Publié le Mardi 14 juin 2016 à 07h56.

Dans ou contre l’État ?

Bien que Marx n’ait jamais laissé de théorie aboutie de l’État, il en a du moins posé une critique fondamentale, en soutenant que loin de constituer un arbitre placé au-dessus de la société pour réguler ses conflits comme le soutenaient les philosophes de son temps, il ne constituait que la forme par laquelle une classe exerce sa domination...

Cette critique a amené Marx à poser un premier principe stratégique : puisque l’État est le lieu d’exercice de la domination de la bourgeoisie, il constitue un champ de bataille que le prolétariat doit investir pour conquérir le pouvoir et se constituer à son tour en classe dominante. En conséquence, les marxistes se sont placés dans les institutions représentatives de l’État moderne, en se présentant aux élections et en y obtenant des élus, afin d’acquérir les positions nécessaires au lancement de l’assaut final sur l’appareil d’État.

Contrairement à ceux qui, comme John Holloway, veulent « changer le monde sans prendre le pouvoir », les marxistes ont considéré que se situer en dehors de l’État revenait à se condamner à rester les spectateurs impuissants de la domination bourgeoise. Ce constat a aussi conduit Lénine et Trotski à condamner les « gauchistes » qui se refusaient à assumer le jeu électoral et parlementaire et à poser les bases de ce que Gramsci définissait comme une « guerre de position », sans laquelle la classe ouvrière ne peut espérer conquérir l’hégémonie.

Exercice et conquête du pouvoir

La critique de l’État a amené Marx à dégager un second principe stratégique : le pouvoir d’État est par trop marqué par sa nature de classe pour que le prolétariat puisse se l’approprier. L’histoire du 20e siècle l’a illustré jusqu’à la caricature, en montrant que ceux qui avaient cru prendre le pouvoir en acquérant un poste ministériel se sont systématiquement fait prendre par le pouvoir...

Comme d’ailleurs l’avait souligné le dirigeant socialiste Léon Blum, l’exercice du pouvoir est tout autre chose que sa conquête. En arrivant à Matignon en 1936, il s’en est tenu à l’exercice du pouvoir en respectant les institutions avec le résultat que l’on connaît. S’il n’ose rompre avec le cadre légal qui fonde l’ordre bourgeois, un gouvernement ouvrier ne peut que gérer les affaires des capitalistes.

La conquête du pouvoir implique quant à elle de rompre avec la légalité et de détruire l’appareil étatique, par trop taillé à la dimension de la société bourgeoise (hiérarchie, bureaucratie, etc.) pour servir un pouvoir authentiquement prolétarien.

Conquête et destruction de l’État : deux objectifs indissociables

Toute la difficulté stratégique du marxisme consiste donc à articuler conquête et destruction de l’État, ce qui suppose de ne pas les penser comme deux étapes successives d’un processus d’émancipation. Les partis ouvriers qui ont cru arriver au pouvoir en accumulant patiemment les expériences municipales dans l’espoir de conquérir un jour les institutions centrales, ont en effet fini par devenir les valets d’un ordre bourgeois qu’ils avaient loyalement servi et qui les avait progressivement remodelés. Pour un révolutionnaire, conquête et destruction de l’État constituent un couple dialectique, deux objectifs indissociables qu’il faut mener de front.

La conquête de l’État implique de poser dans ce vieux monde les germes du monde à venir, ce qui ne peut se faire qu’en développant des expériences partielles, en établissant par exemple à l’échelle municipale des bus et cantines gratuites. Dans le même temps, la destruction de l’État implique de s’employer à délégitimer l’institution, en démontrant qu’il ne saurait être possible de construire un projet d’émancipation dans le cadre de l’ordre bourgeois, ce qui ne peut se faire sans sortir du cadre légal, en utilisant par exemple les moyens que pourrait donner un conseil régional conquis pour les retourner contre le pouvoir central.

C’est en ce sens que les anticapitalistes ne doivent pas s’interroger pour savoir s’ils se situent dans ou contre l’État, mais refuser cette fausse alternative en se plaçant tout à la fois dans et contre l’État.

Laurent Ripart