Publié le Mercredi 14 octobre 2015 à 09h00.

« Certains individus sont dangereux pour la société. Mais la prison ne résout pas le problème »

Entretien. Suite aux événements de Saint-Ouen / L’Ile-Saint-Denis (braquage et fusillade) lundi 5 octobre et des prises de position et polémiques qui s’en sont suivies, nous avons demandé son avis à Laurent Mucchielli. Sociologue, directeur de recherche au CNRS, et auteur notamment de Sociologie de la délinquance (chez Armand Colin), il était aussi un des invités de notre dernière Université d’été.

Que penser de la polémique lancée par la droite et l’extrême droite sur la politique pénale mise en œuvre par Christiane Taubira depuis trois ans ?

Je voudrais d’abord sortir du registre émotionnel pour rappeler quatre réalités. 1) Il y a eu une erreur de jugement collective de la part des membres de la Commission d’application des peines qui ont accordé leur confiance (ici une permission de sortie de quelques heures, suite au décès du père de l’auteur de la fusillade) à quelqu’un qui ne la méritait pas. Mme Taubira n’y est évidemment pour rien. 2) Sur quelque 50 000 permissions de sortie accordées chaque année, le taux d’échec ou d’erreur est d’environ 0,5 %. Peut-on sérieusement dire que le système est mauvais ? Qui peut se vanter d’un taux de réussite de 99,5 % ? Le risque zéro n’existe pas en matière humaine. D’ailleurs, si cette erreur n’avait pas eu cette conséquence dramatique, si le coupable avait commis un braquage mais sans tirer sur des policiers, personne n’en aurait jamais parlé. 3) La loi qui régit le système des permissions de sortie n’a pas été modifiée depuis 2012, c’est la même que sous le gouvernement de droite précédent. 4) Depuis le retour des socialistes au pouvoir en 2012, le nombre de permissions de sortie accordées n’a pas augmenté, au contraire il a même baissé par rapport à la période Sarkozy.

Sachant tout cela, comment comprendre cette ridicule mise en accusation de Mme Taubira ? D’abord, elle est le bouc émissaire de la droite et de l’extrême droite quasiment depuis son arrivée au ministère de la Justice. Elle est de gauche, elle est une femme avec un fort caractère et beaucoup de répartie, elle a porté la loi sur le mariage pour les homosexuels et enfin, pour certains (ceux qui pensent que la France est « un pays de race blanche »), elle a la peau noire...

Ensuite, nous sommes entrés en précampagne électorale. Les socialistes étant au pouvoir, leurs adversaires profitent de tout ce qui leur tombe sous la main pour lancer la polémique avec un maximum de « buzz ». Et l’un des thèmes de prédilection de la droite et de l’extrême droite étant l’insécurité et le laxisme supposé de la justice, il n’est pas surprenant qu’ils l’enfourchent à chaque occasion. On se souvient de la campagne électorale de 2002 de l’équipe de Chirac, du discours de Grenoble de Sarkozy en 2010 ou encore de celui de 2011 après l’« affaire Laëtitia ». C’est un grand classique politique.

Enfin, tout ceci est ici amplifié par certains syndicats de police, les plus droitiers (à commencer par Alliance), qui s’empressent de tirer sur leurs cibles préférées : les gouvernements de gauche et la justice.

Du coup, la garde des Sceaux a annoncé sa volonté de réformer les sorties de détenus. Qu’en pensez-vous ?

Mme Taubira est sous pression politique et médiatique. Elle est mise en cause, on se retourne donc vers elle (y compris parfois dans son propre camp), elle se sent obligée de dire quelque chose. Et elle ne va évidemment pas dire qu’elle ne fera rien. Donc elle annonce une réforme. Là aussi, c’est écrit d’avance.

De façon plus globale, n’est-ce pas la question de l’incarcération comme unique réponse à la délinquance qui est ici plus ou moins en question ?

Dans un vrai débat, ce serait effectivement une des questions à poser. Mais le gouvernement est tétanisé par avance à la simple pensée de se faire accuser de laxisme par la droite et l’extrême droite. Il ne la posera donc pas. Pourtant le problème reste entier. Il est évident que certains individus sont dangereux pour la société. Mais il est tout aussi évident que la prison ne résout pas le problème. Dans bien des cas, la prison aggrave même la situation, compte tenu de son fonctionnement réel qui en fait trop souvent une zone de non-droit donnant le mauvais exemple, ainsi qu’un lieu où les délinquants renforcent leurs liens entre eux, risquant de s’aguerrir et de se radicaliser. Les raisons sont en partie matérielles, il faut savoir que la justice est le parent pauvre du service public en France. Si l’on cherche le scandale, on devrait aussi regarder de ce côté-là.

Propos recueillis par Manu Bichindaritz