Publié le Samedi 11 février 2017 à 08h16.

Campagne Mélenchon : un projet de réorientation populiste de la gauche française ?

Abandon des notions de classe et de toute référence au socialisme, éloge du « peuple » opposé à l’« oligarchie », nationalisme cocardier exacerbé… En dépit d’aspects apparemment radicaux, la campagne de la « France insoumise » marque une rupture avec les meilleures traditions du mouvement ouvrier et de la gauche.

 

L’orientation de la campagne 2017 de Jean-Luc Mélenchon est bien différente de celle qu’il avait menée en 2012. Du point de vue de la forme, elle ne s’est pas construite selon un processus de rassemblement politique, comme cela avait été le cas en 2012 dans le cadre du Front de gauche, mais par une démarche très personnalisée d’appel au peuple qui, tout en revendiquant « la fin de la monarchie présidentielle », s’est pleinement inscrite dans la logique gaullienne de la Ve République.Cette forme renouvelée s’accompagne de profondes transformations de fond, dans la mesure où Mélenchon s’attache à répondre à la désorientation du « peuple de gauche » en lui proposant d’emprunter la voie du populisme. De ce point de vue, sa campagne 2017 ne constitue pas un simple aggiornamento des orientations du mouvement ouvrier, mais semble bel et bien relever d’un projet de rupture majeure avec l’histoire de la gauche française.

L’adieu à la gauche ? Le caractère le plus visible de la réorientation impulsée par Mélenchon ressort des efforts qu’il a déployés pour prendre ses distances avec les traditions du mouvement ouvrier. Le choix des couleurs de la campagne en a donné le ton, puisque Mélenchon a opté pour le bleu et l’orange, établissant ainsi une forte rupture symbolique avec le rouge traditionnel des organisations ouvrières. Tout aussi révélatrice est l’adoption comme logo de sa campagne du phi, autrement dit d’une lettre de l’alphabet grec qui constitue un marqueur social d’autant plus éloigné de la faucille et du marteau que Mélenchon propose d’y voir « un symbole d’harmonie »1.La scénographie recherchée des meetings de la campagne 2017 est tout aussi emblématique. Mélenchon en a fait disparaître les drapeaux rouges des syndicats et des partis du Front de gauche, qui avaient été déployés en grand nombre dans les meetings de 2012. Il a aussi relégué au magasin des antiquités la traditionnelle tribune et son pupitre pour les remplacer par un décor de salon de café, dans lequel il déambule en ayant abandonné sa cravate rouge pour un col mao et son ton tribunicien pour celui de la conversation de comptoir. Plus symbolique encore a été la disparition de l’Internationale, puisque les meetings de Mélenchon ne se terminent désormais plus que par le seul chant de la Marseillaise.Cette mise au placard des vieux symboles de la gauche française se traduit sur le fond par une rupture avec les concepts du mouvement ouvrier. Le programme 2017 ne comporte ainsi aucune occurrence de termes d’origine marxiste comme « exploitation », « aliénation », « profit », « capital », « capitalisme » ou « socialisme ». La chasse au vieux vocabulaire du mouvement ouvrier a même été fatale à « l’écosocialisme », puisque Mélenchon a totalement abandonné ce terme, qu’il s’était pourtant approprié avec tambours et trompettes entre 2012 et 2014, afin de ne plus avoir à prononcer ce mot de « socialisme » dont il ne veut plus entendre parler.Ces transformations trouvent bien sûr leur expression la plus forte dans le refus de Mélenchon de se revendiquer de la gauche, ce qui constitue une rupture particulièrement importante pour un dirigeant politique qui avait fait le choix en 2008 d’intituler son organisation « Parti de gauche ». A la différence de 2012, Mélenchon a annoncé, dès son entrée en campagne, qu’il s’attacherait à « proposer une autre ligne de clivage que la gauche ou la droite »2. La lecture des 127 pages de son programme 2017 le confirme, puisqu’il ne comporte aucune occurrence du terme de « gauche », que le candidat de la « France insoumise » a visiblement décidé de reléguer au rayon des objets périmés.

L’avenir en commun, vraiment ?Publié au mois de décembre, le programme de la campagne 2017 a été intitulé « L’avenir en commun », utilisant un terme à double détente puisque le commun peut tout aussi bien renvoyer à la communauté nationale qu’à la communauté des biens. La lecture du programme ne laisse guère de doute sur l’interprétation à adopter, dans la mesure où il ferme clairement la porte à toute socialisation des moyens de production et s’attache à rassembler les classes sociales plutôt qu’à les opposer. De fait, le programme de Mélenchon ne comporte non seulement aucune allusion à la lutte des classes, mais le concept même de lutte en a été totalement évacué. Alors que le programme « L’Humain d’abord » de la campagne de 2012 utilisait les termes de « lutte » ou « lutter » à trente reprises, « L’avenir en commun » ne l’utilise qu’en une seule occasion… lorsqu’il explique qu’il faut « lutter contre les causes des migrations » !Tout au long de son programme, Mélenchon s’adresse en fait à une très large palette de catégories sociales, puisqu’il se donne successivement pour but de défendre les salariés, les ouvriers, les employés, les paysans, les retraités, les personnels de santé et les enseignants, mais aussi les familles, les classes moyennes, les artisans, les indépendants, les commerçants et mêmes « les chefs de petites entreprises ». « L’avenir en commun » s’attache à ne pas opposer patrons et salariés, expliquant par exemple que le recrutement de nouveaux inspecteurs du travail répondrait aux besoins à la fois des salariés et de leurs patrons, dans la mesure où elle serait aussi utile à « la protection de l’emploi et des salariés » qu’à « l’assistance juridique aux PME ».En se réclamant des travaux d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui proposent de remplacer les vieilles oppositions de classe par une nouvelle fracture entre « le peuple » et « l’oligarchie »3, Mélenchon se propose d’introduire les grilles de lecture du néopopulisme. Tournant le dos aux logiques de classe, il veut rassembler le « peuple », une catégorie particulièrement large dans laquelle il inclut les classes populaires, les classes moyennes, mais aussi les professions libérales et le petit patronat, en lui opposant deux ennemis. Le premier est qualifié de « caste », un terme qui dans le discours de la « France insoumise » renvoie en général au monde médiatique et politique, dont Mélenchon est pourtant l’un des principaux acteurs depuis maintenant 30 ans. Le second, aux contours encore plus flous, est désigné par le terme d’« oligarchie financière », ce qui permet à Mélenchon de reprendre la vieille fable réformiste qui oppose un bon capitalisme productif à un mauvais capitalisme financier, comme si la finance ne constituait pas l’un des visages que prend le capital productif dans le procès de fabrication de la plus-value. Ces attaques très vives contre la « caste » et une « oligarchie financière », dont on peine à voir précisément le visage, permettent à Mélenchon de ne pas s’attaquer aux patrons. Il s’est d’ailleurs adressé à eux à plusieurs reprises, par exemple le 9 septembre dernier, pour les « Assises du Produire français », pour leur proposer de se « rendre utile au pays et aux objectifs communs que nous tracerons à la patrie »4. Cette orientation se retrouve dans son programme et ses déclarations, puisque Mélenchon ne cesse de préciser qu’il ne menace en rien les intérêts des entreprises françaises et se propose au contraire de « mobiliser l’argent pour financer les petites et moyennes entreprises et la création d’emploi ». Mélenchon semble avoir même fait des dirigeants des PME l’une de ses cibles électorales, puisqu’il prend leur défense en se proposant de leur donner plus de poids dans les élections du Medef ou encore de leur ouvrir le bénéfice du régime général de la Sécurité sociale.

Le repli national, comme débouché du mouvement social ?Comme tout projet transclassiste, ce programme de large rassemblement social s’accompagne d’une orientation fortement nationale, qui permet à Mélenchon d’opposer les bonnes PME bleu-blanc-rouge aux mauvaises multinationales étrangères. Cette orientation prend souvent la forme d’un chauvinisme délirant, lorsque Mélenchon explique par exemple que son « amour de la France est physique et pour ainsi dire charnel » ou encore lorsqu’il exalte la Marseillaise et « le sentiment amoureux que l’hymne national délivre et répand entre la chair et l’os »5. Elle peut aussi prendre un caractère scandaleusement xénophobe quand Mélenchon conclue son Hareng de Bismarck en souhaitant que « périssent l’Allemagne, son "modèle" et ses grosses bagnoles plutôt qu’un seul instant à table avec une poularde à la peau craquante, un roquefort correctement moisi et un bon verre de rouge à la robe légère »6. Elle s’exprime surtout dans la conviction qu’au-delà de la « caste » et de « l’oligarchie », l’ennemi principal est à l’extérieur et que « la souveraineté est le fondamental de la société humaine »7.Si ces dérives sont anciennes, la campagne 2017 leur a toutefois donné le contenu politique qui leur manquait, puisque tout le programme de Mélenchon s’organise désormais autour d’un projet de repli national. Le fait est particulièrement évident en matière économique, puisque la principale proposition de Mélenchon est d’instaurer un protectionnisme qui, tout en se réclamant des principes solidaires de la charte de La Havane, ne prend que la forme concrète d’une politique de mise en place de barrières douanières et de contrôles aux frontières.Cette orientation se retrouve dans le programme écologique de Mélenchon, qui se propose de lutter contre la pollution en instaurant des taxes aux frontières, mais aussi dans son projet de lutte contre la fraude fiscale qui ne se décline guère que par des mesures de contrôle des flux de capitaux, ou encore dans sa politique industrielle qui l’amène à proposer d’« instaurer un protectionnisme pour favoriser le développement d’Arianespace ». Elle prend enfin un visage inquiétant en matière d’immigration, puisque si Mélenchon propose de régulariser les sans-papiers, du moins lorsqu’ils ont un emploi, son projet s’attache surtout à arrêter les flux migratoires, voire même à les inverser quand il propose « un programme pour l’aide au retour des réfugiés qui le souhaitent ».Cette logique de repli national amène Mélenchon à des positions pour le moins problématiques en matière de politique extérieure. Si l’on ne peut que souscrire à sa critique de l’alignement de la France sur les Etats-Unis, il est inquiétant de le voir proposer de « restaurer l’indépendance de la France », faisant ainsi sienne une formule popularisée par l’extrême-droite. Particulièrement problématique est sa volonté, maintes fois répétée, de réorienter la diplomatie française de façon à ce qu’elle analyse le monde « à travers notre point de vue, celui des Français et des intérêts de la France »8. Ce principe l’a amené à de nombreux dérapages, comme on l’a vu récemment lorsqu’il s’est réjoui de devoir traiter avec Trump, en expliquant que puisqu’il « prétend se situer sur la base des intérêts des Nord-Américains, donc il comprendrait parfaitement que je me situe strictement sur le point de vue des Français »9.C’est aussi en fonction « des intérêts de la France » que Mélenchon pense sa politique européenne, ce qui est d’autant plus regrettable que le candidat de la France insoumise part pourtant en la matière d’une juste critique de l’Union européenne, lorsqu’il explique dans « L’avenir en commun » qu’il faut « sortir des traités européens qui nous font obligation de mener des politiques d’austérité ». Toutefois, au lieu de combattre l’Union Européenne pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une Europe du capital dont les traités s’attaquent frontalement aux intérêts populaires, Mélenchon s’attache à transposer cette question éminemment sociale sur un plan national, en opposant « la souveraineté du peuple français » à « l’Europe allemande ». De la juste critique de l’Europe du capital, Mélenchon glisse alors très vite vers des positions ouvertement souverainistes, qui l’amènent à se poser en défenseur de « l’indépendantisme français » ou à affirmer que « nous sommes entrés dans l’ère de l’Europe allemande et ce n’est pas compatible avec la liberté des Européens ni avec l’indépendance de la France »10.Tout aussi problématiques sont les formules chauvines de Mélenchon, qui reprend les vieux discours du colonialisme français en s’ébahissant par exemple qu’avec « 11 millions de km2 de surface maritime, la France est le deuxième géant maritime mondial, presque à égalité avec les États-Unis »11. Mélenchon n’hésite pas non plus à renouer avec les fantasmes de l’impérialisme français pour affirmer que la France est une « nation universaliste » qui a vocation à « s’étendre sans fin (…) du point de vue des principes qui l’organisent et la régissent »12. On ne peut d’ailleurs qu’être frappé par la fascination que Mélenchon semble éprouver, sous couvert d’anti-impérialisme, pour les régimes nationalistes. Elle l’amène à proposer que la France établisse une nouvelle alliance, qu’il qualifie sans rire d’« altermondialiste », avec les pays des « BRICS »… autrement dit avec la Russie de Poutine, la Chine de Xi Jinping, l’Inde de Narendra Modi, le Brésil de Temer et l’Afrique du Sud de Zuma.

Feu de paille électoraliste ou réorientation populiste de la gauche française ?Mélenchon n’étant pas le premier candidat réformiste à surfer sur la vague pour élargir son électorat, il est légitime de se demander si son soudain attrait pour le populisme sera durable. Il est notable que Mélenchon ait déjà dû procéder à de nombreuses contorsions, comme cela a été le cas après ses déclarations sur les travailleurs détachés, qu’il a accusés de « voler le pain » des travailleurs locaux, ou ses propos sur Poutine qu’il s’est réjoui de voir « régler le problème » de la Syrie. Si de telles déclarations ont trouvé un écho dans un certain électorat, Mélenchon a aussi pu constater qu’elles avaient profondément choqué nombre de ses électeurs de 2012, ce qui l’a amené à engager de délicates opérations de rétropédalage pour rassurer les uns, en accusant « la caste » médiatique d’avoir déformé sa pensée, sans pour autant décevoir les autres, en se refusant à corriger et encore moins à retirer ses propos.Sous couvert de la rigidité politique qu’il affiche, Mélenchon est en effet capable d’une réelle souplesse, comme en témoigne la dernière version de son logo à la lettre phi, dans lequel la couleur orange a été suffisamment chargée pour qu’elle soit désormais assimilable à un rouge. Particulièrement caractéristique a été sa réaction au sondage publié le 5 janvier par l’institut Elabe, qui ne le créditait que 8 à 13 % des voix ouvrières et montrait que les ouvriers constituaient la catégorie socio-professionnelle la plus rétive à sa candidature. Sitôt ces résultats publiés, Mélenchon a improvisé trois jours à peine plus tard un déplacement à Tourcoing, où il a pour la première fois parlé de « classe ouvrière », avant d’annoncer son prochain déplacement à Florange le 19 janvier. Si ces virages tactiques montrent que Mélenchon peut modifier très vite son discours, il peut néanmoins sembler peu probable qu’il transforme substantiellement la réorientation stratégique qu’il s’est proposé de mettre en œuvre dans sa campagne 2017 et qu’il a longuement mûrie depuis au moins 2014.Ce constat est d’autant plus inquiétant que si Mélenchon n’a pas la moindre chance d’être élu président, il peut en revanche réaliser le gros score qui lui permettrait de se trouver en position de réorganiser autour de lui la gauche française, ce qui est à l’évidence son projet stratégique. Au vu de sa campagne, une telle perspective ne pourrait se faire qu’avec une réorientation populiste et chauvine de la gauche française, ce qui se traduirait par une renonciation à ses fondamentaux, tant en matière de lutte de classes que d’antiracisme. Ce contexte donne à la candidature Poutou une responsabilité toute particulière, puisqu’après que le PCF et Ensemble ! se sont malheureusement ralliés au candidat de la « France insoumise », il lui revient de proposer au monde du travail une tout autre perspective, en portant dans l’élection présidentielle l’étendard d’une gauche des luttes, fidèle à ses valeurs internationalistes et anticapitalistes.

Par Laurent Ripart