Entretien. 10 ans tout juste après les révoltes d’octobre-novembre 2005, nous avons demandé à Omar Slaouti, militant à Argenteuil (95) contre les violences policières et pour l’égalité des droits, de revenir sur le déroulement et de mettre en lumière ces événements.
Peux-tu rappeler les événements qui ont déclenché les révoltes de 2005, et quel est le rendu judiciaire de cette affaire 10 ans après ?
À Clichy-sous-Bois (93), le soir du 27 octobre 2005 à 18 h 12, Bouna Traoré, 15 ans, et Zyed Benna, 17 ans, meurent électrocutés. Leur ami Muhittin est lui gravement brûlé. Ces amis qui venaient de quitter un stade de foot voulaient échapper à un contrôle d’identité. La BAC les poursuit, ils pénètrent dans l’enceinte d’un transformateur EDF. La réplique d’un des policiers au central claque comme une condamnation : « Si ils rentrent sur le site EDF, je ne donne pas cher de leur peau ». Les policiers quittent les lieux sans faire appel aux secours. Pourtant le tribunal a jugé que ces policiers n’avaient pas connaissance d’un « danger certain et imminent ». La relaxe est prononcée. Pour la justice, il n’y a pas de victimes.
Depuis 35 ans, les révoltes dans les quartiers populaires sont toujours liées à la mort de jeunes en lien d’une façon ou d’une autre avec la police. La justice couvre toujours ces policiers. De Ferguson à Baltimore jusque dans les cités de France, c’est la même histoire.
Quelles furent les réponses du pouvoir face à ces révoltes ?
Le déni tout d’abord. Sarkozy et De Villepin déclaraient dès le lendemain que les policiers ne poursuivaient pas Zyed et Bouna. Dès le soir de la mort de ces deux jeunes, une répression policière violente et le lancement d’une grenade en direction de la mosquée de Clichy-sous-Bois en plein ramadan allument la mèche au baril de pauvreté et de mépris. Plus de 200 villes s’embrasent, et tout autant de politiques, intellectuels, journalistes, proposent une approche ethnicisante de ces questions sociales que sont le racisme et la pauvreté. Pour Finkielkraut, « ils ne sont pas pauvres, ils sont musulmans ». Pour d’autres comme Gérard Larcher, à l’époque ministre délégué à l’Emploi, le problème est à rechercher dans la polygamie ! De Villepin instaure l’état d’urgence, une loi de 1955 rédigée lorsque la France entrait dans la guerre d’Algérie, et dont le dernier usage avait été fait en 1984 en Kanaky. Cette répression exprime le sens politique du regard porté sur les habitants des quartiers populaires. Et elle constitue en même temps un champ d’expérimentation pour mater toute contestation sociale. Ces quartiers populaires sont des laboratoires.
Quelles furent les formes, dynamiques et limites de ces révoltes ?
Ces révoltes sont d’abord un sursaut de dignité : « Nos vies valent les vôtres ! ». Autre élément constant de ces révoltes, c’est qu’elles opposent à chaque fois les habitants des cités aux policiers et à personne d’autre. Enfin, la contagion à l’ensemble de la métropole et aux colonies françaises que l’on aurait tort d’ignorer, démontre le caractère systémique et structurel du racisme d’État. Plus personne après ces trois semaines ne peut ignorer la dimension politique des révoltes. On peut toujours chercher des limites au fait par exemple de brûler des poubelles, de lancer un projectile ou de déchirer une chemise. Mais dans bien des cas, c’est l’expression d’une contre-violence légitime et le début de la conscientisation d’une force collective autonome. La question est plutôt de s’interroger sur les limites des relais politiques pour soutenir ce type de mouvement. D’autant que le pouvoir fait tout idéologiquement et matériellement pour isoler, quadriller, et enfermer ces contestations. Il y a réussi jusque-là.
Quelles furent justement les actions et réactions des différentes forces du mouvement social et ouvrier ? Quelles conséquences sur les rapports entre quartiers et organisations de gauche et d’extrême gauche ?
Il y a eu bien sûr une opposition à ce couvre-feu de la part de la LCR qui en appelait à la désobéissance, ainsi que du PCF et des Verts, même si ces deux dernières organisations n’ont pas déposé de recours contre le décret Guy Mollet. La direction du PS, elle, l’approuvait, collant l’UMP le doigt sur la couture. Pour le reste, l’absence politique, même de la gauche radicale, dans ces quartiers en dit long sur son décrochage avec ces pans entiers de la population. Pourtant le Non au Traité constitutionnel quelques mois plus tôt venait d’enregistrer une forte participation dans ces mêmes quartiers, et quelques mois plus tard, les lycéens de ces quartiers étaient parmi les près de 3 millions de manifestants qui exigeaient le retrait du CPE. Pour toutes les organisations qui font de l’égalité une boussole politique, reste alors à comprendre et à intégrer comme essentielles ces luttes spécifiques contre les violences policières structurelles et les discriminations négrophobes, romophobes, islamophobes. Admettre enfin que l’auto-organisation de ces luttes est une condition nécessaire pour reconnaître les sujets politiques à part entière que sont celles et ceux qui subissent ces oppressions spécifiques.
Les violences policières, du harcèlement quotidien jusqu’au meurtre, sont l’expression concentrée d’un système de ségrégation. Quelle place particulière pour les violences policières dans ce système, et par conséquent dans les luttes des quartiers ?
Il y a eu une poussée sécuritaire presque ininterrompue ces trente dernières années, de la loi Peyrefitte de 1981 aux lois Sarkozy-Perben de 2002-2005, puis plus récemment la loi sur le renseignement, en passant par les lois Pasqua de 1986 et de 1993, Marchand de 1991, Debré de 1997 et Vaillant de 2001... De 2002 à 2008, ce ne sont pas moins de trois nouveaux textes sécuritaires par an qui sont votés. Chacun de ces textes a fait reculer les libertés pour tous. Mais plusieurs d’entre eux, ainsi que des déclarations politiques, ont fait en particulier des habitants des quartiers populaires « l’ennemi intérieur ». On se souvient du 20 juin 2005 aux 4 000 à La Courneuve où Sarkozy dit vouloir « nettoyer la cité au Kärcher », puis le 25 octobre 2005 à Argenteuil où il utilise le terme de « racaille ». Deux jours plus tard, Clichy-sous-Bois explose...
Depuis de nombreuses années, des politiques et de nombreux médias construisent une identité fantasmée du Noir, de l’Arabe, du musulman, du Rom et de manière plus générale des habitants des quartiers populaires. Ils fantasment les valeurs qu’ils leur attribuent, et s’accordent en retour de prétendues valeurs occidentales. Il ne leur reste plus qu’à les hiérarchiser et à faire du choc des civilisations une prophétie autoréalisatrice.
Cette injonction à penser le monde avec cette grille, n’est en somme rien d’autre qu’un plan d’ajustement idéologique, pour diviser celles et ceux qui ont toutes les raisons de s’unir, et unir celles et ceux qui ont toutes les raisons de s’opposer. Pendant ce temps, nous payons leur crise. Les inégalités continuent de se creuser et les premières victimes de ce système restent les plus précaires, première variable d’ajustement : plus d’une personne sur trois vit en dessous du seuil de pauvreté dans les quartiers populaires. Ajoutons à cela les résultats récents d’une enquête commandée par l’institut Montaigne qui montrent que les musulmans en France sont plus discriminés à l’emploi que les Noirs aux États-Unis !
Quelles conséquences positives ces révoltes ont pu avoir sur l’organisation et la structuration du mouvement social et politique dans les quartiers ? Et où en est la lutte contre les violences policières ?
Ces révoltes s’ajoutent à la longue histoire des luttes de l’immigration, du Mouvement des travailleurs arabes (MTA), en passant par la lutte des ouvriers de Poissy Talbot en 1982, où déjà Mauroy hurlait à « l’instrumentalisation religieuse », jusqu’aux révoltes de 2007 à Villiers-le-Bel. Elles structurent le champ politique, n’en déplaise aux postures dogmatiques qui ne veulent voir de luttes véritables que dans l’enceinte de l’entreprise et dans le cadre du rapport salarial. L’expérience de phagocytage et digestion de ces luttes, en particulier par la social-démocratie, fait partie de cet héritage. Entre déni et récupération, de nouvelles générations militantes émergent, et au regard de cette histoire, font de l’autonomie des luttes une exigence, non pas de forme mais de fond. C’est dans ce cadre que s’inscrit la Marche de la dignité et contre le racisme qui aura lieu à Paris ce 31 octobre. Un cadre qui regroupe des anciens marcheurs de 1983 et des collectifs récents de lutte contre les violences policières. Nous souhaitons faire de cette initiative, non pas une énième marche de militants, mais une marche de celles et ceux victimes des racismes d’État, et de tous ceux qui luttent pour une égalité effective des droits.
Propos recueillis par un correspondant