Entretien. Historienne spécialiste de la guerre d’Algérie, Sylvie Thénault revient en particulier sur les années 50-60 où furent mises en place pour la première fois l’état d’urgence.
Même si les situations d’«exception juridique » ont existé avant, c’est en 1955 qu’est institué pour la première fois l’état d’urgence. Quel sont le contexte et les justifications?
On est quelques mois à peine après le début de la guerre d’indépendance algérienne – elle est déclenchée par des attentats dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, et la loi d’état d’urgence est du 3 avril 1955. Les deux gouvernements qui l’ont élaborée, celui de Pierre Mendès France et celui d’Edgar Faure, ont cherché à organiser la lutte contre les indépendantistes algériens sans déclarer la guerre. Pour combattre le FLN qui est en train de se développer, il faut pouvoir arrêter et détenir de simples « suspects », d’où l’assignation à résidence qui couvre en réalité la création de camps ; d’où les perquisitions sans contrôle judiciaire, y compris de nuit ; d’où la possibilité de contrôler (et d’interdire) la presse, de fermer les lieux de réunions et de spectacles, lieux potentiels de « propagande » ; d’où le couvre-feu, etc.
Le paradoxe était que, comme l’Algérie était française, il fallait éviter l’accusation de la traiter de façon discriminatoire par rapport au reste du territoire national. Alors, les gouvernements ont imaginé une pirouette : créer une loi introduisant l’état d’urgence, comme nouvel état d’exception, dans le droit français et ensuite le déclarer en Algérie. Résultat : il est resté dans le droit jusqu’à aujourd’hui et a connu des applications totalement imprévues, évidemment, par ceux qui l’ont créé. C’est une leçon pour l’avenir : attention aux outils laissés en héritage à ceux qui exerceront le pouvoir à l’avenir et aux usages qu’ils pourraient en faire.
Quelles en sont les grandes lignes juridiques et les résultats pratiques ?
La logique de l’état d’urgence est de limiter les libertés afin de combattre l’ennemi nationaliste. Toutes les grandes libertés sont potentiellement atteintes par l’état d’urgence, de la liberté de circulation à celle d’expression. Le plus important est la suspension des garanties juridiques qui entourent d’ordinaire les arrestations et détentions, puisque de simples suspects peuvent être « assignés », c’est-à-dire internés dans un camp. L’assignation à résidence n’ayant pas de durée limitée, il y a eu des internés pendant des années, sans motif et sans contrôle d’un juge, sans avocat. C’est certainement la conséquence majeure de l’état d’urgence. Cela dit, l’état d’urgence en Algérie même n’a duré que quelques mois. Ce sont ensuite des décrets issus des pouvoirs spéciaux, obtenus par Guy Mollet en 1956 à l’Assemblée, avec les suffrages des communistes, qui ont reconduit toutes les mesures.
On parle beaucoup en ce moment de l’état d’urgence, et c’est normal. Mais pendant la guerre d’indépendance algérienne, il y a eu quantité de dispositifs d’exception et, à la fin, tous concouraient à la multiplication des entorses aux libertés fondamentales. Au point qu’un argument fort a pris de l’ampleur au fur et à mesure que la guerre continuait : elle mettait en danger la République et risquait de conduire la France au fascisme.
En mai 1958, l’état d’urgence est déclaré en « métropole ». La gauche le vote. Que se passe-t-il ?
En fait, il dure peu à ce moment-là. Il a été voté le 13 mai 1958, quand un comité de salut public formé à Alger met la IVe République en péril, et il a pris fin quand De Gaulle arrive au pouvoir, le 1er juin. La conversion de la gauche à l’état d’urgence n’en est pas moins un tournant. En 1955, les députés socialistes et communistes avaient combattu le projet de loi. Les communistes en particulier avaient dénoncé le fait qu’il pourrait être utilisé contre des mobilisations du mouvement ouvrier.
En 1958, la déclaration de l’état d’urgence face aux factieux d’Alger lui donne une dimension nouvelle : il devient un état d’exception utilisable pour défendre le régime républicain. L’idée est classique dans l’histoire des états d’exception : pour sauver les libertés menacées par un ennemi mettant la République en danger, il faudrait précisément suspendre ces libertés, ou sinon, on se condamnerait à la faiblesse et l’impuissance...
Quel est le sens de l’ordonnance de 1960 modifiant la loi de 1955 ?
C’est une ordonnance qui permet de le déclarer sans passer par le Parlement, pour une durée de douze jours. Là, la procédure de déclaration de l’état d’urgence devient identique à celle de la déclaration de l’état de siège. Or il faut savoir une chose importante : les mesures d’exception inscrites dans l’état d’urgence sont pratiquement celles de l’état de siège, sauf que – et c’est important – dans l’état d’urgence, ce n’est pas l’armée qui exerce les pouvoirs d’exception, ce sont les pouvoirs civils : ministre de l’Intérieur et préfets. Avec la modification de 1960, l’état d’urgence devient une sorte d’état de siège contournant l’armée.
En 1985, l’état d’urgence est intégré au statut de la Nouvelle-Calédonie puis mis en application par un gouvernement de gauche. Une juridiction colonialiste ?
Ce n’est pas faux de le dire, bien sûr, dans la mesure où l’application de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie réactive le souvenir de sa création, dans le contexte du début de la guerre d’indépendance algérienne. Mais attention, l’état d’urgence n’a pas seulement été déclaré dans des colonies où la tutelle française était mise en péril par des mobilisations indépendantistes. Sa plus longue durée d’application se situe en métropole : c’est de 1961 à 1963, dans le contexte de la fin de la guerre d’indépendance algérienne. Il a alors été déclaré pour lutter contre les partisans de l’Algérie française, qui sont allés jusqu’à tenter un putsch puis ont créé l’OAS. Il y a une dimension politique nette : la loi d’état d’urgence est, à mon avis, d’abord une loi de répression politique, potentiellement applicable à des indépendantistes dans des colonies, mais pas seulement.
Avec la sa nouvelle mise en application en 2005 par De Villepin soutenu par Valls et les « sociaux-sécuritaires », quels nouveaux enjeux ?
La nouveauté est l’application de l’état d’urgence dans un contexte de révolte sociale. D’une certaine façon, c’est ce que les communistes craignaient en 1955 qui se produit : on utilise cet état d’exception contre des mouvements troublant l’ordre. L’état d’urgence perd ici sa dimension politique pour devenir un outil du maintien de l’ordre, si on admet qu’en 2005, les dites « émeutes » des banlieues n’avaient pas de dimension politique.
Toutefois, ce qui est frappant en 2005, c’est que la nécessité de l’état d’urgence n’était pas du tout évidente et qu’il reste très difficile de savoir à quoi il a servi concrètement ! Du coup, sa déclaration a été très symbolique. L’état d’urgence a servi au gouvernement De Villepin pour se mettre en scène comme un pouvoir fort, prêt à aller très loin au nom de la sécurité. On est dans une logique de compétition avec les discours d’extrême droite. Aujourd’hui, le gouvernement de Manuel Valls a certainement eu la même stratégie, surtout dans le contexte des élections régionales.
L’état d’urgence ne participe-t-il à la substitution des classes dangereuses par les « populations dangereuses » ?
Oui et non ! Évidemment, la lutte contre le terrorisme se traduit concrètement par une répression d’envergure qui assimile les Maghrébins à des musulmans et qui en fait les ennemis à combattre. Le racisme en est vivifié et légitimé. Mais attention, l’état d’urgence est une loi de répression politique, et il ne faut pas oublier que les zadistes et les manifestants contre la COP21 en ont été victimes. à mon sens, le danger, à l’avenir est là : que ferait de l’état d’urgence le FN au pouvoir ? Un outil de la chasse aux opposants, certainement.
Propos recueillis par Robert Pelletier