Publié le Jeudi 31 juillet 2025 à 14h00.

Pourquoi l’État réprime

La répression est liée à la nature même de l’État. Engels n’affirmait-il pas que celui-ci est en dernière instance « une bande d’hommes armés » ? Ces armes sont bien destinées à viser quelqu’un, dont la nature et les raisons de se trouver dans la ligne de mire varient au long de l’histoire.

Vanessa Codaccioni pose une thèse audacieuse pour expliquer la répression : « l’État doit assurer le fonctionnement de son appareil répressif »1. En cohérence avec la conception marxiste, qui explique l’État comme un corps séparé de la société (au service de la classe dominante), l’appareil répressif possède également sa propre dynamique, et on a bien entendu, lorsque Darmanin parlait aux policiers manifestant, que le ministre de l’Intérieur ajustait sa position en tenant fortement compte des volontés d’une police largement gangrénée par l’extrême droite.

Mathieu Rigouste, dans La domination policière. Une violence industrielle (La Fabrique, 2012) met également en lumière le lien entre répression et profits. Margot Mahoudeau résume : « il décrit l’intégration économique de cette institution à travers la construction d’un véritable complexe industrialo-policier ayant ses entreprises-fleuron. Ce complexe a ses produits emblématiques (à commencer par les lanceurs de balle de défense et les pistolets à impulsion électrique), ainsi que ses enjeux de concurrence internationale tant en matière d’équipement que d’expertise. L’action de la police et le déploiement de la violence sont nourris par ces innovations aussi bien qu’elles les nourrissent »2.

Vanessa Codaccioni insiste également sur le rôle du ministère de l’Intérieur dans les tentatives d’arriver aux fonctions suprêmes de la République, comme l’ont montré Sarkozy, Valls (sans succès…), Darmanin et aujourd’hui Retailleau.

Changements de cible

Après avoir déclaré que « L’État doit assurer le fonctionnement de son appareil répressif », elle poursuit : « [L’État] doit avoir une cible dans le viseur » pour donner un sens à l’action de son appareil répressif. Et elle indique différentes périodes dans la détermination de cette cible. Ainsi, pour elle, dans un premier temps, la répression consistait à assurer la protection de l’État, que ce soit en refusant le « crime de lèse-majesté » ou en répondant à la préoccupation de De Gaulle : « il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le Droit ». Jusqu’à la guerre d’Algérie, elle a privilégié « la peur du rouge »3. Puis, deux changements capitaux se sont produits.

La première, avec la disparition de la violence révolutionnaire dans les années soixante-dix, est le changement de l’objectif de la répression pour glisser de la défense de l’État à la défense du privé. Elle a, notamment en supprimant en France la Cour de sûreté de l’État, supprimé les lois d’exception et les délits politiques (complot, trahison, espionnage, complicité avec l’ennemi…) pour faire entrer la violence politique dans le droit commun. Les actions militantes deviennent alors des « associations de malfaiteurs », parfois « en lien avec une entreprise terroriste », comme pour Tarnac, les Gilets jaunes sont jugés en trente minutes lors de comparutions immédiates, et son considérés comme des « droits communs ».

Le tournant « antiterroriste »

Le second changement est opéré à la fin des années quatre-vingt-dix, avec un saut autour du 11 septembre 2001, et a produit un paradygme capital pour la période que nous vivons. L’ennemi devient alors une espèce d’amalgame fluctuant entre arabe, musulman et terroriste, avec un retour brutal du discours et de la pratique coloniale, en particulier issus de la guerre d’Algérie pour ce qui concerne la France, mais aussi avec un retour de la justice d’exception, incarnée par la prison de Guantanamo, mais aussi la proposition d’Éric Ciotti d’un « Guantanamo à la française »4, et avec la bascule d’une partie de l’arsenal de répression dans les décisions administratives au détriment de la justice (Centre de rétention administrative, interdictions d’organisations, perquisitions administratives, interdictions de manifester, rôle des préfets…).

Une fuite en avant est alors en œuvre, sur le plan conceptuel et juridique, avec de nouvelles juridictions d’exception, comme la Cour d’assise antiterroriste, qui ne revient pas sur l’assimilation des délits politiques au droit commun mais se dote de moyens extrajudiciaires phénoménaux, avec le fichage, la surveillance, l’espionnage, la possibilité – notamment avec l’accusation d’« association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste » – de juger des intentions et non des faits. Une entreprise israélienne vent une machine pour « déceler la dangerosité » à partir de l’analyse des corps et de leurs mouvements. On assiste également réhabilitation de la torture. Un sondage pour ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) montre en 2000 que 54 % des Français juge acceptable qu’« une personne suspectée d’avoir posé une bombe prête à exploser soit soumise à des décharges électriques »

La sous-citoyenneté

Cette fuite en avant s’appuie sur un discours raciste spécifique. Ainsi, Alain Brossat, rappelle les discours, notamment anti-Rroms, justifiant que, « même français, ils sont des citoyens sous condition »5 et élargit : « On est face, en effet, dans les cités, à des opérations de « maintien de l’ordre », concernant pour l’essentiel des populations postcoloniales – populations caractérisées par un statut (de fait) de sous-citoyenneté, qui rappelle d’évidence la citoyenneté dégradée à laquelle était soumise la population musulmane d’Algérie, aux temps de la colonisation française. 

Il cite Michel Foucault « le racisme est d’abord le moyen d’introduire, dans ce domaine de la vie que le pouvoir a pris en charge, une coupure. La coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir. Le racisme est donc le truchement par lequel ce gouvernement placé sous le signe général du “faire vivre”, demeure porteur, envers et contre tout, d’un signe de mort »6. La sous-citoyenneté est un point clé de la conservation de l’ordre social. La coupure dont parle Foucault est un curseur que la classe dominante peut déplacer à sa guise.

Et Darmanin avait expliqué en 2023 que la répression doit être implacable : pour lui, dans la « menace terroriste », « le risque principal, c’est le risque à l’intérieur » et « aucune question taboue si c’est pour être efficace pour protéger les Français »7. Le racisme et le discours antiterroriste ne sont d’ailleurs pas les seuls outils utilisés par le pouvoir pour déterminer la position du curseur, il les mêle aux incivilités (Tony Blair a créé 450 nouveaux délits, notamment des délits routiers…), à la supposée lutte contre le narcotrafic… même si le musulman et l’islamogauchiste conservent une place de choix…  Foucault notait que le passage de l’exécution publique des peines à leur exécution cachée au 19e siècle y a contribué : « la punition tendra donc à devenir la part la plus cachée du processus pénal. Ce qui entraîne plusieurs conséquences : elle quitte le domaine de la perception quasi quotidienne, pour entrer dans celui de la conscience abstraite ; son efficacité, on la demande à sa fatalité, non à son intensité visible ; la certitude d’être puni ». Le passage quasi instantané de la comparution immédiate à la prison masque la punition et efface toute possibilité de la contester. Alain Brossat y revient : « Au fil des décennies, le discours Law and Order a été décliné sur tous les tons par les gouvernements successifs, […] le pli sécuritaire s’est renforcé dans le discours des médias et des élites et que c’est sur cette pente qu’a pu prospérer l’impunité policière. Le film où, sans rire, le commissaire dit à la malheureuse mère du délinquant “on va vous raccompagner”, c’est le halo de la culture de masse qui enveloppe et protège les exactions policières »8.

Face à la loi d’airain bourgeoisie

L’efficacité est indéniable : entre acharnement judiciaire, harcèlement administratif et violences policières, les classes populaires sont concrètement et violemment empêchées d’agir. Par exemple, la peur d’aller en manifestation, d’abord en famille, aujourd’hui soi-même, contribue à la faiblesse des actions de rue. Tout cela concourt à la surexploitation à l’imposition de conditions de vie dégradées, en premier lieu chez les personnes racisé·es, dont certains sont acculés à un « on n’est pas chez nous, on la boucle »9.

L’ensemble de ces éléments conduit certains à voir un « pouvoir fasciste » ou une « fascisation » de la société. Il est clair que différents éléments soulignés par Ernest Mandel10 sont déjà présents dans la société : la « crise structurelle » du capitalisme, des velléités pour la bourgeoisie de « à l’exercice direct du pouvoir politique » au profit d’une « forme supérieure de centralisation du pouvoir exécutif pour la réalisation de ses intérêts historiques », des éléments de construction d’un « mouvement de masse de la petite bourgeoisie » visant la « destruction de la plus grande partie des conquêtes du mouvement ouvrier ».

Ces éléments sont encore loin d’être arrivés à maturation mais cela ne signifie pas qu’ils ne pourraient pas le devenir rapidement. Le résultat électoral du parti nazi est passé de 2,6 % en 1928 à 18 % en 1930 puis 37 % en 1932, 44 % en mars 1933 et… 92 % en novembre 1933 après l’interdiction des partis concurrents11.

L’analyse d’un danger fasciste, à court terme, correspondant aux besoins de la bourgeoisie dans le cadre de la crise structurelle du capitalisme, devrait nous convaincre que, pour y faire face, il faut tirer toutes les leçons de l’histoire. Les sociaux-démocrates et bureaucrates syndicats cherchant le compromis avec le fascisme12, les staliniens amalgamant le SPD et les trotskystes au fascisme, tous comme les courants juifs, sionistes comme assimilationnistes, passifs comme collaborationnistes, n’ont plus pu faire face au nazisme. 

Aux juifs du Klorkeit (« clarté » en yiddish) qui veulent transformer leur groupe en « organe juif international », Trotsky répond dès 1930 « traditionnellement, les organisations purement françaises n’ont pas un caractère de masse. Dans une certaine mesure, elles ont pour base l’aristocratie politique et syndicale de la classe ouvrière. L’écrasante majorité de celle-ci demeure inorganisée et à l’écart des activités des organisations politiques et syndicales. En France, c’est la question cruciale. Il me semble que le rôle joué aujourd’hui par les travailleurs étrangers en France secouera le conservatisme profond de ce pays. Puisque les travailleurs étrangers appartiennent dans leur grande majorité aux couches inférieures du prolétariat de ce pays, ils sont de ce fait liés à ces couches et proches d’elles. Ils partagent la condition de la lie du prolétariat français qui, pour sa part, reste à l’écart des organisations officielles. Les travailleurs étrangers ont une mentalité différente, tout simplement parce que ce sont des étrangers, une mentalité d’émigrants, plus mobile, plus réceptive aux idées révolutionnaires. Voilà pourquoi l’idéologie communiste peut gagner le respect des travailleurs étrangers et en faire un puissant instrument de pénétration dans l’ensemble de la classe ouvrière française »13.

Le front unique est plus que jamais d’actualité face aux transformations de l’État en machine policière et à la montée du fascisme. L’unité de la classe, de la base au sommet, dans ses différentes composantes sociales, ethniques, politiques, philosophiques, religieuses est une tâche fondamentale. 

  • 1. « L’ennemi d’État, c’est toi. Avec Vanessa Codaccioni » entretien avec David Dufresne, 29 avril 2025, Au Poste. 
  • 2. Margot Mahoudeau, « Mathieu Rigouste, La Domination Policière. Une violence industrielle », Carnets de géographes, 4 juin 2025.
  • 3. Le ministre de l’Intérieur du gouvernement Poincaré, le radical Albert Sarraut, pouvait proclamer en 1927 : « Le communisme, voilà l’ennemi ! ». L’anticommunisme en France et en Europe 1917-1991, 2025, sous la direction de Dard Olivier, Castagnez Noëlline, Launay Maxime, Vigreux Jean. Jean-Guillaume Lanuque, Dominique Lejeune, La peur du « rouge » en France – Des partageux aux gauchistes, Paris, Belin, 2003, Dissidences.
  • 4. « Congrès Les Républicains : Éric Ciotti souhaite un “Guantanamo à la française” pour lutter contre le terrorisme », 10 novembre 2021, Le Monde.
  • 5. « En finir avec la police », Alain Brossat et Alain Naze, 29 juin 2020, Ici et ailleurs. https://ici-et-ailleurs… 
  • 6. « Alain Brossat philosophe sur l’autochtone imaginaire et l’étranger imaginé », 2023, Youtube. 
  • 7. « Darmanin, Benzema et l’ennemi intérieur », Antoine Larrache, octobre 2023, revue L’Anticapitaliste
  • 8. « En finir avec la police », idem.
  • 9. « Jeunes et gilets jaunes, des points de vue contrastés », Jeunes de quartiers  « Aux chibanis, le 1er janvier », Latifa Oulkhouir, 1er janvier 2021, Bondyblog.  
  • 10. « La théorie du fascisme chez Léon Trotsky », introduction de 1974 à Comment vaincre le fascisme, de Trotsky.
  • 11. « Un monde au bord de l’effondrement : comment sommes-nous tombés dans les griffes de l’extrême droite ? », Hani Adada, 13 juillet 2024, Inprecor n°725. 
  • 12. « Premier mai 1933, la capitulation des syndicats devant le régime fasciste », Georg Jungclas, avril 1970, Inprecor n°731.
  • 13. « Lettre à “Klorkeit” et aux travailleurs juifs de France », 10 mai 1930, publié dans le numéro 3 de Klorkeit et reproduite dans Les cahiers du CERMTRI n°63, décembre 1991.