Publié le Mercredi 12 mai 2021 à 11h05.

Le maillon faible des plateformes : le travail vivant

L'utopie réactionnaire d’une planification technologique capitaliste n’a pas aboli l’exploitation salariée, bien au contraire. Le complément nécessaire de cette observation est de constater les transformations présentes du prolétariat sans être prisonnier des catégories, utiles, mais qui trop souvent ne saisissent pas la spontanéité et le potentiel de ces nouvelles luttes. Plus récentes, plus jeunes aussi, ces nouvelles couches bousculent nos manières de penser.

Le potentiel de ces coalitions spontanées

Les résistances des livreurEs offrent une matière humaine riche d’enseignements, sur le plan international (Italie, Brésil, Grande-Bretagne) et local comme à Nantes. Puisqu’il s’agit du maillon vivant de la recomposition du capitalisme c’est en son sein que se concentrent beaucoup de tensions.

Nommons les maillons de cette chaîne de problèmes militants : le nouvel espace de travail, la reconstruction du rapport salarial, les modalités de luttes mêlant sans cloisonnement l’action politique et syndicale et enfin la réactualisation de pratiques militantes issues des pays d’origine de ces nouveaux prolétaires. Car les migrantEs constituent souvent la première ligne, majoritaire, de ces -« -partenaires des plateformes ».

Comment cela se traduit-il ? En reprenant les problèmes dans l’ordre, les résistances font apparaître des esquisses de solutions. Les livreurEs sont individualisés dans la ville, mais comme le signalait un des animateurs de la lutte à Nantes, « nous travaillons dans une usine sans murs » : il est possible pour les militantEs de rentrer dans cette usine ouverte, de fréquenter les spots, véritables salles de pause en plein air pour y créer des liens.

La reconstruction d’un statut salarié devient vite une évidence. Ce sont les questions de la prise en charge de la santé et des accidents, comme en Italie et en Espagne, qui ont été les points de départ des prises de conscience, avec le cas extrême d’Istanbul : 200 morts depuis le début de la pandémie. Le statut d’auto-entrepreneur exclut ces garanties relatives possibles sous le régime du salariat. De même les régularisations pourraient être facilitées par ce statut de salarié de fait.

Mais c’est la discussion sur ces salaires à la pièce, sous une forme déguisée, qui a permis de tracer des perspectives et de faire les différences entre les tenants des solutions individuelles et ceux d’une lutte collective. Les ambiguïtés du début de la lutte n’ont rien de surprenant. Pour ces canuts du 21e siècle, possédant parfois leur outil de travail, hésitant au début entre artisans sans capital et prolétaires individuels, le chemin d’une prise de conscience ne fut pas linéaire.

La résistance des livreurEs fait ressortir des problèmes plus larges qui vont du racisme et du harcèlement policier, à l’opposition aux arrêtés municipaux qui interdisent, comme à Nantes, le centre-ville aux scooters thermiques sous couvert d’écologie, et bien sûr la lutte contre les plateformes. La superposition des contraintes impose une pratique de luttes décloisonnées.

Des luttes combinées

Le statut précaire, la surexploitation que révèlent des horaires et des cadences infernales, l’absence de titre de séjour impriment un caractère particulier aux formes d’organisation. Les barrières de langue n’ont jamais été un problème insoluble, et les clivages par communautés ont été estompées et remplacés par des divergences d’orientation.

À part des expériences de syndicalisation limitée, notamment par la CGT ou le CLAP, l’essentiel des livreurEs, lorsqu’ils et elles militent pour leurs droits, pratiquent un dosage étonnant entre le travail militant illégal et légal. Le flicage électronique marche bien. Bien des collègues ont été bannis des comptes avec la géolocalisation des assemblées. La surveillance des loueurs de comptes et des référents des plateformes a imposé très vite un travail clandestin pour assurer la viabilité de l’auto-organisation. Les jours de grève ont été massifs mais rares car imposer localement un rapport de force vis-à-vis des plateformes est difficile, et les pressions sur les livreurEs très importantes. La tâche de l’extension est lente et à ce jour se fait via des contacts militants mais surtout communautaires hérités de solidarités antérieures. De fait l’urgence a été de trouver des alliéEs extérieurs, politiques, associatifs, des restaurateurs, des clients pour créer un rapport de force politique.

De même la lutte juridique, contre l’arrêté municipal et pour la reconnaissance du statut de salarié par les plateformes, est essentielle pour ces travailleurEs en lutte pour leur reconnaissance légale. Et cela pose bien des problèmes : créer un collectif, l’imposer dans des négociations avec la mairie, auprès des syndicats. Les livreurEs sont conscients des limites de la lutte juridique, comme le montre, à Nantes, le rejet de six recours juridiques au premier semestre 2021. Mais, comme l’a souligné un autre animateur de la lutte : « Il faut briser le silence, il faut nous rendre visibles ! »

Les défis militants

La question de l’organisation syndicale est un enjeu important, la lutte en Alabama des travailleurEs d’Amazon l’illustre en partie. La réorganisation du capitalisme produit ces nouveaux prolétaires mobiles dans des usines ouvertes et réactivent des pratiques anciennes de travail d’organisation, où la séparation traditionnelle de l’activité syndicale et politique s’efface. Alors lutte exemplaire ? Sans doute pas. Elle préfigure d’autres conflits transitoires sans délégués et structures stables. Mais elle illustre une nouvelle synthèse de pratiques. Le militantisme appris lors des expulsions de villages entiers pour installer des mines de bauxite, dans les universités contre des dictatures, dans les camps de rétention le long de leur périple se mêlent aux traditions d’ici. Et puis ces expériences se diffuseront car déjà, dès qu’ils le peuvent, ces travailleurEs rejoignent les cohortes du prolétariat dans l’agroalimentaire et ailleurs.