Publié le Mardi 8 février 2011 à 12h33.

Les défis à venir de la révolution tunisienne (cadtm.org)

En Tunisie, une révolution sociale et démocratique a abouti, le 14 janvier, à la chute du dictateur Ben Ali. Elle a été la réponse des masses populaires, notamment dans les régions intérieures, qui comptent parmi les plus déshéritées du pays, et de la jeunesse, à 23 ans de pouvoir dictatorial qui a servi d’outil politique pour l’application d’un modèle économique et social imposé par les institutions de la mondialisation capitaliste néolibérale, notamment, la BM, le FMI, l’OMC, la Commission européenne et les gouvernements du G7. Ce système antidémocratique et antisocial a eu pour résultat la confiscation de toutes les libertés, l’aggravation des inégalités sociales et la paupérisation de larges couches sociales. Cette révolution populaire représente une opportunité historique pour l’instauration d’un système démocratique et la reconquête de la souveraineté populaire en Tunisie. Elle représente aussi une étape dans un processus révolutionnaire qui est en train d’embraser toute la région arabe.

On verra ici un panorama rapide de l’importance des intérêts occidentaux ainsi que des biens mal acquis par le clan Ben Ali et de la dette tunisienne.

Les intérêts occidentaux en Tunisie

Pour le directeur du FMI Dominique Strauss Kahn, qui lors de sa visite à Tunis le 18 novembre 2008 a été décoré par Ben Ali comme Grand officier de l’ordre de la République |1|, la politique économique menée par « la Tunisie est saine ». Plus explicitement la Tunisie continue d’offrir des pans entiers de son économie aux appétits du capital national et étranger via les privatisations |2| - ce qui explique que comme le dit Strauss Kahn « le jugement du FMI à l’égard de la Tunisie est très positif ». Quant aux droits et libertés démocratiques bafoués, Strauss Kahn n’y fait pas allusion. Il est grotesque d’entendre la présentatrice du journal télévisé tunisien relatant l’événement parler du « rôle du FMI dans la prise en compte des aspirations des peuples » quand on sait à quel point cette institution a toujours pris en compte les intérêts du capital au détriment de ceux des peuples.

La Tunisie de Ben Ali était un vrai paradis pour les investisseurs comme le fait valoir la brochure « Tunisie, des performances à partager |3| » de l’Agence de promotion de l’investissement extérieur (FIPA Tunisie). L’encadré et le tableau comparatif suivants tirés de cette brochure en sont une démonstration magistrale.

A ce florilège d’avantages viennent s’ajouter des coûts de production très compétitifs avec des salaires à « évolution modérée » et des coûts pour les autres facteurs de production très compétitifs comme l’illustre le tableau suivant pour le pétrole et le gaz |4| .

Indice des prix de vente moyens en hors taxes du gaz et de l’électricité à usage industriel Tunisie=base 100

Image retirée.

Eurostat, 1er semestre 2009

Tout cela a fait dire à Roberto Zuccato, président de la confédération patronale de la province italienne de Vicenza la Confindustria Vicenza que « la Tunisie offre l’un des meilleurs environnements pour faire des affaires. |5| »

Les intérêts européens, qui profitent de tous ces avantages et de la proximité géographique, sont de ce fait très présents en Tunisie. Les intérêts états-uniens l’étaient jusqu’à présent beaucoup moins, ce qui peut expliquer l’attitude des Etats-Unis et la position d’Obama, qui attendra la fuite de Ben Ali pour s’afficher en faveur de la révolution. Cela contraste fortement avec l’attitude des Etats-Unis concernant le Honduras, où les multinationales états-uniennes sont toutes puissantes. Etant donné ce à quoi les Etats-Unis nous ont habitués, on peut également penser qu’il s’agit d’évincer les investisseurs européens au profit d’intérêts états-uniens car les Etats-Unis essaient depuis plusieurs années de gagner de plus en plus de positions dans une Afrique richement dotée en matière premières. Ils veulent ainsi profiter du déclin relatif de la position de la France et ne pas laisser l’offensive sur ce terrain à la seule Chine de plus en plus présente et active partout en Afrique.

L’ancienne métropole coloniale, la France a toujours soutenu la dictature de Ben Ali en se faisant la propagatrice de la vision d’un pays moderne, ouvert et exemplaire vis-à-vis des intérêts étrangers. En effet, la France compte 1250 entreprises établies en Tunisie. Le flux d’investissement français s’est monté en 2008 à 280 millions d’euros, investissements concentrés dans le secteur textile puis les industries, mécaniques, électriques et électroniques ainsi que la plasturgie et le secteur aéronautique |6|.

Quant à la Belgique elle a également d’importants investissements en Tunisie, plusieurs grandes entreprises ayant délocalisé leur production vers ce pays. Le syndicaliste Freddy Matthieu signale que 148 entreprises belges sont présentes en Tunisie et qu’un millier d’entreprises belges exportent vers ce pays. Ce qui représente un niveau similaire à celui de l’Allemagne alors que l’économie allemande a une taille beaucoup plus importante car dès les années 1960, le premier train de délocalisations avait eu lieu vers la Tunisie |7|. Ben Ali était de ce fait bien vu de la Belgique et une revue de presse de toutes les interventions consacrées à la Tunisie montre que Ben Ali n’avait fait l’objet que d’une seule dénonciation pour violations des droits humains de la part de politiques belges. |8|

Ces deux pays ne sont pas les seuls, la Grande Bretagne est le premier investisseur dans le secteur hautement capitalistique des hydrocarbures, l’Espagne et l’Italie sont également bien positionnées ainsi que l’Allemagne.

La récupération des biens mal acquis

Comme tous les dictateurs soutenus par l’Occident, Ben Ali et son clan se sont bien sûr enrichis considérablement.

Interrogé par Libération le 18 janvier, l’avocat William Bourdon de l’organisation Sherpa, qui s’est déjà illustré dans une plainte concernant les biens mal acquis de trois dirigeants africains, signale que Ben Ali avait la veille, le 17 janvier, vidé ses comptes en Suisse, ce qui « pose d’ailleurs des questions sur l’attitude de ces banques |9|. ». En effet, en faisant cela, elles se montrent complices et devraient pouvoir être sanctionnées pour cette complicité à l’heure où la Suisse dit ne plus vouloir être montrée du doigt comme pays organisant le recel et le recyclage d’avoirs frauduleux ou criminels. Il signale par ailleurs que Ben Ali a fui avec 1,5 tonne d’or ce qui représenterait selon les cours du marché 45 millions d’euros |10|.

En date du 17 janvier, la Commission arabe des droits humains, Sherpa et Transparence International France ont déposé une plainte auprès du procureur de la République de Paris contre différents membres de la famille Ben Ali concernant les avoirs détenus en France. La semaine suivante ces trois organisations ont publié un communiqué de presse attendant du procureur qu’il adresse au juge des libertés et de la détention, le plus rapidement possible, une requête pour demander le gel de ces avoirs, comme la loi le lui permet depuis juillet 2010 |11|. En effet, seul un gel rapide des avoirs permettrait d’éviter leur évaporation vers des juridictions non coopératives. Ce qui s’est passé avec les banques suisses montre bien l’urgence d’une telle procédure.

Selon différentes sources, l’ancien président Ben Ali posséderait un immeuble à Paris estimé à 37 millions d’euros ainsi que des avoirs dans plusieurs banques françaises |12|. La famille de la femme de Ben Ali, la famille Trabelsi, détiendrait, quant à elle, plusieurs millions d’euros sur des comptes bancaires français, des appartements et des propriétés à Paris et en région parisienne, un chalet à Courchevel et des propriétés sur la Côte d’Azur |13|.

Cela concerne uniquement la France, or il est très probable que le clan Ben Ali a des avoirs dans d’autres pays et certainement dans des paradis fiscaux.

Selon une source diplomatique, l’Union européenne (UE) a ensuite acté jeudi 20 janvier le principe d’un gel des avoirs de Zine El Abidine Ben Ali et de ses proches, mais la décision formelle n’interviendrait que dans une dizaine de jours |14|.

Après avoir cautionné Ben Ali pendant fort longtemps en fermant les yeux sur son régime |15|, les médias occidentaux n’hésitent plus à parler de dictature et de régime corrompu mais on n’entend jusqu’à présent pas parler des corrupteurs. Il ne saurait pourtant y avoir de corrompus sans corrupteurs.

Le nouveau gouvernement tunisien débarrassé de tous membres de l’ancien régime pourrait entamer une procédure judiciaire en Tunisie même, tout en demandant la collaboration d’Etats étrangers où des fonds auraient été détournés. Toutes ces procédures sont néanmoins très longues. On verra si la loi française du 9 juillet 2010 permet d’accélérer réellement les choses.

Il s’agit également d’utiliser la Convention des Nations unies contre la corruption dite Convention de Mérida |16| entrée en application le 14 décembre 2005. Au 1er janvier 2009, elle avait été signée par 140 pays et ratifiée par 129 |17|.

La répudiation de la dette de la dictature

En attendant de récupérer ces sommes, le nouveau gouvernement devrait répudier la dette odieuse contractée entre le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011 sans se laisser impressionner par les marchés financiers et les différents créanciers sur l’arrêt des flux financiers vers la Tunisie.

Pour dresser un portrait rapide de cette dette, on peut en donner quelques éléments à partir de l’article déjà mentionné |18| écrit en juin 2010 par Fathi Chamkhi de Raid/Attac CADTM Tunisie. Ainsi, si l’endettement total de la Tunisie a atteint 65,5 milliards de dinars (21,8 milliards d’euros) en 2008 représentant 130% du PIB, la dette interne en représentait 65% donc 43,6 milliards d’euros et la dette externe 35% (10,5 milliards d’euros). Lorsqu’à la dette à long terme on ajoute celle à moyen et court termes, la dette extérieure totale atteint alors plus de 27 milliards de dinars (soit 13 milliards d’euros |19|). De 1990 à 2008, le service de la dette a englouti plus de 38,5 milliards de dinars (18,5 milliards d’euros). Cependant, malgré cette hémorragie, l’encours de la dette a été multiplié par 3,7 au cours de cette même période, et par plus de 17 depuis 1980.

Quant au ratio service de la dette/dépenses de santé, il a augmenté de 3,753 en 1995 à 5,588 en 2008, ce qui signifie que le service de la dette accapare donc l’équivalent de 5,6 budgets de la santé chaque année.

Même si la Tunisie ne recevait plus aucun prêt, en arrêtant de rembourser une dette odieuse, elle économiserait en tout l’équivalent du service de la dette qu’elle pourrait utiliser pour des dépenses sociales et productives.

L’exemple de l’Argentine, qui est entrée en cessation de paiement pour un montant d’environ 100 milliards de dollars après le soulèvement populaire des 19 et 20 décembre 2001, a bien démontré que ce pays n’a pas connu le chaos qui lui était prédit par les médias internationaux, mais qu’en consacrant les sommes économisées sur le service de la dette à des dépenses de relance et de création d’emploi (toutes insuffisantes qu’elles ont été), il a renoué avec un taux de croissance de 6 à 8% à partir de 2002-2003. L’Argentine a finalement renégocié cette dette en 2005 en imposant une diminution de 65% aux créanciers.

Un autre exemple que l’on peut également mentionner est celui de l’Equateur, pays à revenu intermédiaire ; il montre bien comment la volonté de tenir tête à des créanciers qui bénéficient d’un système d’endettement injuste peut libérer des fonds pour investir dans des dépenses sociales et productives. L’Equateur a en effet, après l’élection de Rafael Correa fin 2006, mis sur pied une Commission d’audit sur la dette à laquelle Eric Toussaint a participé pour le CADTM. Muni des conclusions du travail de la Commission, Rafael Correa a imposé, après suspension unilatérale des remboursements, une négociation aux créanciers de la dette commerciale. « Il a racheté pour moins de 1 milliard de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Le trésor public équatorien a ainsi économisé environ 2,2 milliards de dollars de stock de dette auxquels il faut ajouter les 300 millions de dollars d’intérêts par an pour la période 2008-2030. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers permettant au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide sociale et dans le développement d’infrastructures de communication |20| ».

Cependant comme la Tunisie sort directement de la dictature, une fois le nouveau gouvernement démocratique en place, celui-ci a toute légitimité et tout intérêt à déclarer directement la répudiation de toute la dette contractée depuis le putsch de Ben Ali. Un acte unilatéral souverain de répudiation s’appuyant sur le droit international et la doctrine de la dette odieuse suffit. Cette doctrine élaborée en 1927 stipule ce qui suit : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir. » Nul doute en effet que la Tunisie de Ben Ali répond parfaitement à la doctrine de la dette odieuse. Un audit de la dette pourrait lui servir entre autres à montrer les complicités en vue d’exercer des poursuites contre ces responsables.

L’attitude des agences de notation |21| qui dégradent la note de la Tunisie montre une fois de plus que les acteurs financiers préfèrent une dictature qui protège les intérêts des détenteurs de dette à la libération d’une population opprimée et privée de l’accès aux bénéfices des richesses de son pays.

Vers une Assemblée constituante ?

Il s’agirait pour le peuple tunisien de mettre sur pied une Assemblée constituante avec la participation populaire la plus large possible pour mettre en œuvre ces points importants et bien d’autres pour récupérer le contrôle sur les ressources et richesses du pays. Celles-ci doivent servir les intérêts des populations à commencer par celles qui ont été le plus privées d’accès à l’éducation, à la santé, au travail, à un logement... Une telle Assemblée aurait tout à fait intérêt à se pencher sur les investissements des entreprises étrangères et mettre en place un audit sur ces investissements pour faire en sorte que ceux-ci profitent aux populations, soit en les nationalisant soit en leur imposant des conditions de fonctionnement.

Les lendemains de la Tunisie sont en ce début de février 2011 tout à fait indéterminés, car l’issue favorable de la révolution en cours n’est pas assurée. En effet, la contre-révolution s’active sur tous les fronts et bénéficie d’appuis à l’extérieur. On a vu rapidement le poids des intérêts occidentaux, et on comprend l’inquiétude des puissances européennes. L’enjeu est de s’assurer le contrôle de la situation. C’est ainsi que le Parlement européen a prévu de recevoir mercredi 2 février le nouveau premier ministre pour donner la caution de l’Union européenne au nouveau gouvernement. Gouvernement illégitime puisqu’il comprend encore des membres liés à l’ancien appareil d’Etat. Dont le 1er ministre…. Montrer notre refus de voir nos gouvernants et les instances internationales comme l’Union européenne soutenir un gouvernent illégitime ne peut qu’aider à renforcer une telle révolution. C’est la raison pour laquelle un appel à manifester est lancé pour mercredi 2 février à 13h et jeudi 3 février à 10h au Parlement Européen avec comme revendication la reconnaissance de l’ensemble du peuple tunisien et du Front du 14 Janvier |22| , ainsi que la mise en place d’un gouvernement qui ait la confiance du peuple.

Comme l’a signalé la juriste tunisienne Selma Benkhelifa, représentante du Front du 14 janvier en Belgique, à partir du moment où on met le dictateur dehors, il faut changer l’arsenal juridique et il est donc important qu’on essaie d’empêcher les gouvernements de nos pays d’appuyer un gouvernement illégitime. Un nouveau gouvernement légitime et démocratique ne doit plus comporter un seul membre du RCD ou lié au RCD |23|.

Une liberté d’investirL’investissement est libre pour les nationaux et les étrangers dans la majeure partie des secteurs. En général, l’investisseur étranger peut détenir jusqu’à 100 % du capital du projet sans autorisation.D’importantes incitations à l’investissementLe code d’incitations aux investissements offre de nombreux avantages fiscaux et financiers :Incitations fiscales Exonération totale de l’impôt sur les bénéfices :■ pendant dix ans pour les revenus d’exportation et pour les projets agricoles,■ et pendant cinq ou dix ans, pour les projets implantés dans les zones de développement régional, selon la priorité de la zone.SubventionsDes primes d’investissement égales à : 8, 15, ou 25 % du coût des projets et plafonnées entre 0,320 à 1 MTND, selon la priorité de la zone, dans les zones de développement régional et 7 % pour les projets agricoles.Prise en charge des cotisations patronales■ Partielle de 100 % à 20 % pendant 5 ans pour l’emploi créé dans les zones du premier groupe de développement régional.■ Totale pendant 5 ans pour l’emploi créé dans les zones du deuxième groupe de développement régional.■ Totale pendant 5 ans puis partielle (de 80 % à 20 %) pendant 5 autres années pour l’emploi créé dans les zones de développement régional prioritaires.Prise en charge des dépensesPour les projets dans les zones de développement régional de 25, 50 ou 75 % du coût d’’infrastructure total de l’infrastructure selon la priorité de la zone.Des avantages supplémentaires peuvent être accordés pour les investissements revêtant un intérêt particulier pour l’économie ou pour les zones frontalières.