Publié le Lundi 13 janvier 2025 à 09h00.

Les travailleuses et travailleurs, en capacité de gérer, vont décider par eux-mêmes

Nicolas Da Silva, auteur de La bataille de la Sécu, nous donne sa vision de la Sécurité sociale, tant actuelle qu’historique, et comment il la perçoit comme une institution qui dépasse le capitalisme.

 

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, tu dis souvent que la Sécurité sociale est une institution en pleine santé financière. Est-ce que tu peux développer ?

L’idée c’est vraiment de contrecarrer le regard dominant qui est porté sur la Sécu. Le regard dominant c’est celui du trou de la Sécu. C’est-à-dire que la Sécurité sociale serait une institution au bord de la faillite et que sans réforme, la Sécu ne pourrait pas vraiment survivre quelques années de plus.

Ce discours est totalement faux, c’est à dire que quand on regarde ses fondamentaux, la Sécu va plutôt bien. Si on a des problèmes de finances publiques ce n’est pas la Sécu, c’est l’État. Sous le terme Sécu, il y a plusieurs réalités. La Sécurité sociale c’est plein de régimes très différents. Plein de caisses différentes. Quand on dit qu’il y a un déficit à la Sécurité sociale, la plupart du temps on parle du déficit du régime général de Sécurité sociale, c’est le régime de base, caisse nationale d’assurance maladie, assurance vieillesse, CAF et accidents du travail, maladies professionnelles.

Ces quatre caisses-là, qui sont le régime de base, sont en déficit, c’est vrai. Mais ce n’est pas vrai pour tous les risques. Il y a des excédents pour la famille, par exemple. Si on ajoute les autres caisses qui sont obligatoires, si on ajoute la CADES (caisse liée au financement de la dette sociale), ce n’est plus vrai. La Sécu, dans le sens général des administrations de Sécurité sociale, elle est à l’équilibre, il suffit de voir les comptes de l’INSEE qui montrent, que tous les ans, les administrations de Sécurité sociale, donc la Sécu au sens général, tous les risques et toutes les caisses, c’est à l’équilibre.

Ce qui se passe, c’est qu’effectivement il y a certaines caisses qui sont en déséquilibre et d’autres qui sont en excédent. Comment on explique cette situation ? En partie du fait de la caisse particulière qu’est la CADES, la caisse d’amortissement de la dette sociale. C’est la CADES qui récupère beaucoup d’argent pour refinancer la dette et donc, si on a ce regard, on se rend compte que finalement la situation n’est pas si terrible, et que si tout simplement on décidait de rembourser la dette de la Sécu moins vite que ce qu’on fait actuellement, il y aurait moins de problèmes.

On peut aussi montrer que la Sécu va bien financièrement par d’autres aspects. Par exemple, en disant que le déficit de la Sécu c’est 18 milliards. Les régimes de base c’est 600 milliards donc finalement 18 milliards ça paraît beaucoup mais par rapport aux ressources totales de la Sécu, c’est pas beaucoup.

90 % du déficit et 90 % de la dette, c’est l’État, ce n’est pas la Sécu. Et donc à chaque fois qu’on nous dit que la Sécu est en grand danger, d’abord ce n’est pas vrai, parce que ses comptes ne vont pas si mal. Si on considère qu’il y a un problème de comptes publics, c’est plutôt du côté de l’État que de la Sécu qu’il faut regarder. Et dernier élément qui me parait absolument essentiel, c’est quand même de dire que si la Sécu a des déficits, ce n’est pas parce qu’il y a un dérapage des dépenses comme on dit souvent, mais c’est surtout parce qu’il y a une politique des caisses vides.

Globalement, l’essentiel du déficit, on veut nous faire croire que c’est dû aux assuré·es, que c’est lié aux gens qui ont des droits et qui exercent leurs droits en ayant des prestations. En fait pas du tout, le déficit qui existe, on peut l’expliquer avant tout par le fait qu’on va dire aux entreprises, en particulier, qu’elles ne vont pas payer leurs cotisations sociales. Ça coûte extrêmement cher, beaucoup plus que la fraude souvent fantasmée aux prestations.

Le rapport de la commission des comptes de la Sécurité sociale d’octobre donne des évaluations. Il dit que les allégements de cotisations — il parle de politique de l’emploi — c’est des exonérations de cotisations. Il y en a différents types. Pour la Sécu, c’est environ 80 à 90 milliards d’euros et à ça, il faut ajouter une déduction de cotisations.

Un autre dispositif, c’est les déductions d’assiettes, c’est-à-dire sur ces revenus-là, tu ne payes rien. C’est ce que dit l’État. Le cas typique, cela va être les tickets-restaurant, ça va être les chèques-vacances, mais ça va être aussi des choses qui sont intéressantes dans la Sécu, ça va être les complémentaires santé d’entreprises.

La souscription à une complémentaire d’entreprise par l’employeur pour les employé·es, pour les salarié·es, c’est un revenu. Sauf que c’est un revenu qui n’est pas soumis à cotisation, il y a une déduction d’assiette et une incitation fiscale. Ça, c’est encore 20 milliards. Donc ça veut dire que globalement le budget du régime général, c’est 600 milliards et les trous dans la raquette s’élèvent à peu près à 100 milliards.

Le déficit de la Sécu, vient de la politique des caisses vides. Non seulement la politique des caisses vides, mais le fait des dépenses nouvelles qui ne sont pas financées. Et cette année il s’est passé un truc incroyable. Il y a le ministre des comptes publics Saint-Martin qui est venu en commission des comptes à l’Assemblée nationale pour présenter le budget de la Sécu et il a dit un truc extraordinaire, il a dit « oui, mais bon, c’est vrai qu’on a des problèmes de dépenses, parce que les dépenses ont explosé et des fois, il y a eu des dépenses qui n’étaient pas financées, par exemple le Ségur de la Santé. »

Donc ça c’est une petite phrase, mais il faut quand même l’analyser. Le Ségur de la Santé, c’est ce qu’avait promis Emmanuel Macron pendant le plus fort du confinement aux professionnel·les de santé. C’était essentiellement des rémunérations et de l’investissement. Ce Ségur représentait à l’époque vraiment la contrepartie à l’investissement et la reconnaissance. Ça a été très discuté sur ce que ça représentait : c’était assez, ce n’était pas assez, peu importe. Ce que dit le ministre, c’est que ce Ségur n’était pas financé.

Effectivement, ces deux phrases assassines disent que le Ségur de la santé représentait, en 2023, 13 milliards d’euros. Le déficit de la Sécu de la branche maladie, cette année-là, c’était 11 milliards. On augmente les dépenses, probablement de manière légitime, sauf qu’on ne met pas des recettes en face, ou alors il faut dire que le Ségur de la santé n’était pas légitime !

C’est le gouvernement qui creuse le trou, pas du tout les usagères et usagers, pas du tout les assuré.es et donc on peut dire que finalement la situation, elle est pas si mal. Malgré tout ça.

L’idée de Sécurité sociale en excellente santé financière, c’est à moitié une provocation, malgré la politique du gouvernement qui affame la bête, une expression anglo-saxonne. Ça veut dire quoi? Comme les gouvernements ont du mal à limiter, à remettre en cause les politiques sociales directement, parce que c’est très impopulaire. Alors ils enlèvent les financements, ce qui crée des déficits, et après finalement on est « obligé » d’enlever les politiques sociales.

Affamer la bête, c’est vraiment quelque chose qui est très très courant dans le débat sur la réforme des politiques sociales : « Y’a pas de sous ? Évidemment, vous videz les caisses ». Ce qui est très important à avoir en tête c’est que malgré ça, la Sécu reste quand même une institution très solide. Un exemple qui vient du monde dominant. La CADES s’enorgueillit de se financer à un faible taux sur les marchés financiers, parce que les marchés ont confiance dans la dette de la Sécu. Parce que la Sécu, c’est de la bonne dette. Et que les acteurs financiers se disent « oui la Sécu va rembourser, c’est assis sur 600 milliards de salaires tous les ans. Ils ont les moyens quand même ».

 

Il existe deux formes historiques de protection sociale publique. Pourrais-tu revenir sur l’État social et la Sociale ?

La Sécurité sociale naît en 1945, avec cette idée que chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Dès le début, il y a des tentatives de remises en cause mais ce sont des tentatives qui sont mises en échec par le mouvement social. Mais dès les années 1960 et surtout des années 1980-1990, il va y avoir une étatisation de la Sécurité sociale.

Alors que la Sécu, c’est une socialisation en soi, où le pouvoir vient d’en bas et donc crée une forme démocratique alternative à l’État. L’État social, ce sera plus tard, quand l’État va se réapproprier le pouvoir sur la Sécu, contre les travailleuses et les travailleurs.

De 1945-46 à 1967, les travailleurs qui sont dans les caisses vont essayer de donner à la Sécurité sociale la coloration qu’ils souhaitent, plutôt que celle de l’État. On sait très bien que ce n’est pas forcément la même chose. Sur plein de sujets, notamment sur les questions d’accès aux droits ou bien sur les questions d’accès à la médecine libérale, il va y avoir beaucoup de combats entre l’État et les caisses de Sécurité sociale. C’est à ce moment-là, notamment, que va naître la lutte sur la question du trou de la Sécu. Cela ne s’appelle pas encore le trou de la Sécu, cela s’appelle les charges indues.

Qu’est-ce qui se passe ? L’État cherche à imposer à la Sécu de donner des prestations à des catégories de personnes qui n’ont pas cotisé, et les gens qui sont dans la Sécu disent : « Tout à fait d’accord pour élargir la Sécu, mais on ne peut pas élargir la Sécu sans ressources supplémentaires, sans augmenter les cotisations, parce que sinon on va aller dans une situation de déficit et vous, l’État, vous allez nous le reprocher. Vous allez vous dire qu’on ne sait pas gérer et reprendre notre pouvoir sur la sécu. » Donc dès le début, il y a des luttes qui sont très fortes.

C’est l’État qui reprend le pouvoir et qui va imposer une autre devise qui ne sera plus « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins ». Ce sera une devise qui va insister d’abord sur des modalités de financement alternatives. On va lutter contre la cotisation, si bien qu’aujourd’hui, la Sécurité sociale est moins financée par la cotisation que par les impôts. Donc il y a une lutte contre la cotisation et surtout en termes de prestations, ce qui est assumé par l’État social, c’est l’idée de dire que l’État ne peut pas tout et donc il faut choisir à qui on va délivrer les prestations.

Ça s’appelle la politique de ciblage. La Sécu va financer ce qui coûte cher, le gros risque, et va laisser au marché ce qui ne coûte moins cher, le petit risque. L’État social s’accommode très bien de l’espace marchand capitaliste. L’État social, c’est l’allié du capital. Il n’y a pas, comme on le dit souvent en sciences sociales, une opposition entre le marché et l’État. On est plutôt dans une alliance, et ceux et celles qui s’opposent à cette alliance, c’est une partie des travailleurs.

Une politique de ciblage, ça vise aussi les plus malades avec le dispositif des ALD (affections de longue durée), ça va être l’hôpital. L’hôpital ça coûte très cher et les complémentaires santé ne sont pas en mesure de financer l’hôpital encore en France. C’est aussi les dispositifs pour les plus pauvres : la CMU, désormais appelée la Couverture Santé Solidaire.

Toute leur ambition — dans les années 1980 jusqu’aux années 2000 — c’est de développer le marché et notamment le marché des complémentaires.

Il y a eu la parenthèse Covid. Ils ont alors été obligés de défendre la Sécu pour maintenir l’ordre social, tout simplement parce que sinon il y aurait eu des rebellions intenses. Ils ont été obligés, mais ça a été temporaire. Là, l’objectif c’est de revenir en arrière. Un retour en arrière vers plus de marché avec une baisse de 10 point du taux de remboursement sécu sur les soins dentaires.

Il y a eu l’augmentation des franchises, l’augmentation des participations forfaitaires, et donc on voit comment l’objectif c’est de réduire maintenant, à nouveau, la part du financement des soins de santé de la Sécurité sociale et ouvrir la part des complémentaires santé qui sont aussi de plus en plus marchandes. Historiquement, c’étaient des mutuelles sans but lucratif mais ce qu’on voit c’est que les assureurs gagnent des parts de marché, même s’ils ne sont pas encore majoritaires. A mon avis, c’est ça l’enjeu. L’État social va faire alliance avec le marché, d’une manière ou d’une autre. Alors que par les luttes, se réapproprier la Sécurité sociale, c’est pouvoir décider de qu’on finance. Est-ce qu’on continue à accepter les complémentaires santé, est-ce qu’on va vers le 100 % sécu ?

Est-ce qu’on finance les cliniques privées à but lucratif ou faut-il mettre plus d’argent dans l’hôpital public ? Est-ce qu’on finance l’industrie pharmaceutique telle qu’elle existe ? Toutes ces questions qui ne sont même pas posées dans le débat public.

Donc il faut être capable de dire quelles sont les bonnes questions à se poser. Parce qu’on est des mineurs politiques quand la Sécu appartient à l’État. Si on veut une amélioration de la situation, ça passe bien sûr par plus de budget pour la Sécu, mais avant tout cela passe par reprendre le pouvoir sur la Sécu. Parce que si on donne plus d’argent pour la Sécu, et c’est ce qui se passe, ça va être plus d’argent pour les acteurs que je viens de citer : l’industrie pharmaceutique, les cliniques à but lucratif, les médecins en secteur 2...

Aujourd’hui, l’argent de la Sécurité sociale finance un capitalisme sanitaire qui est absolument mortifère. Il y a une mission d’information du Sénat qui est sortie en octobre sur la financiarisation des soins de santé. Pourquoi les acteurs capitalistes investissent ? Ils viennent quand il y a des marges de rentabilité. Ils les exploitent à fond. On en a entendu parler à propos des laboratoires d’analyses médicales. Il y a la même chose avec les cliniques : Orpéa, Elsan, Ramsey, tout ça, c’est financé par la Sécu. Jamais on ne se pose la question de savoir est-ce qu’on est d’accord ? D’accord pour que les fonds publics financent le capitalisme sanitaire ? Cette question elle ne sera jamais posée tant que ce ne sont pas les travailleuses et les travailleurs qui la posent eux et elles-mêmes.

 

Tu dis que la Sécurité sociale est une configuration d’une société post- capitaliste. Peux-tu nous en dire davantage ?

L’hypothèse à laquelle je réfléchis est très liée à celle qui est défendue dans le travail de Bernard Friot, c’est de dire que la Sécurité sociale peut être une institution de dépassement des institutions capitalistes. Pourquoi ? Parce que la Sécurité sociale, peut financer un mode de financement alternatif au capitalisme. Elle finance des soins de santé sans recours au marché des capitaux, sans chercher à faire des profits, contrairement aux assurances, par exemple.

Mais, en plus, en faisant cela elle peut décider de financer des modes de production qui sont non capitalistes. Donc l’hôpital public plutôt que les cliniques, les médecins conventionnés plutôt que les médecins non conventionnés etc. C’est pour ça que l’enjeu c’est : quelle Sécurité sociale ?

Il y a beaucoup de discussions aujourd’hui sur la Sécurité sociale comme l’institution qui serait même à développer. On entend beaucoup parler aujourd’hui de la Sécurité sociale de l’alimentation par exemple. Je trouve que c’est très très enthousiasmant. Effectivement la Sécurité sociale, c’est une institution de la modernité.

Sauf que son potentiel subversif ne peut être réellement mis en pratique que s’il y a une organisation politique qui est démocratique, c’est-à -dire si on a une Sécurité sociale qui n’est pas étatique, dans laquelle il y a une distribution du pouvoir qui va à l’encontre des institutions étatiques traditionnelles. La Sécurité sociale, historiquement, ce sont des caisses locales qui sont élues. Qui ne sont pas soumises complètement à la volonté de caisses nationales. La distribution du pouvoir de la Sécu style 1945-46, ce n’est pas « le national décide et les caisses locales exécutent ». Il y a beaucoup de marges d’autonomie qui permettent de poser des questions, d’avoir cette initiative sur l’agenda de ce que l’on fait.

Donc c’est pour ça que dire que la Sécurité sociale c’est une institution qui peut être développée, que ce soit en santé ou ailleurs, c’est vrai mais en fait, si elle est démocratique. Si elle n’est pas sous la coupe de l’État, qui lui, a toujours tendance à s’allier avec le capital.

Donc c’est en ce sens qu’elle peut être une institution de dépassement du capitalisme. Il se trouve que lorsque les travailleuses et les travailleurs sont en capacité de gérer eux et elles-mêmes, ils et elles vont se poser des questions eux et elles-mêmes et ils et elles vont décider eux et elles-mêmes.

Et à mon avis, il y a beaucoup plus de chance qu’ils et elles acceptent et défendent des modes de production des soins alternatifs aux capitalistes quand c’est eux et elles qui décident, plutôt que quand les décisions sont imposées par en haut. C’est en ça que c’est une institution qui, à mon avis, peut permettre ce dépassement et c’est pour ça que je suis très enthousiaste au développement de toutes ces initiatives, que ce soit la Sécurité sociale de l’alimentation ou une Sécurité sociale contrôlée par les intéressé.es dans le cas de la santé, défendu par le Tour de France de la Santé, le Syndicat de la médecine générale, tout un tas d’associations, de syndicats de professionnels.

Cette idée se développe et gagne en audience, parce qu’effectivement aujourd’hui, c’est l’État social qui organise le développement du marché. Pour lutter contre ça, l’histoire a montré que mieux vaut décider démocratiquement dès l’échelon le plus bas, le plus local, de comment on fait, plutôt que de confier la responsabilité à des élu·es même si ce sont des ami·es. o

 

Propos recueillis par Colette Rueff.

 

Entretien avec Nicolas Da Silva*

 

* Nicolas Da Silva est maître de conférences en sciences économiques à l’Université Sorbonne-Paris Nord. Auteur de La bataille de la Sécu, éditions La Fabrique, 2022.