Entretien avec le journaliste Mickaël Correia, auteur notamment d’« Une histoire populaire du football » (la Découverte, 2018).
Ce n’est pas la première fois qu’un grand événement sportif, de type jeux Olympiques ou Coupe du monde, suscite des polémiques, mais on a vraiment l’impression que cette compétition au Qatar cristallise énormément de choses, énormément de critiques : comment l’expliquer ?
C’est vrai que, si l’on compare par exemple avec la dernière Coupe du monde en Russie, avec un Poutine qui était considéré, peu de temps avant l’événement, comme le boucher d’Alep en Syrie, et où tout a semblé soudain oublié, il se passe quelque chose d’étonnant cette fois-ci. C’est comme tu le dis, il y a quelque chose qui se cristallise avec le Qatar. Pour moi il y a eu deux tournants : un tournant social et un tournant écologique.
Le tournant social, c’est la fameuse enquête du Guardian au sujet des 6 500 ouvriers morts sur les chantiers des stades de la Coupe du monde, qui a été un véritable choc pour beaucoup. Alors c’est vrai qu’il y a un peu d’hypocrisie car on peut être certain que pour les JO de Pékin il y a également eu énormément de morts, sauf que l’on ne savait pas du tout, vu comme le régime est verrouillé là-bas, combien il y a eu de morts, de personnes internées, de Ouïghours exploités… Mais voilà, l’enquête du Guardian a été un premier électrochoc, même si on peut remarquer que cela n’a pas forcément permis de parler de la globalité du problème des travailleurs migrants au Qatar (90 % de la population, près d’un million travaillant dans la construction).
Le deuxième électrochoc est plus lié à la question écologique. En quatre ans, cette question, notamment la question climatique, a beaucoup émergé dans les opinions publiques, notamment européennes. Et de ce point de vue, ce type de méga-événement fait de moins en moins sens, et d’ailleurs ça ne concerne pas que le Qatar, on le voit aussi avec la critique des JO 2024 à Paris qui est en train de se développer. Pour le Qatar, cela s’est notamment focalisé sur quelque chose de symbolique : les stades climatisés. C’est évidemment important mais c’est un peu comme pour les ouvriers morts sur les chantiers finalement, cela occulte d’autres choses : il y a sept des huit stades qui vont être climatisés et c’est évidemment une gabegie sur le plan écologique, mais en réalité la véritable horreur climatique est à chercher du côté de l’empreinte carbone de cet événement, dont on vient par ailleurs de constater qu’elle a été sous-évaluée, puisqu’on est plutôt à six millions de tonnes de CO2 qu’aux trois millions annoncées par la FIFA. Et en fait ce sont surtout les avions qui sont en cause, avec plus d’une centaine d’avions qui vont faire des allers-retours tous les jours, notamment entre les pays voisins et Doha.
Donc ces deux éléments ont contribué à cristalliser les choses, et à cela s’est ajouté ce qui se passe au sein du football depuis trois ou quatre ans. On est sur une fuite en avant, et j’insiste sur le mot, ce n’est pas une dérive, c’est une fuite en avant, dans le domaine de la marchandisation extrême du football. Et là on a atteint des points qui confinent à l’absurdité : huit stades dans une ville de 800 000 habitantEs, faire jouer les footballeurs en hiver, en plein milieu de la saison de football, tout cela est absurde… C’est une expression de là où en est le football industriel aujourd’hui : aseptisation du foot, répression des supporters, accaparement de la richesse par quelques grands groupes. Face à cela il y a une colère qui monte et qui s’exprime aussi par rapport à cette Coupe du monde, et cela se voit aussi dans les tribunes, du côté des supporters, avec dans de nombreux pays des banderoles « Boycott Qatar », ce qui montre que ce n’est pas seulement une critique surplombante venue d’intellectuels, mais aussi venue des stades.
Et il y a aussi la dimension corruption, au sujet de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar, avec quelques Français bien en vue d’ailleurs, dont un certain Nicolas Sarkozy ?
C’est vrai qu’en France cette dimension est présente, dans les autres pays je ne sais pas. Il y a effectivement Sarkozy qui est cité dans une affaire judiciaire ayant trait à l’attribution du Mondial au Qatar, Michel Platini aussi, et Zinedine Zidane, qui est ambassadeur du Qatar, ce qui a dégoûté énormément de gens, j’en fais partie. Concernant la France on peut aussi noter qu’il y a plus de 200 experts de la sécurité, des forces de police, qui se rendent au Qatar, avec un contrat signé sous Hollande, de partenariat pour gérer la répression policière. Quand on met ces différents éléments bout à bout, on peut dire que la France est quasiment co-organisatrice de cet événement au Qatar : elle a grandement aidé à l’attribution de la Coupe du monde, elle fait le porte-parolat avec des figures comme Zidane, et elle cogère la sécurité…
Et j’ajoute que tout cela met aussi en exergue la situation d’impunité des instances du football, de la FIFA qui continue à faire son business malgré toutes les affaires de corruption qui trainent depuis une dizaine d’années, avec notamment l’affaire Sepp Blatter [président de la FIFA de 1998 à 2015, mis en cause dans des affaires de corruption, pots-de-vin, etc.]. Et c’est la même chose au niveau de la France et de la FFF, avec les affaires qui sortent, entre autres de violences sexuelles, et cette impunité générale qui révolte les amoureux du football.
Et donc tu disais que chez les supporters, dans les tribunes, la colère s’exprime aussi, certains allant jusqu’à prôner le boycott ?
Oui, cela s’exprime. Cela peut se faire de manière très simple, avec une grande banderole « Boycott Qatar », que l’on voit fleurir un peu partout depuis un mois. Dans ce cas, il faut voir que c’est très lié au discours des supporters ultras, le discours anti-FIFA, avec le slogan « FIFA : mafia », et disons que la Coupe du monde au Qatar est une bonne occasion de donner corps à ce discours, en pointant du doigt la FIFA qui essaie de faire main basse sur le football.
Ce qui est également pointé, c’est la question du rapport de la FIFA aux régimes non démocratiques. La FIFA s’est toujours arrangée pour faire des événements de ce type, notamment des Coupes du monde, dans des régimes autoritaires, et on se souvient de cette déclaration de Jérôme Valcke, secrétaire général de la FIFA, qui disait en 2013 : « Un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde. »
Il y a donc cette critique qui s’exprime dans les tribunes, et il y aussi plein d’initiatives qui se mettent en place un peu partout en France, une sorte de contre-programmation, avec notamment de nombreux débats, là aussi à l’initiative de groupes de supporters. C’est intéressant de voir comment ce que l’on peut appeler, avec beaucoup de guillemets, le « peuple des tribunes », s’approprie cette question, dans les tribunes et dans d’autres événements à côté. On est bien loin de l’hypocrisie de certaines mairies, dans des grandes villes, qui expliquent qu’elles ne mettront pas d’écran géant, ce qui est un moyen commode et facile de se draper de vertu.
A fortiori Anne Hidalgo quand on pense aux liens PSG-Qatar…
Oui, il y a bien évidemment ça aussi…
Et si l’on se place, disons, du point de vue du Qatar… On sait qu’il y ait, de la part des Émirats, de l’Arabie saoudite, des monarchies du Golfe en général, une politique « offensive » de soft power pour vendre leur image à l’échelle internationale, notamment à destination des pays occidentaux : promotion du tourisme, recours à des influenceurs et influenceuses, etc. Quel rôle joue la Coupe du monde dans cette stratégie côté Qatar ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord commencer par rappeler que nous sommes en pleine crise énergétique. Et pour un certain nombre de pays, notamment la France, c’est difficile de boycotter le Qatar, qui est un des plus gros producteurs de gaz au monde. Récemment encore, l’Allemagne a signé un énorme contrat de fourniture en gaz avec le Qatar, niveau français on a Total qui a signé aussi un contrat pharaonique pour exploiter un des plus grands champs gaziers du monde… Donc on est déjà dans cette situation : aujourd’hui on a besoin du Qatar pour se fournir d’un point de vue énergétique.
C’est en réalité un long chemin qui a conduit à l’attribution de la Coupe du monde au Qatar, et à ce qu’elle se déroule effectivement là-bas. C’est une longue opération de séduction qui court depuis les années 2000, et encore plus 2010 : le rachat du PSG en 2011, du mécénat artistique, dans les grands musées notamment, des contrats énergétiques, les sphères des influenceurs Instagram, du soft power dans les quartiers populaires aussi… Et ça fonctionne.
Il faut voir que dans les critiques de cette politique du Qatar, il peut y avoir quelque chose de dangereux, avec en réalité de l’islamophobie, et le Qatar joue très bien là-dessus, en disant : vous avez un regard beaucoup trop européanocentré, ethnocentré.
Si l’on veut ancrer tout cela dans les dimensions géopolitique, économique, et même climatique, il faut comprendre que l’on est devant un tout petit pays, le Qatar, qui est un énorme producteur pétro-gazier, qui sait que, d’ici quelques dizaines d’années, ses réserves, notamment de gaz, vont être épuisées, et qui a donc besoin d’investir son capital dans des sources de revenus diverses. À ce titre l’Europe, et notamment la France, sont de véritables territoires d’investissement pour eux, et le Mondial sert à redorer le blason d’un pays anti-démocratique, autoritaire, en faisant passer ce message : nous sommes un État qui évolue, nous pouvons être de bons « business partners », donc ne fermez pas la porte à nos investissements, au contraire, ouvrez-la.
Propos recueillis par Julien Salingue