Cela fait maintenant plus de deux mois et demi que nous sommes mobiliséEs contre la réforme des retraites et ce mouvement ne cesse de nous surprendre par l’ampleur des manifestations et les rebonds qui le prolonge encore.
La possibilité de la victoire face au gouvernement est toujours là malgré des difficultés objectives, à condition que nous arrivions à combiner l’ensemble des modalités d’action pour converger dans un affrontement avec le gouvernement et le pouvoir.
Des modalités d’action diverses et qui se réinventent
Le marqueur principal de cette mobilisation est le nombre impressionnant de manifestantEs : 2 millions dès le 19 janvier, 3,5 millions le 7 mars au retour des vacances scolaires, encore 3,5 millions le 23 mars après l’usage du 49.3. Les manifestations aux flambeaux sont des moments assez exaltants de convergence et de solidarité. L’ambiance y est différente de celle des manifestations habituelles. Des rassemblements voire des défilés ont eu lieu dans des petites villes, significatives de l’ancrage profond de la colère populaire.
À plusieurs reprises nous avons frôlé la possibilité d’une grève reconductible dépassant les secteurs « habituels » (SNCF, éducation, transports…) sans réussir à passer ce cap. Pourtant, la grève existe, malgré le blackout médiatique, avec des secteurs plus fortement mobilisés et d’autres où il y a une sorte de grève tournante. La production de plusieurs barrages hydrélectriques a été coupée avec occupation nuit et jour des sites par les salariéEs. Des piquets de grève se sont tenus sur plusieurs sites d’incinération d’ordures en région parisienne et en province, comme à Toulouse par exemple. Ces piquets ont rassemblé des salariéEs du secteur mais aussi au-delà des militantEs, jeunes, étudiantEs, féministes venuEs apporter leur soutien, tisser des liens de solidarité, échanger sur des vécus très différents avec l’objectif de faire reculer le gouvernement. Dans le privé, les salariéEs alternent grève, congés, jour de récup, RTT, horaires décalés… pour venir aux manifestations. L’absence du lieu de travail pèse sur les activités de production même si ce n’est pas avec le même impact qu’une grève massive.
Dans de nombreuses villes, il y a eu des blocages : de voies rapides comme à Chambéry, de voies ferrées, des entrées de ville comme à Rennes, des ports comme à Rouen ou au Havre, de ronds-points, de zones industrielles ou logistiques… Ils sont le fait de militantEs syndicaux, politiques mais pas du tout en opposition avec la population ou les travailleurEs des sites. Ces blocages sont extrêmement populaires malgré les embouteillages et les retards qu’ils entraînent.
Des blocages aussi d’établissements scolaires : facs, lycées mais aussi collèges, comme à Montreuil, témoignant de la prise de conscience de l’urgence sociale et climatique dans la jeunesse. Enfin, des centaines de réunions publiques, assemblées, se sont tenues pour dénoncer la réforme, discuter des modalités d’action, des moyens de gagner.
Ce qui manque ce sont les cadres d’auto-organisation : assemblées générales sur les lieux de travail, de secteurs géographiques, interprofessionnelles… Il n’y a pas rien mais cela reste faible. Les enseignantEs du 1er degré se sont réunis à Paris, appelant à la reconduction. Gare de Lyon à Paris, des assemblées réunissent des militantEs de la SNCF ou de la RATP mais aussi d’autres secteurs : ça discute politique, ça s’enthousiasme, avec des actions comme l’envahissement des voies. Sans prétendre être un cadre d’auto-organisation, cette assemblée permet de discuter et d’agir pour construire le rapport de forces.
Ces multiples formes de mobilisation se combinent et n’apparaissent pas comme contradictoires mais au contraire plutôt complémentaires.
1995, 2003, 2010, 2016, 2019… 2023…
Le mouvement opère la synthèse des différentes modalités des mobilisations précédentes. L’idée des blocages des transports par la grève comme en 1995. Mais les restructurations profondes opérées depuis, l’évolution des statuts des agents, empêchent la reproduction du blocage total du pays qui avait abouti à une victoire partielle. En 2003, contre la réforme des retraites, les assemblées interprofessionnelles avaient fleuri un peu partout, rassemblant enseignantEs, cheminotEs, postièrEs, etc. Elles organisaient les tournées d’établissements pour étendre la grève, des opérations de distribution de tracts…
En 2006, le mouvement de la jeunesse contre le CPE (contrat de première embauche) obtint une victoire après plus de deux mois de mobilisation, des manifestations massives mais surtout par l’organisation du blocage de nombreuses universités, nouvelle forme de mobilisation.
En 2010 et plus encore en 2016, les difficultés à construire et étendre la grève au-delà notamment des cheminotEs avaient conduit les assemblées interprofessionnelles à mener des actions minoritaires. Elles rassemblaient les militantEs les plus déterminéEs ayant la préoccupation d’étendre la mobilisation. Pour certainEs dont l’objectif était restreint à des actions visibles sans que le fait qu’elles soient minorisantes et substitutistes ne les freinent.
Le mouvement des Gilets jaunes en 2018 a révélé l’écart qui existe entre le milieu syndical organisé et une grande partie de la population animée par une colère légitime et profonde. Les modalités d’action (occupation, blocage des ronds-points) marquaient la volonté d’un ancrage dans les territoires au plus près des lieux de vie et non des lieux de travail. Les assemblées générales, souvent très hostiles aux militantEs politiques et syndicaux, ont été des lieux d’expression de la colère, voire du désespoir de toute une partie de la population. La violence des affrontements a marqué la détermination face à une répression hallucinante.
Toutes ces expériences que l’on retrouve aujourd’hui tentent de proposer des cadres à toutes et tous : secteurs organisés, salariéEs précariséEs ou indépendantEs, du privé, sans-emplois, jeunes… De proposer des modalités qui correspondent aux différents niveaux de conscience : manifestations traditionnelles, journées de 24 h, grèves reconduites, actions symboliques, blocages, manifestations sauvages…L’adhésion ultramajoritaire de la population permet la combinaison de toutes ces formes sans opposition entre elles. La question reste : cela est-il suffisant pour gagner ?
Et maintenant ?
La victoire contre le gouvernement n’a jamais été aussi proche depuis des années. La durée de la mobilisation, le niveau des manifestations, la multiplicité des formes d’action marquent le niveau de l’enjeu bien compris tant du côté du gouvernement que de la population.
Que faudrait-il pour nous assurer une victoire ? Sans doute l’extension de la grève notamment dans le privé, l’intensification de la grève dans les secteurs mobilisés de manière intermittente. Devant ce constat, peut-on envisager de compenser, d’une certaine façon, par d’autres modalités, notamment la multiplication des blocages ? L’organisation actuelle du capitalisme, à flux tendu, avec des centres logistiques cruciaux présente une faiblesse que nous pouvons exploiter. Mais cela nécessite des militantEs disponibles, donc en grève et qui s’organisent pour le faire. On peut envisager des grèves tournantes : par exemple les conducteurs de train le mardi, les aiguilleurs le mercredi et les contrôleurs le jeudi. Là aussi cela suppose un niveau d’organisation de la lutte que nous n’avons pas atteint pour l’instant.
Une des clefs de la victoire dans cette bataille cruciale réside autour de la question de l’auto-organisation. Au plus près des travailleurEs, de la population, ce sont les seuls organes capables d’inventer en permanence de nouvelles modalités d’action, de permettre de dépasser les carcans des organisations, d’accélèrer les prises de conscience. Ils sont la démonstration de la force de la classe laborieuse dans ce système, de son rôle historique. Il est possible aujourd’hui de passer ce cap parce que la lutte a mué en un affrontement avec le gouvernement et avec Macron en particulier, qu’elle est devenue politique à l’aune du 49.3. Cela laisse aujourd’hui ouverte, après deux mois et demi de lutte, la possibilité de gagner.