Publié le Mardi 7 octobre 2025 à 08h00.

Grève générale et contrôle ouvrier. Sur l’actualité de la pensée stratégique d’Ernest Mandel

Dans un exposé de formation, publié le 1er janvier 1974, Ernest Mandel explique sa théorie de la grève générale ainsi pourquoi et comment une grève générale, peut jouer un rôle stratégique de premier ordre dans le renversement de la dictature capitaliste. Il y développe dans ce cadre la place déterminante de l’auto-organisation ouvrière. En quoi cette contribution est utile aujourd’hui à l’épreuve de la situation en France, alors que le mouvement ouvrier n’arrive pas à enrayer les attaques de la contre-révolution néolibérale, enchaîne les défaites et peine à construire un rapport de force suffisant pour gagner ?

Les deux dernières grandes mobilisations sur les retraites en 2010 et 2023 se sont soldées par des échecs cuisants pour le camp des travailleuses et travailleurs. La dernière grande victoire sur ce terrain a maintenant trente ans... Cela entraine dans nos rangs des questions d’ordre stratégiques sur le type de mobilisation que l’on souhaite développer. L’expérience du mouvement de 2010 a montré que la multiplication de journées d’action ponctuelles, aussi réussies soient-elles quant à la participation, cumulées à des grèves sectorielles, ne suffit pas à faire céder le gouvernement sur le fond de la réforme. La mobilisation de 2023 a vu se combiner d’importantes manifestations et une faiblesse de l’auto-organisation, notamment de la grève. La manifestation ponctuelle, hebdomadaire (ou presque) est devenue la principale modalité de participation aux mobilisations interprofessionnelles. 

Depuis environ trente ans les manifestations occupent une place centrale dans les mobilisations alors même que la grève reflue de manière continue depuis les années 1970 et davantage encore depuis les années 2000. Nous sommes confrontés à une sorte de paradoxe : on a un rejet large de la politique du gouvernement qui produit des mobilisations de masse sur de nombreux terrains et en même temps une difficulté pour notre camps social d’avoir confiance en sa force, en sa capacité de gagner, ainsi qu’à se donner les armes pour y arriver. Et cela conduit de fait à éloigner de manière conjoncturelle la possibilité de construire une grève générale. Pourtant la grève reproductive mais également productive comme stratégie d’action essaime dans le mouvement féministe notamment depuis l’appel à la grève générale des femmes en Pologne en 2016. De « Nuit Debout » aux Gilets jaunes, d’occupations de places, de ronds-points en actions de blocage, d’actions de désobéissance civile en manifestations de masse, les mobilisations produisent des nouvelles générations militantes, participent de la reconstruction de la conscience de classe et à arracher des victoires ponctuelles, mais le rapport de force global reste insuffisant pour gagner. Il y a évidemment des explications multifactorielles mais l’absence de victoire significative sur le terrain semble à l’évidence liée à notre incapacité à bloquer le système efficacement. Peut-on réellement parvenir à tout bloquer sans une grève générale ? La mobilisation du 10 septembre «  Bloquons tout » réengage de fait le débat stratégique sur ce terrain. Mais au-delà, dans la perspective d’en découdre avec le système, comment une grève générale peut-elle faire reculer le pouvoir bourgeois, et même initier une séquence révolutionnaire de renversement du capitalisme ? La contribution de Mandel au-delà de son caractère formatif et pédagogique rappelle des éléments essentiels sur le rôle organique de la grève générale qui apparaissent indispensables dans la période. 

La dimension politique de la grève générale

Mandel s’inscrit dans la continuité des théoricien·nes marxistes qui ont posé des éléments incontournables relatifs à la grève générale, c’est-à-dire à un arrêt de la production (création de la valeur) et du transport (réalisation de la valeur) suffisamment massif pour mettre à mal le système capitaliste dans son ensemble dans un pays donné. Notamment que toute grève massive ne suffit pas à renverser le système capitaliste. Il reprend ainsi la thèse défendue par Engels dans sa polémique avec les anarchistes et la critique de la  grève économique  : « La partie essentielle de vérité de la critique marxiste de cette thèse de la grève générale syndicaliste-révolutionnaire est qu’elle sous-estime le problème du pouvoir politique et qu’elle croit qu’il suffit à la classe ouvrière d’arrêter le travail sur le plan économique et de reprendre la direction des entreprises sous son propre guide au niveau de la vie économique pour que la société bourgeoise s’effondre »1. Pour le dire autrement, nous appelons grève générale une grève massive qui remet en cause le pourvoir de la classe dominante. Mandel précise : « Une grève générale est objectivement politique, du fait qu’elle implique un affrontement avec la bourgeoisie dans son ensemble et avec l’État bourgeois, mais il n’est pas nécessaire qu’elle en ait conscience dès le départ  »2. Il s’appuie notamment sur 1936 pour expliquer que les occupations d’usines allaient bien au-delà des revendications économiques, exprimant une volonté d’émancipation, une analyse partagée avec Trotsky. Tout l’enjeu est d’arriver à transformer le caractère objectivement politique de la grève de masse en caractère subjectif : que les grévistes deviennent des sujets révolutionnaires.

La grève générale pose donc la question du pouvoir et Mandel lui donne une place primordiale dans le processus de transformation révolutionnaire. Il souligne la pertinence de l’analyse3 de Rosa Luxembourg notamment dans le lien qu’elle fait entre la grève de masse et la révolution : « La grève de masse est dans toutes ses phases et manifestations inséparable de la révolution ». Mandel, à la lumière de l’expérience de la potentialité révolutionnaire d’un mouvement de masse lors de la grande grève générale de l’hiver 1960-1961 en Wallonie,  approfondit cette pensée : « La grève générale est le modèle le plus probable de la révolution socialiste dans les pays impérialistes ».

En insistant sur le rôle politique et révolutionnaire de la grève générale Mandel renvoi à des considérant très actuels. Non seulement la théorie de la grève économique n’est pas morte mais une idée de séparation entre champ social et champ politique est largement entretenue par l’écrasante majorité des organisations syndicales, ou celles de la gauche réformiste. C’est-à-dire leur refus d’envisager une dimension politique à la grève sous-entendue comme une alternative au système, comme ce fus le cas dans le cadre des grèves de masse, en 1936 ou 1968. Cela va de pair avec le refus d’y défendre des réels cadres d’auto-organisation (où les grévistes décident et se coordonnent pour les dates suivantes, ainsi que la forme de la mobilisation) et de maintenir l’intersyndicale comme appareil dirigeant et/ou donner un débouché institutionnel au mouvement. Ce qui conduit à l’impossibilité de construire une grève générale active à savoir un niveau supérieur d’organisation, de contestation, ainsi que de renforcement de la cohésion de la classe ouvrière. 

Grève générale active, contrôle ouvrier et double pouvoir

Dans les Thèses sur Feuerbach, écrites en t45, Marx explique que c’est seulement par leur propre praxis, par leur expérience dans l’action, que les classes opprimées peuvent changer leur conscience, en même temps qu’elles subvertissent le pouvoir du capital. Comment la classe ouvrière peut-elle œuvrer pour elle-même ? Se débarrasser de l’hégémonie bourgeoise et s’émanciper ? Mandel traduit finalement cette idée de praxis émancipatrice dans l’expérience de la grève générale et notamment par le degré d’activité de la classe ouvrière dans la grève générale. Il dit à cet effet « c’est exactement à travers de grandes grèves politiques de masses, à travers des grèves générales que toute une fraction de la classe ouvrière, qui ne peut accéder à la conscience de classe par la voie individuelle de l’éducation et de la propagande, s’éveille ou se réveille cette conscience de classe, y accède et devient extrêmement combative »4. Il met en avant le rôle de la grève générale non pas seulement comme contestation de la domination des capitalistes mais aussi comme un outil d’auto-éducation et d’auto-organisation de la classe ouvrière, notamment par le biais du contrôle ouvrier. 

Mandel insiste dans cette logique sur le fait qu’une grève générale authentique est un processus. La grève constitue un moment de conscience de classe aiguë, où les travailleuses et travailleurs prennent conscience de leur force collective et de leur rôle dans la société : « L’idée d’une grève générale dirigée par un petit appareil, un petit état-major au sommet qui pousse sur les boutons, même s’il est composé des gens les meilleurs du monde du point de vue politique, ce n’est pas seulement une idée utopique, c’est aussi une idée profondément fausse du point de vue politique, du point de vue social »5

Mandel distingue à cet effet « la grève générale active » conçue comme un moment où les travailleuses et travailleurs ne se limitent pas de cesser le travail, mais deviennent actifs dans la gestion de la production et dans la construction d’un pouvoir ouvrier, notamment parce que ce type de grève implique une occupation des lieux de travail par opposition à une grève générale passive quand les salarié·es restent pour la grande majorité chez eux.

Évidemment il n’y a pas de séparation nette entre ces différentes réalités car la situation, le contenu et les formes de la grève peuvent évoluer rapidement, par la radicalisation d’un mouvement. Empruntant à Lénine  la citation de Von Puttkamer, ministre prussien de l’intérieur, « chaque grève recèle l’hydre de la révolution », Mandel ajoute que «  ce qui n’est que potentiel, présent en germe, dans une simple grève professionnelle, à tendance à s’exprimer plus nettement dès que la grève s’amplifie [...] et que la grève avec occupation passive évolue finalement vers la grève avec occupation active »6. Dès qu’elle atteint un certain niveau, la grève générale met en cause le pouvoir politique et pose la question de « Qui dirige la société ? » Et il devient donc indispensable de créer un double pouvoir pour gagner dans l’affrontement avec l’État bourgeois. « En poussant à des expériences de contrôle ouvrier, en généralisant le contrôle ouvrier, en généralisant la transformation de comités de grève en conseils ouvriers, nous transformons par cette intervention une situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire, nous servons de facteur de cristallisation, de catalyseur pour la naissance d’une situation révolutionnaire »7

Il définit un continuum stratégique où les comités de grève peuvent évoluer vers des conseils ouvriers transition accélérée par la création de structures auto-gérées qui transforme la grève générale en situation de double pouvoir, un embryon de démocratie socialiste. Le contrôle ouvrier, comme revendication transitoire, incarne pour Mandel cette stratégie pour proposer une transformation radicale de la gestion des entreprises. Ce n’est pas une fin en soi, mais un moment du processus révolutionnaire qui doit se lier avec la perspective d’un gouvernement des travailleuses et travailleurs posant la question du pouvoir de manière plus globale. Mandel pense l’auto-organisation, le contrôle ouvrier non pas comme une méthode de gestion des entreprises mais comme un programme de société qui fait partie intégrante d’une transformation socialiste démocratique. 

Mais il précise aussi que cette évolution de la grève générale vers une situation de double pouvoir, n’a rien d’automatique et est le produit d’une préparation. Parce qu’il n’y a aucune automaticité entre grève générale et prise du pouvoir à chaque étape, dans les organes d’auto-organisations, les prolétaires les plus avancés, les révolutionnaires doivent mener la bataille des idées, et disputer le pouvoir aux réformistes sous peine de voir ses embryons de démocratie socialiste se décomposer. L’influence, l’implantation du parti dans la classe ouvrière reste donc un élément clé. « Le facteur en dernière analyse décisif reste le camp qui prend l’initiative dans l’action. Prendre l’initiative dans l’action, même d’un jour, battre l’adversaire dans un moment décisif, cela change totalement les rapports de force. C’est là qu’on voit toute l’importance du parti révolutionnaire et du facteur subjectif pour changer le cours de l’histoire »8

La grève générale ou rien ?

L’objectif ici n’est pas de faire une analyse exhaustive de la pensée de Mandel sur la grève générale ou d’en faire un mantra. Mandel lui-même insiste sur le fait que la grève générale n’est pas un schéma universel qui peut être appliqué mécaniquement. Il s’agit plutôt de d’appréhender la pensée stratégique de Mandel à partir des réalités concrètes qui se posent aujourd’hui. Il confère à la grève générale un rôle centrale dans la stratégie de renversement du capitalisme affirmant de fait la place hégémonique du rapport salarial dans la société capitaliste et avec lui la centralité de la classe ouvrière. La grève et de surcroît la grève générale est ainsi le moment de remise en cause de ce rapport social dominant dans toutes ses dimensions. 

Depuis une quarantaine d’années environ, nous sommes confronté·es à une reconfiguration du prolétariat du sol au plafond et de l’organisation du travail par la contre révolution néolibérale. La modification des espaces et système de production : précariat, fragmentation de l’emploi, tertiarisation... Les prolétaires travaillent dans des établissements plus petits appartenant à des groupes de plus en plus gros, et pour la plupart mondialisés. Ils sont également de plus en plus éloignés des centres de décision et de pouvoir. Mandel a pensé sa théorie de la grève générale à partir d’un prolétariat largement concentré dans des grandes entreprises, dans le cadre de pays très industrialisés, ce qui rend largement plus efficient la capacité de penser et de créer du collectif. Les grèves générales de 1936 et 1968 se sont elles-mêmes développées autour des concentrations ouvrières. Aujourd’hui, la réalisation de la grève générale est objectivement plus complexe. Mais ce constat relatif à la physionomie du prolétariat, de la classe en soi, ne peut à lui seul servir d’explication à la remise en question de la grève générale comme élément stratégique central ou encore à nos défaites. La période des dites « Trente glorieuses » fait plutôt figure d’exception que de modèle d’homogénéité du prolétariat. La classe ouvrière du 19e siècle était elle-même extrêmement précarisée, hétérogène et le salariat n’était pas aussi nombreux qu’aujourd’hui. Pourtant c’est dans ce contexte compliqué que des syndicats de masse se sont construits, et que le mouvement ouvrier s’est largement structuré. L’obstacle ne peut donc être réduit à des éléments sociologiques car cela ne nous laisse fondamentalement aucune perspective ou moyen d’agir. C’est donc d’abord dans la décomposition du mouvement ouvrier, sa crise de direction, et les défaites successives, qu’il faut chercher la difficulté de la classe ouvrière à se penser comme sujet révolutionnaire et comprendre reflux de la conscience de classe. 

Chez Mandel la grève avec occupation, l’auto-organisation, le contrôle ouvrier occupent une place centrale dans la construction de la conscience de classe et au-delà dans la construction de la dualité de pouvoir. 

Or si des expériences d’auto-organisation existent aujourd’hui elles se situent souvent en dehors des espaces de travail et du mouvement ouvrier organisé. Les expérimentations dans le cadre des ZAD en sont l’expression la plus aboutie. L’occupation des ronds-points des places en sont aussi des formes ou des tentatives. Ces expériences que nous devons contribuer à construire recèlent des dynamiques anticapitalistes, participent de la progression de la conscience de classe, de la construction du rapport de force, unifient aussi le prolétariat disséminé, mais restent pourtant limitées dans leur potentialité, notamment par la faiblesse de leur affrontement direct avec le patronat et donc de la propriété capitaliste. 

La grève générale insurrectionnelle reste notre hypothèse stratégique principale. Cela veut dire que l’intervention sur les lieux de travail est centrale et elle se combine avec l’intervention dans les lieux de vie, d’étude... partout où la classe ouvrière s’organise. Il est possible que diverses formes d’auto- organisation territoriale (quartier, immeuble, espace public…) jouent un rôle plus important que dans le passé et, en lien avec les occupations sur les lieux de travail, constituent même une extension du contrôle ouvrier. Les blocages ou encore les manifestations de masses qui dominent les mobilisations aujourd’hui et qui sont souvent décorrélées des grèves de masse sont des points d’appuis qui participent à construire le rapport de force général mais font en réalité peu avancer le niveau d’auto-organisation des travailleuses et travailleurs. 

La question centrale reste sur le fond la conquête du pouvoir politique. Les grèves s’attaquent à la source du pouvoir de la bourgeoisie, au contrôle des moyens de production, à l’extraction de la plus-value. Quand elles se généralisent et deviennent actives, elles peuvent générer des espaces d’auto-organisation à même de constituer des alternatives au pouvoir bourgeois. Dans ce cas elles produisent un niveau d’affrontement sans équivalent, éprouvé historiquement, et à même de poser la question du pouvoir dans sa globalité. Comme le soulignais Trotsky9 « Au-dessus de la grève générale, il ne peut y avoir que l’insurrection armée ». C’est cette potentialité révolutionnaire, non automatique mais propre à la grève générale exprimée par Mandel qui apparaît fondamentale et encore d’une grande actualité aujourd’hui.

  • 1. Ernest Mandel, La grève générale, 1974 
  • 2. Idem 
  • 3. Rosa Luxembourg, Grève de masse, parti et syndicats, 1906.
  • 4. Ernest Mandel, op. cit.
  • 5. Idem.
  • 6. Ernest Mandel Autogestion, occupations d’usines et contrôle ouvrier, 1970
  • 7. Ernest Mandel, La grève générale, 1974. 
  • 8. Idem
  • 9. Léon Trotsky, Où va la France, fin mars 1935.