur les sociétés : il s’agit de contourner l’opposition d’États comme l’Irlande ou le Luxembourg… mais c’est un échec (car la France et l’Allemagne n’arrivent pas à s’accorder).
Les gouvernements sont encore capables de faire leur unité pour mettre en œuvre l’austérité : le pacte budgétaire européen (TSCG) est signé en 2012 afin de renforcer la surveillance budgétaire au sein de la zone euro. Ils s’accordent également pour pressurer la Grèce. Mais pour le reste, c’est l’impasse. Les États membres n’arrivent pas à avancer tous ensemble et ceux qui veulent avancer indépendamment des autres n’arrivent pas à se mettre d’accord. En arrière-plan, les peuples sont de plus en plus sceptiques face à une Europe qui semble se réduire à une mécanique austéritaire.
« À plusieurs vitesses »
Dans ce contexte et alors que s’engage le Brexit, la Commission et les « grands » États européens (Allemagne, France, Espagne et Italie) ont commencé à réfléchir à une « Europe à plusieurs vitesses » : c’était l’objectif d’une réunion organisée début mars par François Hollande afin de promouvoir une espèce d’avant-garde européenne avançant sans se laisser freiner par les autres États, notamment en matière de défense et de fiscalité. À peine exposée, cette logique s’est heurtée à une révolte des pays d’Europe centrale et orientale, notamment la Pologne, qui s’inquiètent d’être déclassés comme membres de seconde zone de l’Union. Ils ont obtenu que le projet de déclaration destiné à être adopté à Rome pour le 60e anniversaire du traité fondateur ne fasse pas mention de ce sujet...
Mais le ver est dans le fruit. Les bourgeoisies s’avèrent de plus en plus incapables de construire une Europe unifiée et crédible aux yeux des peuples. En l’absence d’une alternative internationaliste crédible, nationalistes et souverainistes de tout poil marquent des points. Cela montre la fragilité d’un projet de construction fondé sur le primat du marché et une logique où on prétend réglementer dans le détail certains sujets (jusqu’aux dates de chasse à la palombe...) en se refusant à avancer sur des sujets essentiels, comme par exemple un SMIC européen.
Les anticapitalistes doivent cheminer sur un chemin de crête : ne cautionner en rien des traités européens qui ne conduisent qu’à la catastrophe sociale et à l’impasse, sans reprendre d’aucune façon la musique – de plus en plus tonitruante – des nationalistes.
Henri Wilno