Publié le Dimanche 5 octobre 2025 à 12h00.

L’onde longue dépressive et ses issues possibles

Ernest Mandel a dédié une grande partie de ses travaux à appliquer les concepts et catégories de Marx au système capitaliste tel qu’il a émergé de la Seconde Guerre mondiale. Alors que le « marxisme occidental » était réduit par le stalinisme à proposer des exégèses philosophiques sophistiquées, mais largement inopérantes, du Capital1, il choisit de reprendre le fil de la critique de l’économie politique. 

Mandel s’est attelé à la fois à démontrer la validité des lois fondamentales découvertes par Marx, à la lumière des connaissances scientifiques les plus récentes, et notamment l’inévitabilité des crises périodiques alors que le monde occidental connaissait une période d’expansion qui semblait sans fin, et à mettre à jour les mécanismes et contradictions du capitalisme propres à son nouveau stade de développement historique.

Il en a résulté deux ouvrages majeurs : son Traité d’économie marxiste et Le troisième âge du capitalisme2. Malgré le travail colossal que représentent ces deux livres, et leur audience considérable à une échelle internationale, l’apport à l’analyse économique marxiste qu’il considérait le plus important consiste en sa théorie des ondes longues du développement capitaliste. Cette dernière n’occupe qu’un chapitre du Troisième âge mais Mandel y a consacré un livre spécifique quelques années plus tard. Editée en anglais en 1980, sa troisième œuvre majeure n’a été traduite en français qu’en 20143. Il nous a légué avec elle des clefs de compréhension précieuses de la période dans laquelle nous nous trouvons et de ses issues possibles.

La théorie des ondes longues

Dans l’œuvre de Marx, les crises périodiques sont approximativement décennales et liées au renouvellement du capital fixe (les machines, les bâtiments…). Mandel comprend que la fin de l’expansion de l’après-guerre, qu’il pronostique4, n’est pas de cet ordre, mais marque la fin d’un cycle long et l’entrée dans une nouvelle période. Il repart des débats et questionnements de l’entre-deux guerres laissés en suspens par la glaciation stalinienne : les articles et conférences de N.D Kondratieff, la polémique de Trotsky avec ce dernier, les travaux de J. Schumpeter. Comme ces derniers, Mandel constate que l’histoire du mode de production capitaliste depuis la révolution industrielle est marquée par une alternance entre des grandes périodes où la tendance est à l’expansion et des grandes périodes où la tendance est récessive. Les variations du taux de profit en sont en quelque sorte le sismographe. Il qualifie ces périodes « d’ondes longues » plutôt que de cycles, car leur alternance n’est pas mécanique. Il insiste en particulier sur l’absence de symétrie des retournements. Le passage de la phase expansive à la phase récessive est endogène, car il résulte des contradictions inhérentes à l’accumulation capitaliste. Mais à l’inverse la sortie de la phase dépressive n’est pas garantie, elle résulte de chocs exogènes (au premier rang desquels figure les résultats de la lutte des classes, les révolutions et contre-révolutions, les guerres…), ou en tout cas partiellement indépendants des lois de l’économie capitaliste, qui reconfigurent l’environnement social et institutionnel. Les révolutions technologiques font partie de ces « variables partiellement indépendantes »5 : la tendance à la recherche fondamentale ou à la mise en application des découvertes scientifiques peut être accélérée ou freinée par les anticipations de profit, mais la possibilité qu’une innovation se généralise et soit appliquée à des pans entiers de l’économie (électricité, moteur à explosion) dépend de ses caractéristiques propres. La démarche de Mandel consiste donc à intégrer l’histoire pour rendre compte de l’économie réellement existante, chaque onde longue constituant une période historique spécifique : la première onde longue est celle de la révolution industrielle et des révolutions bourgeoises, la seconde celle du capitalisme de libre concurrence, la troisième celle de l’impérialisme, la quatrième celle du capitalisme tardif. 

Mandel met en évidence les moteurs de l’onde longue expansive de l’après-guerre — l’augmentation du taux de plus-value induite par les économies de guerre, l’accélération de l’innovation technologique et du renouvellement du capital fixe, sous-tendue par la course permanente à l’armement, l’introduction de techniques de planification dans l’économie capitaliste — et les contradictions qui amènent à sa fin : les taux de croissance exceptionnels provoquent une diminution de l’armée de réserve (les chômeurs) et une hausse des salaires qui mine le taux de profit, l’augmentation des dépenses militaires et les politiques de relance provoquent une inflation larvée qui désorganise le système et appelle en retour des politiques déflationnistes (gel des salaires et des dépenses publiques) qui étranglent la croissance. Il assiste à la mise en place du néolibéralisme, action consciente des classes dominantes des pays capitalistes avancés pour restaurer le taux de profit. 

Le néolibéralisme, cinquième onde

Mandel meurt en 1995. Le mur de Berlin est tombé et l’Allemagne est réunifiée, la restauration du capitalisme est à l’œuvre dans les pays de l’ex-URSS, de même que la réintégration de la Chine dans le marché mondial. Alors qu’il est témoin de ces processus majeurs, il n’y accorde que peu de place dans ses derniers écrits. Dans un texte « Le débat sur les ondes longues du développement capitaliste : un bilan intermédiaire » rédigé en 19926 et publié dans l’édition française de 2014, il n’entrevoit aucune perspective de sortie de la phase dépressive avant de nombreuses années. Il en avait pourtant énoncé les conditions avec lucidité : « Du point de vue technique, une nouvelle onde longue expansive qui élèverait significativement les taux de croissance au-dessus des niveaux moyens des années 1970, 1980 et 1990, exigerait une véritable explosion du taux d’accumulation, donc du taux de profit, ainsi qu’une extension tout aussi remarquable du marché ouvert aux marchandises capitalistes, au sens le plus général du terme »7. Avec le recul, il faut admettre que la contre-révolution néolibérale est parvenue à ses fins. Sur la base du reflux de la lutte des classes au niveau international et de la modification radicale du partage de la valeur entre capital et travail qui s’en est suivie8, ainsi que l’expansion du système capitaliste à l’ancien bloc soviétique et à la Chine, et la révolution technologique des microprocesseurs, les taux de profit ont été restaurés et une nouvelle onde longue expansive s’est amorcée. Pour surmonter la contradiction entre le gel des salaires nécessaire à la restauration du taux de profit et l’écoulement tout aussi nécessaire des marchandises produites, la tendance à l’endettement public et privé déjà présents dans l’onde longue précédente est poussée à son paroxysme. Les chaînes de production se développent au niveau mondial pour aller chercher main-d’œuvre et matières premières aux coûts les plus bas, les capitaux s’exportent pour trouver à se mettre en valeur hors des centres impérialistes. Toutefois, « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n’y parvient qu’en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières »9, et les réponses néolibérales portent en elles les germes d’une nouvelle dépression, plus aiguë que la précédente. Les exportations de capitaux vers les pays en développement ont conduit à l’apparition de surcapacités de production immenses dans certains segments de l’industrie tandis que l’endettement tous azimuts incite à la production de marchandises alors qu’il n’existe plus d’acheteurs en capacité de les payer. Ces contradictions débouchent sur la grande crise de 2007-2008, crise de suraccumulation et de surproduction au niveau mondial, même si elle éclate de manière spectaculaire dans la sphère financière. 

Le capitalisme pourrissant

La caractérisation de la phase néolibérale et sa place du point de vue de la théorie des ondes longues fait débat entre les économistes marxistes10, mais il existe un consensus pour qualifier la période post 2008 de longue dépression. L’Union européenne est en situation de quasi-stagnation. Si le capitalisme qui a émergé de la seconde guerre mondiale était « tardif », sa forme néolibérale est sénile, pourrissante. La phase expansive du néolibéralisme a été de moindre ampleur et de plus courte durée que celle de l’âge d’or post Seconde Guerre mondiale, pour un coût humain et écologique supérieur. La relance néolibérale de l’accumulation s’est faite au prix de la mise en place d’un chômage structurel, de coupes massives dans les services sociaux et de santé, de l’explosion des inégalités partout sur la planète, de l’accélération du changement climatique et de la sixième extinction de masse. Le seul maintien des taux de croissance anémiques que connaît actuellement l’Europe occidentale nécessite l’injection de masses sans cesse croissantes d’argent public. Les classes dominantes se radicalisent pour imposer les reculs sociaux qui sont le pendant de la mise sous perfusion du capital, et les libertés démocratiques bourgeoises se réduisent comme peau de chagrin. Sur le plan international, le triomphe de la mondialisation fait place au chaos géopolitique : « L’exacerbation des rivalités inter-capitalistes, le déclenchement de guerres commerciales et la montée du protectionnisme, ou l’apparition de blocs commerciaux semi-autarciques, sont étroitement corrélés aux périodes de longue dépression »11.

L'IA et les robots ne sauveront pas le système

Le système peut-il trouver les ressources pour amorcer une nouvelle onde longue expansive ? S’il faut se garder d’une réponse définitive, les obstacles au retournement sont majeurs. À la différence des années 1930, la crise de 2007-2008 n’a pas joué son rôle de purge du capital excédentaire, en raison du sauvetage des banques et des entreprises par les gouvernements. Le capital n’a plus de terrain d’expansion : le marché mondial est aujourd’hui pleinement constitué. L’industrialisation de la Chine, qui a tiré la croissance au niveau mondial pendant les années 1990 et la première partie des années 2000, est achevée au point qu’elle concurrence directement et surpasse les vieux pays impérialistes. Quant à la possibilité d’une nouvelle révolution industrielle, fondée sur l’intelligence artificielle, l’automatisation, la robotisation, les résultats plus que mitigés de la diffusion des technologies de l’information et de la communication plaident plutôt pour la négative. Les gains de productivité, sources de la plus-value relative, ont ralenti depuis la fin des années 1990 jusqu’à atteindre un niveau historiquement bas au point que des économistes tout à fait orthodoxes s’inquiètent de cette « stagnation séculaire »12. Mais surtout, parce qu’elles économisent en masse du travail humain, les technologies en question sapent le système dans son fondement : l’extraction de la survaleur à partir de la marchandise-force de travail. L’automatisation permet d’extraire plus de plus-value d’un travailleur, mais diminue le nombre de travailleurs employés. Et elle accentue l’autre contradiction fondamentale du système, celle de la réalisation (la vente des marchandises) : si les marchandises sont produites par des robots, il n’y a plus de salariés pour les acheter. Mandel envisage la possibilité du déploiement massif de ces technologies dans Les ondes longues du développement capitaliste et dans un texte de 1986, d’une actualité bluffante13. Il en conclut que leur mise en place ne peut être généralisée et que « La variante la plus probable sous le capitalisme, c’est précisément la longue durée de la dépression actuelle, avec seulement le développement d’une automation partielle et d’une robotisation marginale, les deux étant accompagnées par une surcapacité de surproduction sur grande échelle (une surproduction de marchandises), un chômage sur grande échelle, une pression sur grande échelle pour extraire de plus en plus de plus-value d’un nombre de jours de travail et d’ouvriers productifs tendant à stagner et à décliner lentement. Cela équivaudrait à une augmentation de la pression à la surexploitation de la classe ouvrière (en faisant baisser les salaires réels et les prestations de Sécurité sociale), en affaiblissant ou détruisant le mouvement ouvrier organisé et en sapant les libertés démocratiques et les droits de l’homme. » Anticipant l’ubérisation, il met également en garde contre la constitution d’une société duale, où toute une partie des prolétaires sont exclus du processus de production, relégués au travail informel, clandestin, domestique, ou à des formes de pseudo-indépendance qui les privent de la partie socialisée du salaire. 

Quelle issue ?

Si le salut du système ne viendra pas de l’IA et des robots, restent au capitalisme des moyens plus brutaux pour relancer l’accumulation. Le premier est l’augmentation de la plus-value absolue : l’augmentation de la durée du travail à salaire égal ou la réduction des salaires. Pour qu’elle soit d’une ampleur telle qu’elle ouvre la possibilité d’une nouvelle période d’expansion, alors que le néolibéralisme a déjà arraché aux travailleuses et aux travailleurs nombre de leurs conquêtes de la période précédente, cette élévation nécessiterait l’écrasement du monde du travail et de ses organisations. Ça n’est pas un hasard si les fascistes de tout acabit prolifèrent partout sur la planète et se proposent de remplacer le personnel politique bourgeois traditionnel pour mener ce projet à bien. Le second, souvent corollaire du premier, est la guerre. Les commandes d’armes par l’État, fondées sur l’endettement public et l’appauvrissement des travailleur.es, ne peuvent compenser indéfiniment l’absence de dynamique endogène du système, mais elles sont un moyen de mettre en valeur des capitaux qui ne trouveraient pas à s’employer de manière profitable14. Et, dans une situation où la plus-value extraite est insuffisante pour mettre en valeur la masse des capitaux employés, le réarmement finit par rendre « rationnel », aux yeux d’une partie des classes dominantes, l’aventure militaire pour tenter de s’accaparer ou de sécuriser des débouchés et des sources d’approvisionnement. C’est pourquoi, selon l’Institut de recherche sur la paix d’Oslo, la planète a connu en 2024 le nombre de conflits armés le plus élevé depuis 1946. La possibilité de guerres inter-impérialistes directes est envisagée par les états-majors. Sur une planète où prolifèrent les armes de destruction massive, un tel scénario équivaudrait à la ruine de la civilisation humaine. 

Mandel l’envisageait avec sérieux et angoisse à la fin de sa vie : « La conclusion stratégique qu’on doit déduire du danger d’extermination implicite dans les risques de guerre en présence des centrales nucléaires, c’est que la seule garantie réelle et définitive de la survie physique de l’humanité est la prise en main de toutes les usines et de tous les laboratoires capables de produire des armes lourdes par les producteurs eux-mêmes. C’est l’accord universel de ces producteurs pour cesser toute production de ces armes, et pour détruire immédiatement tous les stocks d’armes existants. Hier, le dilemme était : « Socialisme ou barbarie ». Aujourd’hui, le dilemme est devenu : « Le socialisme ou la mort ». C’est la motivation la plus profonde pour le communisme qu’on puisse imaginer. »

Contrairement à d’autres penseurs marxistes, il jugeait que la loi de l’effondrement inévitable du système était correcte15. L’existence des ondes longues n’invalide pas la tendance séculaire à la baisse tendancielle du taux de profit, qui constitue une réalité statistiquement observable et non un processus sans cesse contrecarré. Couplé à la tendance à la réduction du travail humain dans la production, à l’impossibilité pour le capitalisme de s’étendre sans fin d’un point de vue géographique et, il faut l’ajouter aujourd’hui, aux limites écologiques et climatiques16, cet épuisement progressif dessine la possibilité d’un effondrement du système capitaliste qui ferait tomber l’humanité dans la barbarie. Cette issue est malheureusement plus crédible que jamais, en témoigne le succès grandissant des dystopies, mais elle n’est pas certaine. Mandel opposait un déterminisme dialectique, ou paramétrique, aux conceptions mécanistes de l’économie et de l’histoire. Les lois du système créent plusieurs possibilités entre lesquelles ce sont des forces exogènes, ou « partiellement indépendantes » qui tranchent. Il n’y a pas de corrélation directe entre les ondes longues ou le niveau d’emploi/chômage et les hauts et bas de la lutte des classes, tout au plus peut-on établir que la période passée influe sur les conditions de la lutte ici et maintenant. « Pour Mandel, comprendre c’est déjà commencer à agir » a écrit Daniel Bensaïd17. La compréhension de la gravité de l’alternative devant laquelle nous sommes placé·es peut en effet être un puissant levier de radicalisation et de mobilisation en faveur du projet socialiste. Utilisons les concepts et travaux que Mandel nous a laissés pour la diffuser largement. 

  • 1. Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, 1977.
  • 2. Ou « capitalisme tardif » – spätkapitalismus — dans le titre de la première édition parue en allemand.
  • 3. Ernest Mandel, Les ondes longues du développement capitaliste – une interprétation marxiste, traduction française 2014.
  • 4. Ernest Mandel, L’apogée du néocapitalisme et ses lendemains, 1964.
  • 5. Ernest Mandel Variables partiellement indépendantes et logique interne dans l’analyse économique marxiste classique, 1992. Publié dans l’édition de 1997 du Troisième âge du capitalisme.
  • 6. Ernest Mandel, Le débat sur les ondes longues du développement capitaliste : un bilan intermédiaire, 1992.
  • 7. Ernest Mandel, Les ondes longues du développement capitaliste, op. cit.
  • 8. Michel Husson, La hausse tendancielle du taux d’exploitation. Contretemps Web, 11 février 2008.
  • 9. Karl Marx, Le Capital, livre III, tome 6, Editions Sociales, Paris, 1957, page 263.
  • 10. Pour Michel Husson, c’est la même onde longue récessive qui se poursuit depuis la fin des « trente glorieuses ». Lire son texte « La théorie des ondes longues et la crise du capitalisme contemporain »  publié en postface de l’édition française du livre de Mandel et accessible sur son site web.. Les mesure du taux de profit qu’il met en avant ont été critiquées par les marxistes anglo-saxons, et les données sur l’accumulation à l’appui de sa démonstration n’intègrent que les États-Unis, l’Europe et le Japon. L’approche défendue dans cet article est basée sur les travaux de Michael Roberts (lire, par exemple son article « Long cycles » sur son blog), des économistes marxistes grecs Lefteris Tsoulfidis et Persefoni Tsaliki (Classical Political Economics and Modern Capitalism. Theories of Value, Competition, Trade and Long Cycles, 2019), ou encore d’Esteban Ezequiel Maito (The historical transience of capital http ://gesd.free.fr/maito14.pdf).
  • 11. Ernest Mandel, Le débat sur les ondes longues du développement capitaliste : un bilan intermédiaire, 1992.
  • 12. Michel Husson, Stagnation séculaire ou croissance numérique ?, janvier 2016.
  • 13. Ernest Mandel, Marx, la crise actuelle et l’avenir du travail humain, mai 1986
  • 14. Ernest Mandel, Le troisième âge du capitalisme, chapitre 9 « Economie de réarmement permanente et troisième âge du capitalisme ».
  • 15. Ernest Mandel, Variables partiellement indépendantes et logique interne dans l’analyse économique marxiste classique, 1992
  • 16. François Chesnais, Le capitalisme a-t-il rencontré des limites infranchissables ? », Contretemps Web, 6 février 2017.
  • 17. Daniel Bensaïd, Le marxisme d’Ernest Mandel, février 1999.